Les habitants de Haïfa l'appellent "la rue des survivants": une ruelle de petits immeubles aménagés pour une centaine de rescapés de la Shoah qui finissent leur vie les uns près des autres pour rompre la solitude et témoigner jusqu'au bout...
Dans cette rue ombragée et calme, il n'y avait à l'origine qu'un centre social qui fournissait des repas aux personnes âgées de Haïfa, ville portuaire du nord d'Israël où beaucoup d'immigrés juifs arrivés d'Europe par bateau ont posé leurs valises.
"Chaque été, quand ils prenaient leurs plateaux, on en voyait de plus en plus avec un numéro tatoué sur l'avant-bras", rapporte Tamy Sinar, coordinatrice de l'association "Yad Ezer" à l'origine du projet.
En 2007, aidé par des subventions et des donations, le centre a décidé d'acquérir ou de louer tous les immeubles de la ruelle pour y loger, à très bas prix, uniquement des rescapés de la Shoah en fin de vie.
Selon la fondation pour le bien-être des survivants de la Shoah en Israël, 180.000 rescapés vivent aujourd'hui dans l'Etat hébreu. Malgré les aides gouvernementales, près d'un quart vit sous le seuil de pauvreté.
"Rue des survivants", il a fallu en priorité greffer des ascenseurs à chaque immeuble, aménager des espaces communs pour le repos et pour le bridge, un cabinet médical et surtout le restaurant, où les deux repas quotidiens rythment la vie de cette drôle de colocation."L'entraide qu'on avait dans les camps"
A midi, c'est donc le ballet des ascenseurs. En bas de chaque immeuble se forme un cortège de cannes et de déambulateurs, de petits vieux à casquette et de vieilles dames apprêtées aux cheveux teints qui convergent vers le réfectoire.
Shoshana Colmer, 95 ans, s'amuse encore d'avoir été élue en 2013 "Miss Shoah" lors d'un concours de beauté organisé pour divertir les rescapés.
Après chaque déjeuner, elle remonte dans sa chambre et n'oublie jamais d'emporter avec elle un morceau de pain emballé.
"Pendant un an j'ai pesé 23 kilos", se justifie-t-elle.
"Quand j'ai été libérée d'Auschwitz, je suis rentrée en Tchécoslovaquie. Là aussi on n'avait rien à manger. En Israël aussi j'ai eu faim. Mais me voilà ici, et ici on mange bien, c'est délicieux", s'emballe-t-elle.
Quand elle évoque cette année passée dans le camp d'Auschwitz, il y a 70 ans, son regard se fixe au loin.
"Je me souviens de tout mais je ne peux pas vous dire comment j'ai vécu à Auschwitz car je n'étais plus vivante. J'avais peur et c'est tout".
Pendant qu'elle parle, sa voisine, Hava, de 5 ans sa cadette, en profite pour mettre un peu d'ordre dans la chambre mais aussi un peu d'ordre dans les noms et les dates qui s'emmêlent.
"La Shoah, on vit avec tout le temps. On en parle, on en rêve, la nuit on se réveille avec les cris des autres ou avec nos propres cris", dit-elle.
"Quand j'entends Shoshana crier la nuit, alors je me réveille je vais la voir, je lui dit un mot gentil.C'est cette entraide-là qu'on avait dans les camps".
Plus de grand-père pour raconter
Arrivés au terme de leur vie, ces derniers témoins s'aident aujourd'hui mutuellement, en douceur, à ouvrir les vannes de la mémoire. Ce ne fut pas toujours possible dans la société israélienne où l'urgence des années 1940 et 1950 était de construire plutôt que de se souvenir.
Depuis, la mémoire de la Shoah a pris dans le pays une place centrale, voire institutionnelle. L'enseignement de la Shoah est obligatoire dès que le lycéen israélien sait qu'il pourra participer à un voyage de classe à Auschwitz.
Malgré ce dispositif mémoriel, Judith Hershkowitz, une autre habitante de la "rue des survivants", se demande ce qui restera une fois qu'il n'y aura plus de grand-père ni d'arrière-grand-mère pour raconter.
"Un de mes arrière-petits-enfants a commencé à me poser des questions après avoir étudié le journal d'Anne Frank à l'école. L'autre est revenu d'un voyage à Auschwitz et n'a pas voulu que nous en parlions. Je ne sais pas vraiment ce qu'ils en comprennent", se désole-t-elle.
Pour la coordinatrice Tamy Sinar, la responsabilité de transmettre n'incombe déjà plus seulement aux habitants de la "rue des survivants" mais à ceux qui les accompagnent.
"Je suis sûre que nous, la deuxième génération, ne laisserons jamais ces choses-là tomber dans l'oubli", dit elle.
Source Le Nouvel Obs