Trois jours après la mort surprenante du procureur Alberto Nisman, chargé de l'enquête sur l'attentat contre la mutuelle juive AMIA en 1994, les spéculations allaient bon train et la thèse du suicide, à laquelle a conclu l'autopsie, laissait nombre d'Argentins perplexes...
La communauté juive s'est rassemblée mercredi en fin d'après-midi à Buenos Aires, devant le bâtiment de l'AMIA, pour réclamer justice. Ils considèrent Alberto Nisman comme la 86e victime de la tragédie. D'après la police fédérale, ils étaient 2.000.
"Nous demandons à tous les pouvoirs de l'Etat de redoubler d'efforts pour élucider" le plus grave attentat ayant visé le pays sud-américain, a dit le président de l'AMIA, Leonardo Jmelnitzky. Deux ans avant, l'explosion visant l'ambassade d'Israël avait tué.
Alberto Nisman était un des 300.000 Juifs d'Argentine, la communauté israélite la plus importante d'Amérique latine.
"La mort douteuse de Nisman est horrible mais le pire, c'est de voir la tournure que prend l'enquête. Le suicide n'est pas crédible et il faut élucider cette affaire au plus vite, tout comme le lien entre le gouvernement et ce pays étranger innommable (ndlr: l'Iran). Nous sommes la risée du monde", s’attriste Jorge Gomez, 70 ans. Il brandit une pancarte disant "Je suis Nisman. Victimes, 85+1 = 86".
Une vieille dame tenait un portrait du ministre argentin des Affaires étrangères Hector Timerman, Juif lui-aussi, dont le visage était barré de l'inscription "traître".
Alberto Nisman avait demandé le 14 janvier à un juge l'ouverture d'une enquête contre la présidente argentine Cristina Kirchner et Hector Timerman pour entrave à l'enquête sur l'attentat de l'AMIA, qui a causé la mort de 85 personnes, et devait s'en expliquer lundi devant le Congrès.
Il soupçonnait le gouvernement d'avoir ménagé l'Iran, pour préserver des contrats commerciaux.
Un éventuel meurtrier aurait-il pu s'enfuir du luxueux appartement où le magistrat a été retrouvé mort ? Le serrurier, qui a permis aux policiers de pénétrer dans l'appartement, a révélé mercredi que la porte de service n'était pas verrouillée de l'intérieur.
La révélation de l'existence d'une troisième porte donnant sur l'extérieur, un local où se trouvent des climatiseurs, un réduit également accessible depuis l'appartement voisin, a ajouté à la confusion.
S'est-il suicidé, a-t-il été contraint au suicide ou assassiné? Les avis divergent.
L'autopsie a exclu toute participation d'un tiers, mais aucun résidu de poudre n'a été retrouvé sur les doigts de sa main droite, avec laquelle il se serait tiré une balle dans la tête, selon la magistrate saisie de l'enquête sur la mort du procureur, Viviana Fein.
Or, un tir d'arme à feu entraîne un dépôt de minuscules particules de poudre sur la main qui tient l'arme.
Je ne crois pas au suicide
L'ex-épouse de M. Nisman, la juge Sandra Arroyo Salgado, a du mal à comprendre ce geste alors qu'il avait interrompu ses vacances en Espagne et averti ses amis qu'il allait porter de lourdes accusations contre le gouvernement. Elle s'est constituée partie civile.
"Je ne crois pas que ce soit un suicide", a-t-elle déclaré avant son audition par la police.
La ligne de fracture habituelle séparant les Argentins entre pro et anti-Kirchner s'applique au cas Nisman.
"Depuis que j'ai appris la nouvelle, je me refuse à croire à un suicide volontaire", affirme Pablo Lanusse, ancien ministre de la Justice. "La mort de Nisman, estime-t-il, éclabousse de son sang la République, la démocratie et le gouvernement".
La présidente Cristina Kirchner a été la première responsable à évoquer un "suicide", tout en défendant le travail accompli pendant le mandat de son défunt mari Nestor Kirchner (2003-2007) et le sien (depuis 2007) dans l'enquête sur l'attentat de l'AMIA.
Dans les faits, l'enquête n'a pas semblé progresser, ni dans les années 1990, ni dans les années 2000.
Dans son écrit envoyé au juge Ariel Lijo, M. Nisman assure que Mme Kirchner "a émis une directive" afin de mettre sur pied un "plan" pour garantir une impunité aux Iraniens dont la justice argentine réclame l'extradition.
L'ancien juge de la Cour suprême Eugenio Zaffaroni riposte en disant que ce ne serait "pas la première fois que quelqu'un reçoit de fausses informations et les croit".
Le Front pour la victoire, la coalition de centre-gauche de Mme Kirchner, avance que M. Nisman a pu mettre fin à ses jours sur l'ordre "d'un secteur mafieux" des services de renseignement, dont le patron a été démis de ses fonctions en décembre.
Toutes les hypothèses sont explorées, assure le secrétaire à la Sécurité Sergio Berni.
Source Le Nouvel Obs