Dans la littérature historique consacrée à la destruction des Juifs d’Europe, les livres du souvenir, yzkerbikher[1], sont une source de témoignages et de documentation encore très peu exploitée, bien qu’ils constituent autant d’archives inégalées pour les historiens du hurbn, (destruction), des Juifs de Pologne...
La rédaction de ces livres a été mise en œuvre à la libération des camps d’extermination, dans les camps de regroupement, à partir de 1945 (le tout premier dès 1943 aux Etats-Unis).
Ces récits, souvenirs et témoignages, écrits par les survivants ont été édités par les associations crées par ceux qui émigrèrent dans l’entre deux guerres, regroupés par villes et shtetlekh. On a pu dire de ces livres qu’ils ont « (…) une dimension sacrée, tenant la place de mémorial, d’office commémoratifs pour des morts sans sépultures »[2].
Ces Yzkerbikher, n’en constituent pas moins une riche micro-histoire d’un intérêt humain et historique exceptionnel. Malheureusement, parce qu’ils sont écrits en yiddish, et dans une moindre mesure en hébreu, ils ne sont pas accessibles aux historiens non yiddishisant et seuls,quelques rares extraits sont traduits actuellement en français, en anglais ou en polonais.
Il reste encore à les inclure dans la conscience historique universelle selon les modes de discours, de techniques de recherches et d’analyse, propre au traitement de tout objet historique.
C’est dans ce but que j’ai entrepris, l’étude de celui[3] de Garwolin, qui fut le shtetl de ma famille paternelle.
Le hurbn du shtetl de Garwolin à partir de son Yzkerbukh.
Tous les faits rapportés ici, s’appuient sur les récits et les témoignages qui ont nourri les 300 pages de ce yzkerbukh.
Garwolin se située à 66 km au S.E. de Varsovie.
En 1939, sa population juive a connu le sort de toutes les communautés juives polonaises : l’exode, l'enfermement, les assassinats et les exécutions sommaires, les privations extrêmes, les travaux forcés, la déportation, et l’extermination.
Plus rien aujourd’hui n’y subsiste de ce qui y fut un siècle de vie juive.
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Le 1er septembre 1939, l'armée allemande envahit la Pologne. Ne. Fe. Sh.[4], l’une des auteurs du Yskerbukh raconte ce qu’elle a vécu. Le vendredi 10 septembre, au moment où sa mère s’apprête à allumer les bougies du shabbat, retentirent les premières explosions des bombes incendiaires sur le centre de la bourgade où habitaient les Juifs. Un autre auteur[5] se souvient que ce fut le 6 septembre. Mais ils s’accordent pour dire qu’il y eut beaucoup de tués, quatre vingt au moins, et que les habitations, dont certaines étaient en bois, furent détruites dans un immense brasier.
Il n’y avait à Garwolin ni pont sur la Vistule (puisqu’elle coule à une trentaine de km.), ni concentration de moyens militaires ou ferroviaires, aucun objectif stratégique qui pouvaient expliquer cette destruction, sinon la volonté de détruire ce shtetl pour le détruire. Comme cela a été fait pour d’autres.
Au milieu des ruines, les allemands avaient gardé pour eux quelques bâtiments comme le service des finances, l’immeuble du Poviat,- la sous préfecture-, la caserne, qui se trouvaient au bord de la grande place du marché, et l’église, seuls signes qu’il y avait là autrefois une ville.
Pendant le bombardement, tous les gens de la bourgade s’étaient enfuis dans les hameaux et villages des environs, puis, quand les allemands sont entrés dans Garwolin, quelques familles y sont retournées dans une maison restée intacte, à la périphérie.
Cet acte de destruction matérielle de la ville, prédétermine la façon dont se produira la destruction de sa population juive : réfugiés dans d’autres shtetlekh, comme Zelerow ou Parysów, elle connaitra le même sort que leurs habitants.
Errance dans la nasse.
Avec ses parents, Ne. Fe. Sh. s’enfuit vers Chelerow puis vers Parysów , sur des routes encombrées de réfugiés et poursuivis par les tirs des soldats allemands. Il y eut de nombreux tués. Ce fut un périple compliqué et zigzaguant, sur des routes incertaines. Il fallut affronter une bande de pillards qui les dépouillèrent en partie et les rudoyèrent violemment. Marchant vers l’est, un peu au sud de Brest (Brześć), ils se heurtèrent au fleuve Bug, qui constituait la ligne de démarcation avec le territoire contrôlé par les russes. Ceux-ci les refoulèrent : ils n’accueillaient aucun réfugiés. Soumis au racket de prétendus passeurs, comme à celui de soldats allemands qui les dépouillèrent de ce qui leur restait encore de biens, au chantage de dénonciateurs, aux allemands qui mettaient à mort, sans autre forme, ceux qui tentaient malgré tout de passer, ils réussirent à parvenir en territoire sous contrôle russe, et partirent pour Bialystok où ils avaient de la famille.
Avec l’invasion de la Pologne, les allemands avaient fait de ce nouveau territoire conquis, une immense nasse d’où il était impossible pour les Juifs de s’échapper.
Quand les allemands entrèrent dans Bialystok, après juin 1941, en envahissant les territoires anciennement contrôlés par les russes, Ne. Fe. Sh. et ses parents, furent rattrapés par leur destin. Les troupes de la Wehrmacht[6] accompagnèrent leur entrée dans la ville de massacres et d’exécutions sommaires. Puis, très vite, furent organisés le ghetto, le travail forcé, le pillage des biens juifs, et l’extrême dureté de la vie quotidienne, artificiellement provoquée, comme partout ailleurs.
Incendies et assassinats.
Dans un autre texte[7], Cyrl Minc, une autre témoin, se souvient des Juifs de « sa chère Garwolin ». Elle se souvient de ces garwoliniens, réfugiés comme elle à Zelechow quand ils durent quitter Garwolin en ruine. Elle se souvient d’eux, le corps enflé par la famine, et se trainant dans les rues du ghetto. Puis de la destruction de celui-ci, quand les allemands l’encerclèrent en vue de le liquider, le jour de Souccoth, en 1942.
Elle se souvient des juifs rassemblés sur la place, femmes et enfants pleurant, les allemands, hurlant, frappant et tirant dans la masse des gens désespérés, tuant sur le champ ceux qui n’étaient pas assez rapides à exécuter leurs ordres. Elle réussit à s’enfuir tandis que sa famille était amenée à Treblinka avec les autres Juifs garwoliniens pour y être assassinés.
Elle sera raflée et connaitra une incroyable déportation : près de 2800 km, à pieds dans la succession infernale des camps : celui de Stutthof (Sztutowo) à côté de Gdansk.
D’où elle alla à Birkenau-Auschwitz, d’où elle sera transférée à Ravensbrück, puis à Büchenwald et, dans les derniers moments qui précédèrent la défaite nazie, vers un camp près de Leipzig au moment de l’arrivée des russes.
Libérée, elle retourna avec ses compagnes de captivité, à pieds, à Garwolin, pour se heurter à ces invectives « les allemands n’ont même pas été capables d’achever leur travail » que les polonais lui lançaient au visage.
« Nous étions saisies par cette pensée : « Cela valait-il la peine de rester en vie pour entendre de tels refrains plein de récriminations » Nous sentions que nous étions de trop dans ce monde d’après le déluge. Mais la volonté de vivre qui était chevillée à notre corps nous disait de vivre en dépit de tout ».
Meyer Hertz réfugié lui aussi à Zélechow, raconte[8] comment les allemands, dès leur arrivée, mirent le feu à la synagogue, et à d’autres maisons, comment ils trouvèrent plaisant de jeter un homme handicapé dans les flammes et de le regarder périr.
Comment tous les hommes furent rassemblés, des milliers, et emmenés, en marche forcée, vers une destination inconnue. Ceux qui sortaient du rang étaient immédiatement abattus. Nombreuses étaient les dépouilles qui jonchaient le bord des routes. A une étape, à Węgrów, il put s’échapper avec quelques autres, grâce à la complicité et au courage de familles juives de l’endroit
Ils décidèrent de retourner à Garwolin, où les allemands extorquaient de fortes contributions aux juifs, tout en les utilisant comme main d’œuvre servile. Ils furent contraints au travail forcé, sous les insultes, les coups et la menace d’être abattus au moindre prétexte.
Ils connurent pire encore avec l’arrivée des SS et de la gendarmerie. La violence quotidienne, les humiliations, le pillage des biens Juifs s’intensifièrent, en particulier sous la conduite du chef de « cercle »[9], le Dr. Freudenthal, qui, en gants blancs et monté sur son cheval, assommait tout Juif qui osait croiser sa route.
Garwolin était le chef-lieu du district. Comme la partie juive de la ville avait été détruite, les allemands n’y établirent pas de ghetto. En revanche, ils y établirent un Judenrat central, un conseil juif, où les représentants de tous les conseils juifs des shtetlekh alentour devaient venir chaque semaine pour prendre connaissance des nouvelles consignes, et pour apporter les contributions exigées, en or, en bijoux, en vêtements et en fourrures. Le chef de rayon eut un jour le caprice de vouloir changer de monture : il exigea un étalon que les Juifs de Zelechow réussirent à faire venir à grands frais de Varsovie.
Le doyen du Judenrat de Garwolin.
Par le récit de Mayr Hertz, j’ai découvert mon grand-père, Leibl Rotfus, dont j’ignorais tout. Il avait été nommé doyen du Conseil Juif de Garwolin :
« Il nous faut rendre honneur à Leibl Rotfus, en tant que président du Judenrat durant cette période. Quelle abnégation ce Juif a démontré dans le sauvetage des Juifs ! Il s'est véritablement tué à la tâche !
Il a donné tout ce qu'il possédait pour mettre en place une cantine, où l'on pouvait recevoir chaque jour un peu de soupe. Il a mis en péril sa propre vie, avec deux autres Juifs, en partant courir les routes pour pouvoir porter en sépulture israélite des Juifs qui avaient été tués sur les routes de leur exode. Il venait chaque jour à la cantine et faisait distribuer des rations de soupe aux gens qui avaient honte de venir à la cantine. Un jour, Leibl Rotfus est venu au conseil communautaire pour dire qu'il n'en pouvait plus, qu'il était malade. On avait nommé à sa place Hershl Federman ».
Grace à ce témoignage, j’ai eu la confirmation que tous les doyens de Judenrat ne furent pas fait du même bois.
Adam Czerniaków fut, à bien des égards, un homme admirable. Refusant de fournir les listes des noms de ceux qui allaient être déportés à Treblinka, il écrivit au moment de son suicide "Je ne peux supporter plus longtemps tout ce qui arrive. Mon acte montrera à chacun ce qui est la bonne décision à prendre". A l’opposé, Benjamin Murmelstein personnage controversé, débordant de morgue et de supériorité qu’on peut voir et entendre dans le film de Claude Lanzman qui lui manifeste admiration et empathie, - le dernier des Injustes (2013) -, fut accusé en 1946, d'avoir trop coopéré avec les Allemands, jugé puis acquitté, après dix-huit mois de prison.
Ou encore Abraham Asscher, d’Amsterdam, qui, après la guerre, fut accusé par un jury d'honneur juif d'avoir contribué à la déportation et à la mort des Juifs néerlandais. Il y eut des judenraten qui collaborèrent strictement avec les nazis. D’autres, à l’opposé, qui travaillèrent étroitement avec la résistance juive.
Leibl Rotfus incarna une autre manière encore d’assumer sa charge de doyen du Judenrat. Mayr Hertz demanda de lui rendre honneur.
Famine.
Mayr Hertz poursuit : « C'était encore le « bon temps » - les quelques familles juives locales pensaient qu'on ne les chasserait pas de Garwolin.
Lorsque la guerre germano-russe éclata, le 22 juin 1941, le « chef de rayon » fit appeler le peintre Awrom Gotfrid pour lui ordonner de peindre sur bois la carte de Russie. Il fit dresser cette carte au milieu de la grand place et il venait chaque jour à cheval planter des punaises signalant les avancées de l’armée allemande sur le front russe. Il déclara alors : « Avant que nous n’arrivions à Moscou, vous, Juifs, aurez disparu de Garwolin ».
Et c’est ce qui s’est passé. Au début de novembre, il ordonna qu’à compter du 10 novembre il ne devait plus se trouver aucun Juif à Garwolin. Au-delà de cette date, tout Juif se trouvant sur le territoire de la commune serait fusillé.
C’est ainsi que les quelques derniers Juifs de la bourgade durent s’enfuir, les uns vers Żelechów, d’autres vers Parysów ou Sobolew, et d’autres encore… ».
Garwolin était devenue Judenrein, propre, nettoyée de tout Juif.
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Une partie de la population juive de Garwolin s’était repliée à Parysów. Peu après, un ghetto fut instauré , avec la même règle que partout : en franchir la limite était puni de mort. La faim régnait, on ne peut imaginer à quel point. Mais on se refusait de tendre la main…
On mourrait affamé, le corps et la tête « enflés comme une pastèque », mais on mourrait en silence et dans la dignité.
La famine était organisée comme un moyen sûr de précipiter la mort des Juifs parqués dans les ghettos. Amassés en situation de surpopulation aigue (Parysów comptait à peu près 2 000 Juifs ; la population du ghetto monta à 15 000, parquée dans un confinement extrême). Cette famine organisée, l’affaiblissement consécutif, cette surpopulation et le manque d’hygiène provoquèrent typhus et dysenterie, comme dans les autres ghettos, c’est à dire une montée en flèche de la mortalité[10].
« Ainsi, l’ange de la mort régnait en maitre sur le ghetto ».
« Il faudra décrire auprès des générations à venir comment les polonais ont aidé les allemands à nous anéantir ».
Un jour, la nouvelle se répandit, causant l’effroi : les allemands vidaient les ghettos voisins et en déportaient la population à Treblinka.
Parysow connut le même sort :
« Mais avant que le soir ne tombe,nous vîmes sur les routes des mouvements suspects : la police polonaise était sortie dans les rues et des allemands étaient arrivés également.
La sirène des pompiers retentissait. Le bruit infernal de cette sirène me transperce encore aujourd’hui. Avec quelle jubilation ne soufflaient-ils pas dans cette sirène !? La populace polonaise se rua immédiatement dans la rue pour voir ce dont ils pouvaient s’emparer. La police polonaise de Parysów et des environs encercla bientôt le secteur du ghetto afin qu’on ne puisse s’enfuir. La gendarmerie allemande prit elle aussi position…
Les pompiers également, - impeccables dans leurs uniformes de parade- prirent aussi position. Nous nous trouvions dans un cercle fermé hermétiquement sans aucune issue. Des chrétiens racontèrent qu’à Pulawy, ( une station de train située à 9 km de Parysów), se trouvaient des wagons destinés au chargement des Juifs.
(…) Il faudra décrire auprès des générations à venir comment les polonais ont aidé les allemands à nous anéantir ».
C’est à ce moment que, dans ma lecture du yzkerbukh, je fis une autre découverte, quand le récit de Mayr Herz interféra à nouveau avec mon histoire personnelle.
Mayr Hertz réussit à s’enfuir du ghetto avec d’autres, et à courir à travers champs : « Quand nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle, nous remarquâmes au loin des ombres et nous comprîmes qu’il s’agissait de Juifs. C’était en effet le cas. Nous vîmes venir à nous Ytzok Haftenberg, Freide Weinblick et Leyser Rotfus. Nous restâmes ensemble un bout de chemin. A un carrefour, nous nous séparâmes. Mon frère, Karpman et Rotfus partirent dans une direction et moi-même dans une autre, je pris le chemin de la gare de Garwolin ».
Apparition fugitive, fugace. Je rencontrais pour la première fois et certainement la dernière, Leyser Rotfus, sorti de l’ombre de la nuit et prêt à y retourner. Il était l’un de mes oncles. Mon père, Yankiel Rotfus, qui fut le seul de sa fratrie à quitter la Pologne, - il émigra en France en 1930-, en fut le seul survivant. Il avait quatre frères : Alter Mendl, Leyser, Szmul David, Saül et deux sœurs, Ruchia et Chana.
Tous furent assassinés.
Après diverses péripéties, et bien des jours plus tard, Mayr Hertz entendit une forte canonnade le 27 juillet 1944 : l’armée russe arrivait.
Il résolut de revenir à Garwolin. Là, il prit connaissance du sort tragique de sa famille.
Décidés à en finir avec les quelques familles juives restantes qui se cachaient, les allemands avaient perquisitionné dans toutes les maisons dont celle où se cachait sa famille, sans trouver personne.
Mais les pompiers polonais étaient revenus plus tard et avaient effectué une nouvelle fouille. Ils avaient découvert la cache où se tenait toute la famille de Mayr Hertz, qu’ils remirent aux allemands. Son père et son frère Shimon, furent abattus sur le champ par les allemands tandis que les femmes et les enfants furent amenés en prison avec une trentaine d’autres femmes et enfants. Le dernier jour de la fête de Souccot, tous furent amenés dans un champ et fusillés. Parmi eux se trouvaient sa mère, ses deux sœurs, les deux enfants de sa sœur Pesé, et d’autres enfants encore.
Ces assassinats ont été commis par la gendarmerie allemande grâce à l’aide efficace de la police polonaise et des pompiers polonais.
La fin des garwoliniens de Parysów.
Moyshe Kleyman[11] témoigne. Après le bombardement de Garwolin, il se réfugia avec beaucoup d’autres à Parysów où les allemands arrivèrent trois semaines plus tard.
Il faudrait consacrer un livre entier à décrire les horreurs dont il fut le témoin alors à Parysów.
Elles même dépassées, si cela est possible, par celles qu’il connut au ghetto de Kaluszin où il fut transféré avec les autres garwoliniens.
Deux semaines après leur arrivée au ghetto de Kaluszin, la population du ghetto dut se rendre à pieds à Mrozy, à une dizaine de km, à l’arrêt du train. Pendant le trajet, ceux qui ne pouvaient suivre le rythme de la marche imposé par les gardiens SS et ukrainiens, qui, en voitures attelées, poussaient leurs chevaux, étaient abattus.
Beaucoup de femmes et d’enfants ainsi que tous les malades furent ainsi tués. Toute la route était jonchée de Juifs morts. La tuerie se poursuivit à Mrozy : tous les Judenratler[12] et les policiers juifs furent abattus sur le champ. Quand le train de wagon à bestiaux arriva, les Juifs, terrorisés, y furent poussés et entassés, sous la mitraille qui continua jusqu’au bouclage des portes. Ils partirent « pour le dernier voyage », étouffant, mourant de soif, essayant de ne pas piétiner les agonisants et les morts.
Quelques jeunes réussirent à arracher la grille d’un fenestron. Moyshe Kleyman réunit ses dernières forces et trouva le courage de sauter du train, dans le sifflement des balles des sentinelles nazies postées sur les toits des wagons, et à s’enfuir avec d’autres qui avaient sauté. Tout le chemin qu’ils parcouraient était jalonné de Juifs morts, dénudés par les paysans de la région qui les avaient dépouillés de leurs vêtements.
Ainsi disparurent les Juifs de Garwolin, tandis que quelques uns survécurent et écrivirent ce qui arriva.
Le yizkerbukh, apporte les témoignages uniques de personnes singulières qui permettent d’approcher les événements, à partir de ce qui fut vu, entendu, éprouvé et vécu, quelle que soit parfois l’imprécision factuelle du souvenir liée à l’irréductible charge émotionnelle.
Ces témoignages complètent ce que les ouvrages des historiens nous enseignent et ils devraient permettre de le retravailler. Ils sont un discours vivant des survivants, animées par leur souci de transmettre les faits, leurs émotions, et leurs pensées, avec le sentiment perceptible à la lecture, de tenter l’impossible : raconter l’ineffable et dire l’indicible.
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- Yzkerbukh de Garwolin. Edité en Israël. 1972. Conservé, comme la plupart des Livres du souvenir, au YIVO à New York, à Yad Vashem à Jérusalem et à la bibliothèque Medem Arbeter Ring à Paris.
- Yzkerbukh de Kaluszin (extraits) http://www.jewishgen.org/Yizkor/Kaluszyn/kalf073.html
- Raoul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe, Gallimard, Folio. 3 vol.
- Christopher Browning, Les origines de la solution finale, L’évolution de la politique antijuive des nazis sept. 39-mars 1942.
- Jacob Apenszlak (sous la direction de) Le livre noir des Juifs de Pologne, Calamnn-Lévy.
- Revue d’Histoire de la Shoah, n° 200, mars 2014. La Shoah dans les livres du souvenir
[2] A. Wieviorka et I. Niborski, p.9. Ces livres s’inscrivent dans une déjà longue tradition qui remonte au XIIIème siècle : les premiers Memorbücher apparurent dans le Saint-Empire romain germanique, à la suite du massacre des juifs des villes de la vallée du Rhin lors de la première croisade, afin de commémorer le nom des martyrs juifs des massacres perpétués à Worms, Spire, Mayence, Bonn, Cologne.
[3] La traduction en français est assurée par Erez Lévy, traducteur au Centre Medem Arbeter Ring, à Paris. Le yskerbukh de Garwolin a été publié en 1972.
[4] Yzkerbuch, De Garwolin à Auschwitz. Ne. Fe. Sh. p. 247 à 254.
[5] Yzkerbuch, p ; 187-193. Septembre 1939 (Meyne iberlungen im september). Mayr Hertz.
[6] Selon le récit du yizkerbukh, ces assassinats ont été perpétrés par l’armée régulière et non par des membres de Sonderkommandos ou d’ Einsatzgruppen qui pouvaient s’en prendre à d’éventuel partisans juifs pro-russes qui n’auraient pu fuir. Mais il n’en est fait mention dans aucun des textes du yizkerbukh.
[7] Yskerbukh, Lorsque la guerre éclata. Cyrl Minc (Paris) pp. 205-206.
[8] Yskerbukh, Vécu en septembre, Meyer Hertz. pp. 187-193.
[9] Ou de « rayon ». La subdivision de La voïvodie (région) est le « raion », équivalnt de « district ». Ce terme qui vient du français « rayon » et se dit en allemand Kreis, cercle.
[10] Il faut ici se référer à l’analyse de l’ouvrage collectif sous la direction de Jacob Apenszlak : Le livre noir des juifs de Pologne, Calmann-Lévy, et en particulier au concept de Blitzpogrom,pp. 37 à 47. Il n’est pas possible ici d’intervenir de façon suffisante dans le débat historiographique de l’Hurbn entre intentionnalistes et fonctionnalistes. Cependant, tous ces témoignages attestent que les allemands appliquent, dans chaque localité dès qu’elle est occupée, le même stratagème : l’isolement des Juifs, l’organisation de la famine et la suppression de l’hygiène et des soins médicaux, afin de briser leur résistance physique et morale en y ajoutant l’humiliation et la terreur, la spoliation de leurs biens. Les allemands menèrent un Blitzpogrom, un pogrom-éclair, comme ils menèrent leur Blitzkrieg, leur guerre éclair. Et ce, dès les premiers jours de leur arrivée en Pologne, trois ans avant la conférence de Wansee et la décision de la mise en oeuvre de la « solution finale » et deux ans avant ce qui a été nommé la Shoah par balle, où, avec de l’invasion de la Russie, les Einsatzgruppen massacrèrent plus d’un million et demi de Juifs. A ma connaissance, le dénombrement des victimes du Blitzpogrom n’a pas encore été tenté, pour autant qu'il soit possible..
[11] Yzkerbuch, Ce que j’ai vécu sous le joug allemand. Moyshe Kleyman.p. 196 à 204.
[12] Judenratler : membres du Judenrat. Malgré l’imprécision et l’ambiguïté de ce passage, car on ne sait si l’auteur désigne le Judenrat de Garwolin (dont les membres se seraient retrouvés à Kaluszin), ou celui de Kaluszin, on peut penser qu’il s’agit plutôt de ce dernier. L’auteur écrit ironiquement : « c’était le ‘coup de grâce’, pour avoir servi les allemands », la ‘grâce’ de la mort précoce leur évitant l’horreur qui allait suivre. Les policiers juifs nommés ici, sont ceux du Judenrat de Kaluszin. Dans la presque totalité des cas, chaque Judenrat s'était doté d'une police qui a exercé ses missions de façon diverse certes, mais souvent avec rigueur et vigueur comme en attestent plusieurs témoins de ce yzkerbuch, qui avaient cherché refuge dans d'autres shtetlekh.
Source MediaPart