mercredi 28 janvier 2015

Les images ambiguës des Soviétiques qui ont libéré les camps

Le Mémorial de la Shoah propose une analyse des images, parfois inédites, de la libération des camps captées par les Soviétiques.
 
Le Mémorial de la Shoah dévoile, avec l'exposition Filmer la guerre: les Soviétiques face à la Shoah, comment ce qui a été tourné sur l'ensemble du Front de l'Est a été utilisé à des fins de propagande. Voici trois extraits décryptés pour Le Figaro...



Le Mémorial de la Shoah propose jusqu'au 27 septembre 2015, une analyse des images, parfois inédites, de la libération des camps captées par les Soviétiques. Filmer la guerre: les Soviétiques face à la Shoah, a nécessité un long travail de recherches et d'analyse dans les archives russes menées de front par Valérie Pozner, Vanessa Voisin ainsi que par Alexandre Sumpf.

Cette exposition donne à voir 76 extraits de films essentiellement documentaires.
Le but étant de comprendre comment la diffusion de ces films présentant l'horreur et la Seconde Guerre mondiale a été pensée pour servir la propagande soviétique reposant sur un triple objectif: mobiliser soldats et population contre l'envahisseur, informer la communauté internationale pour qu'elle s'implique dans le conflit et enfin rassembler des preuves en vue de futurs procès. Quitte à truquer certaines séquences.
Dès 1941, les opérateurs soviétiques (dont le célèbre Roman Karmen) sont mobilisés et envoyés par groupe sur le front pour capter les traces de la barbarie nazie.

Surveillés par la direction politique de l'Armée rouge qui leur indiquent où filmer et dépendants du studio central d'actualités de Moscou qui coordonne le travail des équipes du front et centralise toutes les images pour monter les films, l'exploitation des images sera extrêmement contrôlée.
Les Soviétiques donnent une image de la «libération» très éloignée de la réalité: détenus bien portants en liesse, femmes des environs venant interpréter près de deux mois après le rôle des recluses dans les baraques, ou - moins loin du réel - détenus de Maidanek posant derrière les barbelés.

Mise en scène et reconstitutions des semaines après la libération des camps sont de mises.
Plusieurs raisons peuvent être avancées: le manque de pellicule et d'éclairage pour filmer à Auschwitz contraint de différer les prises de vues et amène à faire rejouer certaines scènes. Mais l'intention est également de donner une vision valorisante de l'Armée rouge grâce à laquelle des vies ont été sauvées.

Babi Yar: symbole de l'ambigüité du pouvoir soviétique

Les rouages de la propagande reposent essentiellement sur l'internationalisation des civils, visant à gommer leur spécificité. La judéité des victimes des camps est ainsi largement éludée.

Ce qui prédomine dans la propagande de guerre est l'idée de l'unité du peuple soviétique face à l'invasion.
On essaie alors de gommer le fait que certaines victimes étaient particulièrement ciblées, au nom de cette unité. Tout un peuple de multiples nationalités n'aurait pas pu être mobilisé en mettant l'accent sur le fait que les victimes étaient uniquement juives: «Aujourd'hui, on dénombre plus de 27 millions de victimes soviétiques pendant le conflit et dire que trois millions de personnes ont vécu un destin exceptionnel posait un problème», explique Valérie Pozner.
L'exemple le plus caractéristique de l'ambigüité du pouvoir soviétique par rapport à cette mémoire de la Shoah, est le site majeur de Babi Yar, découvert en novembre 1943.

Le lieu symbolise dans tout l'espace soviétique ce qu'on appelle aujourd'hui la Shoah par balles. Si au plan international, on retient Auschwitz, pour eux c'est Babi Yar.
À leur arrivée, les Soviétiques sont face à un ravin totalement vidé de ses victimes dans le cadre de «l'Opération spéciale 1005» de destruction des preuves du génocide. Des cadavres ont été déterrés et incinérés dans des fours spécialement construits à l'aide de prisonniers de guerre du camp voisin.
Un premier tournage se fait ainsi devant un ravin vide.

Quelques survivants, des rescapés du massacre d'une part, mais surtout des prisonniers qui ont déterrés les corps, livrent néanmoins leurs témoignages. Des déclarations qui remontent la hiérarchie notamment au niveau de Molotov, le bras droit de Staline, considéré comme le numéro deux du régime.
Alors qu'on sait par les ordres nazis que les victimes appartiennent à la population juive de Kiev, leur judéité va être occultée et ils deviendront de simples citoyens de la ville ukrainienne.
Dans cet extrait, des journalistes américains sont encadrés par d'éminents dirigeants de la Commission ukrainienne d'enquête sur les crimes hitlériens (l'écrivain Mikola Bajan et l'architecte Pavel Alochin).

La visite était destinée à vaincre le scepticisme de certains des correspondants étrangers qui, comme Bill Lawrence que l'on voit ici à l'écran, voulaient entendre des témoins raconter d'eux-mêmes leur expérience.
Le reporter reconnaîtra plus tard dans ses mémoires: «Babi Yar fut le premier site de prétendues atrocités que j'aie jamais visité, et mon esprit sceptique rejetait l'affirmation selon laquelle plus de 50.000 Juifs y avaient été assassinés».
À propos des images reconstituées de la libération d'Auschwitz, cette improbable mise en scène d'accueil de l'Armée rouge par des détenus vigoureux et ravis, qui n'est pas retenue cependant dans les films soviétiques. Le Mémorial a pu présenter ces images inédites dans le cadre de l'exposition.

Aussi, des tournages «complémentaires» sont autorisés, afin de parfaire des reportages militaires auxquels manquent certaines images. C'est le cas dans ces images d'Auschwitz, où la mise en scène est complète: les opérateurs ont fait revenir des Polonaises brièvement internées dans le camp après l'insurrection de Varsovie, pour habiter les baraques désertées d'Auschwitz afin de, en quelque sorte, réparer le retard des opérateurs au moment de la libération, le manque de pellicule, l'absence d'éclairage...


Pour voir les extraits video, se rendre sur le site du figar, lien ci-dessous...
Source Le Figaro