Les salles de cinéma comme les librairies de Rabat se font de plus en plus rares. Il est presque déjà trop tard pour s'en alarmer et celles qui survivent ont bien triste mine, à quelques exceptions près : vitrines poussiéreuses et mal éclairées ; livres piteusement présentés, exposés pêle-mêle au milieu de cartables et autres articles de papeterie...
Les libraires ? Des « vendeurs » dont il ne faut pas attendre un conseil avisé. La clientèle ? Très clairsemée hormis durant la période de rentrée scolaire : achat des manuels oblige.
Dehors, sur les trottoirs des avenues Mohammed V et Allal Ben Abdallah, des étalages hétéroclites de livres, en arabe et en français, posés à même le sol, attirent davantage le regard des passants qui s'arrêtent et parfois achètent. Le tout-venant peut y trouver son bonheur, de manière plus accessible puisqu'il n'y a pas de porte à franchir et que les prix restent relativement modiques : opuscules édifiants sur l'islam, livres de cuisine et d'initiation à la philosophie, à la psychologie ou à l'informatique ; grands classiques français à bas coût ; essais et recueils de poèmes à compte d'auteur ; quelques best-sellers d'écrivains populaires tels ceux de l'égyptien Al-Manfalûtî et du brésilien Paolo Coelho, etc. Enfin, disposés dans un voisinage pour le moins inattendu, Introduction à la psychanalyse de Freud et une édition arabe récente de Kifâhî, Mein Kampf de Hitler (1).
Un livre dont on n'a pas fini de parler
Celui-ci, qu'on vous laissera pour 20 dirhams, est de loin le titre le plus visible car le plus voyant. Dans ce bric-à-brac dont l'arrangement ne semble pas avoir été pensé par le marchand, il fait véritablement tache dans tous les sens du terme.
Sur la couverture d'un rouge éclatant, le portrait d'Hitler avec en arrière fond une ville qui pourrait être Munich. Autour de la tête du Führer, posé, telle l'auréole d'un saint dans la peinture occidentale classique, un soleil levant sur lequel est inscrite une croix gammée de couleur noire.
Tout en haut, en lettres blanches, le titre et le nom de l'auteur crèvent les yeux ; quant à l'éditeur et à l'auteur de la présentation, ils se font plus discrets en bas à gauche. Enfin, sur le bord droit de la couverture, à la verticale, on peut lire en très gros caractères latins « Adolf Hitler », comme s'il fallait enfoncer le clou.
La maison d'édition marocaine au nom prometteur de « Fadâ' al-fann wa al-thaqâfa » (« L'espace de l'art et de la culture » (2)) déroge cependant à certaines règles éditoriales : pas de lieu ni de date d'édition ; pas de prix fixé ; pas de dépôt légal ; pas de nom du traducteur ; aucune indication non plus sur l'éminente « Douktoura Hiba » qui a rédigé l'introduction expéditive d'une douzaine de lignes.
Aucune mention non plus qu'il s'agit ici d'une édition de Mein Kampf expurgée, composée de pièces et de morceaux. Mais une jolie calligraphie circulaire de la « basmallah » (« Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux »), imprimée en regard de la première page, vient heureusement protéger l'éditeur d'avoir pris ces quelques libertés.
Venons en à l'introduction ou aux quelques phrases qui en tiennent lieu : c'est un tissu de banalités où l'on ne trouvera pas de mise en contexte historique, pas plus que la moindre allusion aux thèses nazies antisémites et racistes. On y cherchera en vain un avertissement au lecteur l'éclairant sur la nature même de Mein Kampf et le rôle dévastateur qu'il a joué.
La quatrième de couverture, signée « L'éditeur », qui observe le même mutisme sur les horreurs du nazisme est tout aussi édifiante. En y lisant : « ... bien que le nazisme se soit effondré totalement, certaines de ses théories ont cependant prouvé leur validité, en particulier celles qui concernent le sionisme et ses projets de colonisation... », on est en droit de se demander si l'auteur de ces lignes a vraiment lu Mein Kampf in extenso.
Des vérités bonnes à entendre
Alors qu'Hitler ne tarit pas d'accusations de toutes sortes et de propos haineux envers les juifs, il n'évoque que très peu le projet sioniste : « ... lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d'un Etat, les Juifs dupent encore une fois les sots goïmes (3) de la façon la plus patente.
Ils n'ont pas du tout l'intention d'édifier en Palestine un Etat Juif pour aller s'y fixer ; ils ont simplement en vue d'y établir l'organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d'internationalisme universel... ». Désigner ces quelques propos de « théories » c'est aller vite en besogne et accorder à leur auteur une clairvoyance qu'il n'a pas.
Hitler dont l'éditeur vante « l'intelligence pénétrante et le génie exceptionnel » s'est en effet lourdement trompé : l'Etat d'Israël aujourd'hui n'est pas une simple « organisation » et de nombreux juifs s'y sont bel et bien installés.
Que vise donc l'éditeur : le sionisme ou les juifs ?
Le terme « sionisme » n'est-il pas, pour lui comme pour d'autres, un vocable commode pour masquer leurs véritables sentiments à l'égard des juifs et entretenir la confusion des esprits ?
Faut-il rappeler qu'Hitler ne s'est jamais opposé au sionisme dont le but était la création d'un « Foyer national juif » en Palestine ? De fait, le Troisième Reich, qui voulait une Allemagne « nettoyée des juifs » (judenrein ou judenfrei), se servira de la Palestine comme point de chute pour ces indésirables.
Bien avant de les déporter dans les camps de concentration et d'extermination, les nazis faciliteront jusqu'en 1939 l'implantation des juifs en Palestine.
Désireux d'éradiquer la présence juive dans son pays, Hitler avait fait de la Palestine la destination privilégiée de cette émigration, si bien que dès 1933, il conclut avec l'Agence juive un accord dit « Haavara » (« transfert » en hébreu) qui permit l'installation de près de 53 000 juifs.
Faut-il aussi rappeler que le texte original de Mein Kampf contient des passages fort désobligeants pour les Arabes et que ces passages ont toujours été supprimés des différentes éditions en langue arabe ?
Faut-il enfin rappeler qu'en dépit de l'allégeance que firent à Hitler certains leaders du monde arabo-musulman, dont le grand Mufti palestinien de Jérusalem, Amin Al-Husseini, le Führer s'est servi cyniquement d'eux plus qu'il ne les a servis ?
Dès son arrivée au pouvoir, Hitler a tergiversé et n'a pas répondu à leurs attentes : d'abord parce qu'il voulait éviter tout conflit sérieux avec l'Empire britannique et la France, ensuite parce qu'il n'accordait qu'un crédit tout relatif aux Arabes qui le sollicitaient, tenant - selon ses propres termes - cette « coalition d'estropiés » et ces « bavards prétentieux et sans aucun fond véritable », en piètre estime. N'écrit-il pas à leur propos : « je n'ai pas le droit de lier le sort de mon peuple à celui de ces soi-disant nations opprimées, connaissant déjà leur infériorité raciale » ?
Sur la base de ces rappels historiques, est-il donc vraiment besoin de prendre « Mein Kampf » comme référence pour exprimer sa vindicte contre Israël ? N'est-ce pas se mettre le doigt dans l'œil que de vouloir trouver dans ce bréviaire de la haine antisémite des arguments prétendument anti-sionistes ? Comment imaginer que la figure répulsive d'Hitler puisse servir la cause des Palestiniens ?
Combattre Mein Kampf
La diffusion de « Mein Kampf » dans le monde arabe n'est pas nouvelle. Elle remonte à 1934 lorsque le Mufti Amin Al-Husseini en a fait publier des extraits dans un journal irakien.
Après la guerre, un proche collaborateur de Goebbels, Von Leers - réfugié comme d'autres anciens nazis de haut rang en Egypte et en Syrie, où ils occupèrent des fonctions officielles - publie au Caire une version de Mein Kampf. Réédité plusieurs fois depuis, l'ouvrage est accessible en librairie ou sur les trottoirs, d'un bout à l'autre du monde arabo-musulman, au même titre qu'une autre pièce maîtresse de la propagande antisémite du Troisième Reich : « Les Protocoles des sages de Sion ».
Ce brûlot dont Hitler écrivait : « le jour où il sera devenu le livre de chevet d'un peuple, le péril juif pourra être considéré comme conjuré » est toujours explicitement cité dans la Charte du mouvement islamiste palestinien Hamas (4).
A l'heure de l'internet où tout et n'importe quoi peut être diffusé, il serait vain de tenter d'interdire de tels ouvrages. Par ailleurs, concernant Mein Kampf, les droits qui, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, appartiennent au Land de Bavière (Allemagne), lequel veille, non sans difficultés, à l'interdiction de la diffusion du livre, tomberont dans le domaine public en 2015.
Aussi serait-il sans doute plus réaliste d'envisager, comme le préconisent des historiens et juristes qui font autorité sur la question, des éditions critiques qui mettent en garde le lecteur de manière claire.
Eduquer les esprits : un besoin impérieux
Cela étant, des éditions ainsi conçues, ne seront pleinement efficaces dans le monde arabe et notamment dans un pays comme le Maroc que si elles sont accompagnées d'une politique éducative et culturelle véritablement placée sous le sceau de l'ouverture d'esprit, de la tolérance et du sens critique, et non pas seulement affichée dans des déclarations d'intention et dans le préambule de la Constitution marocaine.
Que si la lecture raisonnée devient une priorité, de l'école primaire à l'université. Que si les programmes et manuels scolaires - contrairement à ce qui est le cas aujourd'hui - ne passent pas sous un silence assourdissant l'antisémitisme nazi et l'extermination des juifs d'Europe.
Et cela, au motif fallacieux que traiter de ces questions serait primo une légitimation de l'Etat d'Israël, et secundo accréditerait la Shoah, laquelle ferait encore, pour certains, l'objet de doutes sérieux quant à sa réalité historique. A ce type d'arguments, l'intellectuel palestinien Edward Saïd répondait : « Dire que nous devons prendre conscience de la réalité de l'Holocauste ne signifie aucunement accepter l'idée selon laquelle l'Holocauste excuse le sionisme du mal fait aux Palestiniens.
Au contraire, reconnaître l'histoire de l'Holocauste et la folie du génocide contre le peuple juif nous rend plus crédibles pour ce qui est de notre propre histoire... »
N'est-ce pas à ces conditions, entre autres, que les libraires patentés et ceux qui exposent sur les trottoirs de Rabat et d'ailleurs pourront offrir au lecteur de quoi maintenir en éveil sa faculté de raisonner et nourrir son esprit sans risquer de l'empoisonner ?
A la fin du XVIIIème siècle, le peintre espagnol Goya - très critique à l'égard du système d'éducation, du fanatisme religieux et des superstitions - dessina une série de 80 gravures pour dénoncer les travers de la société dans laquelle il vivait. Au bas de l'une d'elles, représentant l'artiste lui-même en plein cauchemar, on lit cet avertissement : « le sommeil de la raison engendre des monstres ».
1. Une librairie de Rabat ayant pignon sur rue en propose jusqu'à cinq éditions arabes différentes, parues de 2005 à aujourd'hui. A la même période, « Mein Kampf » connaît un succès phénoménal en Turquie, relevé par la presse internationale : plus de 80 000 exemplaires auraient été vendus en un seul trimestre en 2005.
2. Domaine : méthodes de langues étrangères, dictionnaires, histoires pour enfants, livres à caractère religieux...
3. Goï ou goy, plur. goïm : terme hébraïque pour désigner les non-juifs.
4. Au sein du mouvement, certains seraient pour la suppression de cette mention.
Source Huffingtonpost