Pendant deux jours, 120 lycéens du Nord - Pas-de-Calais ont découvert les camps d’Auschwitz et Birkenau. Voir pour croire à l’indicible du génocide juif perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont vu. Et maintenant ?....
« Vous croyez que les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des juifs il y a quinze jours ? Non.»
Ce mardi 27 janvier 2015, deux semaines après les attentats contre Charlie Hebdo et un hyper casher, la scénariste et écrivaine Marceline Loridan-Ivens, « née Rosenberg», est l’invitée de France Inter à l’occasion de la sortie de son livre Et tu n’es pas revenu. Déportée avec son père vers les camps d’Auschwitz, en Pologne, rescapée, seule, du camp de Birkenau, elle avoue ne plus guère « se faire d’illusions» face à la montée de l’antisémitisme et de l’extrême droite, en France, comme chez certains pays voisins… en Pologne. « Le monde n’a pas changé.» Amère, elle pose la question de savoir si, finalement, cela valait le coup de revenir sauve de ces camps… « J’espère que je saurai dire oui.»
Ancrer les mots dans la réalité
Marceline Loridan-Ivens continue pourtant de témoigner dans les établissements scolaires, « espérant que cela servira à deux ou trois». Ses mots ne semblent ne plus suffire.
Les jeunes de la région, partis la semaine dernière découvrir les camps Auschwitz I (une ancienne caserne) et II (Auschwitz-Birkenau), le reconnaissent : tous ont lu, vu des films sur le génocide juif mais il aura fallu ce voyage pour « concrétiser». Ancrer les mots dans la réalité.
Voir pour entendre les chiffres que le guide polonais, Wladomar Nieckarz, égrène : 1,3 million de personnes déportées à Auschwitz, dont 1,1 million de juifs (69 000 Français), près d’un million y mourra.
Ce passeur d’histoire n’édulcore rien des conditions de vie, des tortures, des expérimentations et exécutions. Dans le baraquement en bois restauré d’Auschwitz-Birkenau, les latrines : « Radio chiotte : les SS ne s’en approchaient pas, c’est là que les prisonniers pouvaient échanger quelques informations avant de nettoyer leur propre merde.»
Voir ce que d’aucuns ont tenté d’effacer : les bâtiments détruits des chambres à gaz et fours crématoires, « l’industrialisation de la mort», les champs marqués par les fosses où des corps ont été enterrés avant d’y être brûlés. Voir les ruines de la « maison blanche », une ancienne ferme, où ont été « improvisés» les premiers gazages. Là où les premiers déportés du Nord, en 1942, mourront.
Un voyage sans rescapé comme guide
Voir les valises sur lesquelles les victimes avaient inscrit leurs noms, leurs vêtements et chaussures, les ustensiles de cuisine, brosses à cheveux et lunettes, leurs photos de famille… Ces deux tonnes de cheveux coupés.
Marcher sur « la rampe des juifs», là où les wagons ont déchargé les premiers déportés. « Vous allez passer plus de temps dans le camp que beaucoup de déportés, claque Alexandre Doulut, historien du Mémorial de la Shoah. Environ 75 % d’entre eux n’ont en effet jamais vu ces baraquements, directement gazés après la sélection.» Les regards se perdent.
Voir pour y croire. Rouler, à Cracovie, sur les vestiges du mur de l’ancien ghetto juif de Cracovie, faire parler les murs rafraîchis de la vieille ville. Les lycéens sont entrés, beaucoup pour la première fois, dans une synagogue. Certains ne connaissaient pas le mot.
Pour la première fois également, ce voyage s’est fait sans rescapé. Mais pour Wladomar Nieckarz, l’ancien professeur de français, guide depuis trente ans, « cela ne doit rien changer. Après la guerre, tous ont dû taire ce qu’ils avaient vécu ici. Cela ne fait pas si longtemps que des déportés reviennent ici. Les lieux restent chargés d’histoire et porteurs de cette mémoire qu’on continuera à transmettre pour ne pas oublier, pour que les jeunes soient à leur tour des passeurs. Parce que les jeunes, quand ils ressortent d’ici, ne sont pas pareils».
Certes, mais que feront-ils de ce changement ? Se rappelleront-ils toujours de ce passé pour ne pas le répéter ?
Paroles de lycéens : « voir les camps, c’est foudroyant »
Tous les élèves sont à l’écoute, dans le froid, la neige, sous la pluie. Tentent, pour ne pas être rattrapés par un trop-plein d’émotions, de mettre un peu de distance avec les images des corps décharnés des déportés, nus à l’orée de la forêt avant d’être tués.
Dans la synagogue Tempel, une violoncelliste et une pianiste du conservatoire de Saint-Omer reprennent des airs juifs, Kaddish (prière de la liturgie juive) de Ravel, sur les images d’un film muet réalisé dans les rues de Cracovie, avant le ghetto, l’extermination de ses juifs. La vie d’hommes et de femmes, d’enfants, de jeunes, que les lycéens sont.
« Regarder sur Internet, ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas pu entrer dans la pièce avec les cheveux, c’était trop», explique Mélanie, 18 ans, en terminale Pro en gestion administrative au lycée Beaupré, à Haubourdin. « C’est plus que ce que j’avais imaginé», poursuit son amie, Kelly.
« Nous, on vit la belle vie. Quand j’ai vu les photos des enfants, leurs habits…», sont encore remués Nouhaila, 19 ans et Kheirallah, 18 ans.
« Voir les camps, c’est foudroyant, tente d’expliquer Margot, élève en terminale L à Jean-Bart, à Dunkerque. Notre professeur va essayer de faire venir un rescapé pour témoigner devant la classe. C’est important de comprendre ce qu’ils ont vécu. Je me suis rendu compte aussi de l’importance du travail de l’historien, de notre devoir de mémoire.» Avec Morgane, elles évoquent notamment le convoi de quelque 400 Tsiganes, parti du Nord - Pas-de-Calais, seule région de France qui en déportera.
« Il n’y a pas eu que des juifs exterminés et déportés», reprend Mélanie. « Je ne le savais pas.»
Les 120 lycéens qui ont participé à ce voyage pédagogique doivent devenir des ambassadeurs de ce qu’ils ont appris dans leurs établissements. Beaucoup ont la même réflexion qu’Aurélien, lycéen à Jean-Bart, à Dunkerque : « Être négationniste, c’est nier l’histoire. On ne peut pas l’être après être venu ici.» « On est plus conscient du devoir de mémoire, soutient Léa, 18 ans, en terminale à Liévin. On a plus envie de partager notre expérience, de faire comprendre.» « On ne peut pas commettre les mêmes erreurs», veut se convaincre Camille.
Pas au programme
Pour certains, élèves en terminale pro, la prise de conscience est d’autant plus grande que la Seconde Guerre mondiale, la Shoah n’est plus à leur programme : maintenu en enseignement général, supprimé pour les autres. Le fait de la dernière réforme, explique Thomas Stezycki, professeur de français et d’histoire-géographie au lycée Beaupré d’Haubourdin.
Lisa, elle, apprend à conduire des poids lourds. Pour elle, comme pour ses camarades en menuiserie du CFA d’Halluin, « la prise de conscience est énorme sur les lieux». Mais, comme tous les autres, elle est un peu démunie pour savoir comment cela nourrira, demain, son quotidien, son regard sur l’actualité. Trop tôt pour le dire.
Seul Matthieu, lycéen à Henri-Darras, à Liévin, dit clairement avoir déjà changé d’avis sur une question, celle des migrants, dans d’autres camps, dans notre région, qui interroge aussi sur notre humanité.
Source La Voix du Nord