Historienne de formation, Anne-Clémentine Larroque est maître de conférences en questions internationales à Sciences Po (Paris). Elle a aussi travaillé à l’Institut du Monde Arabe de 2005 à 2007 et a participé à la Matinale de France Inter (la Chronique Internationale, été 2013)...Interview...
« Mettre un peu d’ordre dans les terminologies employées à tort et à travers dans les médias »
Jean-Paul Fhima pour Tribune juive : Votre livre « géopolitique des islamismes » qui vient d’être publié aux éditions PUF (collection Que sais-je ?, Paris octobre 2014) est à la fois une utile mise à plat des concepts et une précieuse synthèse dépassionnée des enjeux. Pouvez-vous nous dire, en quelques mots , de quoi il s’agit ?
Anne-Clémentine Larroque : D’abord, le sujet porte évidemment sur une actualité assez déroutante pour la communauté musulmane et pour les autres communautés du monde entier. Il s’agit de mettre un peu d’ordre dans les terminologies employées à tort et à travers dans les médias. J’ai utilisé toutes les références et spécialistes qui ont travaillé sur le monde musulman – Gilles Kepel, Olivier Roy, Bernard Rougier, Samir Amghar etc – et ai tenté de faire la synthèse de l’ensemble de leurs analyses pour définir les islamismes.
Il fallait faire la distinction d’abord entre l’islam, en tant que religion monothéiste et l’idéologie islamiste.
L’islamisme est une idéologie complexe, polymorphe et évolutive, qui est née au XVIIIe siècle au Moyen-Orient.
« Islam politique, islam religieux …la particularité de l’islam demeure sa dualité intrinsèque »
Jean-Paul Fhima : Dès la première page, vous distinguer l’islam et l’islamisme. Vous dites d’ailleurs qu’il y a »des islams » et »des islamismes ». Est-ce à dire qu’il ne faut pas confondre l’islam religieux et l’islam politique ? En vous lisant, on n’est pas nécessairement convaincu.
Anne-Clémentine Larroque : Vous n’êtes pas nécessairement convaincu car la particularité de l’islam demeure sa dualité intrinsèque : le Prophète Muhammad, a été à la fois chef religieux et chef politique du clan de Médine (contre les Mecquois).
C’est pourquoi l’expression « islam politique » usitée par les Américains au moment de la Révolution iranienne (1979), correspond à une volonté d’insister sur la dimension politique de l’idéologie en évolution.
Désormais, l’islam se politise, c’est-à-dire que ses partisans veulent placer l’idéologie politique au centre de leur action. C’est le cas des partisans de l’ayatollah Khomeiny à ce moment-là. Ce qui est différent de la croyance en la religion musulmane.
Une idéologie politique à ressort religieux n’est pas une religion en tant que telle. Ainsi, islam et islamisme diffèrent-ils dans leurs finalités et dans leurs modalités. Les islamismes sont au nombre de trois : l’islamisme missionnaire, l’islamisme politique et l’islamisme violent et djihadiste.
Jean-Paul Fhima : En effet, vous expliquez cela dans votre article paru en août 2014 dans le Figaro. Cependant, L’islam conquérant tel qu’on le connait aujourd’hui ne transforme-t-il pas la religion en une sorte de programme idéologique de l’islam politique ? Le jihad, par exemple, est-il pour vous politique ou religieux ? Les deux ?
« L’islam conquérant n’existe pas »
Anne-Clémentine Larroque : L’islam conquérant n’existe pas, vous évoquez dans cette expression un type d’islamisme qui base son action sur le djihâd et qui a pour but la guerre contre les impies à l’intérieur de la communauté musulmane – l’Oumma -, comme contre ses ennemis extérieurs.
Le Coran a été écrit pendant la période conquérante du Dar-al-islam (empire arabo-musulman) et ce contexte a évidemment joué sur le contenu de certaines sourates mais aujourd’hui, cette vision ne peut être qu’instrumentalisée par les radicaux.
On le voit très bien dans le message de l’Etat Islamique actuel en Irak et en Syrie, dont les partisans sont des sunnites extrémistes employant la violence et le terrorisme pour s’imposer.
Les ennemis intérieurs peuvent être les chiites ou même les sunnites plus ou moins affiliés à une communauté identifiée (exemple : les yézidis : sunnites kurdes hétérodoxes), et les ennemis extérieurs : les mécréants non-croyants ou les partisans d’une autre religion.
En soi, toute mouvance ou groupe de personnes qui n’appliquent pas leurs préceptes deviennent leur ennemi, c’est pour cela que l’on parle pour ce type d’islamisme d’idéologie totalisante.
Le djihad existe dans le Coran mais correspond à deux réalités : le Grand Djihad est celui que l’on se fixe par rapport à soi-même et le Petit Djihad demeure celui que l’on mène contre les ‘’mécréants’’ s’il y a menace contre l’Oumma ; l’interprétation de cette menace varie en fonction des groupes de musulmans, l’interprétation la plus rigoriste, qui en fait son point central dérive vers le djihadisme et donc l’islamisme violent.
Jean-Paul Fhima : Ainsi il n’y aurait pas d’islam conquérant ? Pourtant, l’histoire de l’islam depuis le VIIème siècle est jalonnée de guerres et de conquêtes. Le califat actuel de l’Etat islamique n’est-il pas avant tout l’inquiétant avatar des califats historiques d’autrefois c’est-à-dire, à proprement parler, des empires politico-religieux dont les capitales étaient au moyen-âge Bagdad, Damas, mais aussi Cordoue ?
L’islam politique date-t-il vraiment du XVIIIème siècle comme vous l’affirmez ? Dans sa formulation peut-être, mais dans sa réalité ? Peut-on vraiment y distinguer le politique du religieux, l’idéologie du dogme ?
Derrière la complexité apparente dont vous parlez, il y a le seul et unique Coran, ce livre qui parle de mécréants et de dhimmis, c’est-à-dire ceux, dans et hors de l’Oumma, qu’il faut tuer ou soumettre. Qu’en pensez-vous ?
Anne-Clémentine Larroque : Je pense qu’il ne faut pas confondre la nature politique de l’empire arabo-musulman qui, par définition, a été expansionniste à une époque où la conquête territoriale s’accompagnait d’une conquête idéologique ; et l’actuel Etat Islamique, avatar fantasmé de cette histoire passée.
Le but des dirigeants de l’EI est précisément d’incarner le califat abbasside des débuts de l’Islam. Le dirigeant de l’EI : Abou Bakr Al-Baghdadi s’est auto-proclamé calife le 29 juin 2014 ; pourtant, son véritable nom est Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri.
La titulature choisie a pour but de remettre l’imaginaire des djihadistes en lien avec cette époque : Abou-Bakr renvoie au nom du premier calife successeur du Prophète Muhammad – qui n’avait jamais invité qui que ce soit à lui succéder-, et Al-Baghdadi signifie : celui qui vient de Bagdad, capitale de l’Empire arabo-musulman des Abbassides du milieu du VIIIe au milieu du XIIIe siècle. En outre, il existe une volonté de mimer les pratiques conquérantes avec l’utilisation de la razzia, et la mise en place du tribut.
A ce moment-là, on ne peut parler d’islamisme puisque selon moi, l’islamisme est une idéologie née d’une réaction à d’autres idéologies, c’est la décision commune d’intellectuels de refonder la vigueur politique d’un islam dépourvu de sens à leurs yeux. Surtout au contact des Occidentaux. Ils sont avant tout réformistes.
Ces idées n’existent pas au Moyen-Age, période représentée comme décadente en Occident mais qui constitue l’ère de construction florissante de la civilisation arabo-musulmane.
La distinction du politique et du religieux ne fait pas partie de la réalité de l’islam mais la construction d’une nouvelle affirmation politique de l’Islam au XVIIIe siècle demeure une étape nouvelle dans l’évolution du lien entre politique, religieux et donc dans la fondation de cette idéologie.
Enfin, s’agissant de la Loi islamique, le Coran est l’élément central de celle-ci. On ne peut pas dire que le Coran demande aux fidèles de tuer les mécréants. Il ne faut pas confondre comme dit précédemment, Grand et Petit djihad et bien comprendre la mention des dhimmis – en tant qu’étrangers qui doivent payer la capitation (le tribut, sourate 9), comme règle coranique évoquant une soumission des étrangers aux règles fixées par le califat. Cela correspond au contexte d’expansion et de conquête territoriale du début du VIIIe siècle, au moment où le Coran a été écrit.
« L’antisionisme a été le fer de lance des partisans de l’islamisme politique représenté par les Frères Musulmans. »
Jean-Paul Fhima : Quelle idée vous faites-vous de l’’islamisme politique’’ à l’égard des juifs ? Le jihad, petit ou grand, les concerne-t-il ? Comment ? Pour parler clair, le virulent antisémitisme de l’islam est-il politique ou religieux ?
Anne-Clémentine Larroque : Les Juifs vivaient dans les territoires conquis par les arabo-musulmans au moment de la Révélation de Mohammed. Ils ont cohabité tant que les « gens du Livre » – c’est-à-dire Juifs ou chrétiens – payaient leur tribut.
Durant l’Histoire, en terre arabo-musulmane, des persécutions ont existé mais n’ont pas été un objectif politique des califes, elles sont restées localisées (Egypte ou Andalousie par exemple). Les Juifs n’ont pas été les cibles des arabo-musulmans, toute communauté résistante le devenait de facto, rappelons les combats entre Arabes et Berbères.
Au XXe siècle, le conflit israélo-arabe et israélo-palestinien a évidemment opposé les communautés.
L’antisionisme a été le fer de lance des partisans de l’islamisme politique représenté par les Frères Musulmans. Ils s’installent au début des années 30 en Palestine. Deux combats émergent : la lutte contre la présence britannique et contre les ambitions de création d’un Etat juif. La première branche armée s’organise dans ce sens et en 1945, Saïd Ramadan – le fils du créateur des Frères Musulmans Al-Banna- fait naitre une branche armée arabe en Palestine en 1945.
Le Hamas bénéficie à sa création en 1987, de l’ancrage de ce mouvement. La lutte touche l’Etat d’Israël et le sionisme. La politisation du conflit, son « idéologisation » a fait simplifier en mon sens, l’opposition politique de départ à une lutte des musulmans contre les juifs, ce qui n’avait rien de réel.
L’opposition est idéologique et avant tout politique et a pris un ressort religieux.
Jean-Paul Fhima : Quelle est votre point de vue au sujet des événements actuels ? La guerre en Syrie ? La conquête islamiste en Libye et au sahel ? De quel type cet ’’islamisme politique’’ relève-il ?
Anne-Clémentine Larroque : Les Révolutions arabes ont montré la volonté réelle des islamistes d’exister enfin politiquement après des années de silence forcé par les dictateurs en place. Les cas de figure sont divers et propres à chaque Etat. Le cas syrien est tout à fait à part aujourd’hui. La guerre civile y perdure et la ligne de fracture des Sunnites contre les Chiites a fait émerger l’Etat Islamique.
Les islamistes politiques incarnés par les partisans des Frères Musulmans n’ont pas eu les mêmes résultats en Egypte, en Tunisie, au Yémen ou même au Maroc.
Comme tout mouvement réprimé, l’opportunité des Révolutions arabes a permis aux islamistes de prendre une place nouvelle par les urnes, en Egypte et en Tunisie. L’inexpérience et les conditions politiques troublées n’ont pas facilité la réussite des réformes esquissées. Les résultats n’ont pas été à la hauteur et très schématiquement, les groupes djihadistes – qui ne sont pas les islamistes politiques même s’ils demeurent politisés -, ont tenté de pallier cette déception, en profitant de l’absence des structures étatiques en Libye (Etat de structure tribale), par exemple.
L’islamisme violent, comme tout type d’extrémisme, constitue un moyen d’expression des plus radicaux d’une idéologie en mutation, qui s’exprime soit quand l’islamisme politique est muselé, soit quand les structures étatiques sont endommagées voire absentes.
Je crois que si l’islamisme politique n’a pas été encore convainquant – bien qu’en Tunisie et dans une moindre mesure au Yémen, les partis islamistes soient en train de s’adapter aux exigences démocratiques – c’est surtout l’islamisation des sociétés qui a été couronnée de succès dans le monde arabe.
Jean-Paul Fhima : Certains essayistes, et même des spécialistes, n’hésitent plus à parler de l’islamisation des sociétés occidentales, lesquelles sont confrontées à la réalité tragique que vit notre pays aujourd’hui.
Cette réalité semble être de deux ordres : le poids démographique des Musulmans dans la société européenne et particulièrement dans les banlieues de France ; l’influence grandissante de l’islam dans nos valeurs et nos modes de vie. Par exemple, on s’aperçoit que 42% des Français (sondage Ifop pour le JDD du 18 janvier 2015) se disent favorables à l’interdiction des caricatures de Mahomet et donc, implicitement, pour une restriction de notre liberté d’expression.
Le »délit » de blasphème, évident pour les Musulmans français, est pourtant incompatible avec notre démocratie. Quel est votre avis sur ce point ? L’islamisme gagne-t-il du terrain en Europe ?
« Les entrepreneurs du hallal » dans les banlieues françaises : de la prédication à la radicalisation.
Anne-Clémentine Larroque : Je crois qu’il ne faut pas confondre islamisation et défense du respect du culte, qui pour certains Français non-musulmans, n’a jamais été respectée par Charlie Hebdo, tant pour l’islam que pour le catholicisme ou le judaïsme. De même, la population musulmane française est en progression oui, (environ 8% de la population totale), leurs taux de fécondité et de natalité sont plus élevés que pour le reste de la population c’est vrai, mais ce propos est à nuancer pour les troisièmes générations qui ont assimilé un mode de vie plus « occidental » comme le travail des femmes, l’intégration de la classe moyenne, le taux de fécondité en baisse et l’augmentation du nombre de mariages mixtes.
S’agissant de l’islamisation, Gilles Kepel explique très bien dans les Banlieues de la République (2012) et dans Passion Française : les voix des cités (2014), l’évolution de la société musulmane en France. Il démontre que, depuis la guerre civile algérienne (fin des années 90), le leadership est aux mains de ceux qu’il nomme « les entrepreneurs du halal ». Ceux-ci vont imposer dans les lieux les plus abandonnés par la République les codes d’un islam intégral et ‘’salvateur’’. Les banlieues paupérisées et pour certaines ghettoïsées sont des cibles idéales.
Enfin, vous me demandez si l’islamisme gagne du terrain en Europe ? Depuis les années 60, il est incontestable que des mouvements islamistes se sont déployés. La présence grandissante des immigrés depuis les décolonisations, a encouragé les mouvements de prédication du Tabligh (Société pour la propagation de la Foi née en Inde en 1927 utilisant la prédication) à se répandre en Occident et en Europe notamment. Leur message a constitué un soutien pour les populations musulmanes immigrées dont la vie en Occident n’a pas été forcément à la hauteur des espoirs de départ.
Ils s’adressent aux populations les moins lettrées pour leur redonner un cadre religieux, leur réapprendre à lire, donner un sens à leur vie. Comme les salafistes, ils portent la barbe et la robe mais contrairement à eux, leur message n’est pas politique et ne s’adresse qu’aux plus démunis.
En France, dans les années 80, les tablighis gagnent du terrain très largement dans les cités mais depuis les années 2000, ce sont leurs « concurrents », les salafistes issus de la Ligue Islamique Mondiale (fondée par les Saoudiens et proche des organisations des Frères Musulmans), qui s’imposent en Europe. Ils maîtrisent davantage les codes des jeunes d’aujourd’hui qui ont suivi une scolarité et surfent quotidiennement sur Internet. Le lien à la parole divine se fait via Google et leur message offre un palliatif aux déceptions rencontrées à l’école et dans la société française.
Evidemment, la radicalisation ne concerne que certains mouvements très minoritaires de ces structures salafistes, la plupart ne prône pas la violence mais la défense de la foi et de l’identité musulmane.
Interview réalisée par Jean-Paul Fhima
Source Tribune Juive