Qui de vous n’a pas connu récemment, au détour d’un dîner, de ces conversations amicales qui dérapèrent pourtant, dès lors que le sujet abordé fut Gaza, Dieudonné ou Charlie. C’est arrivé à Brigitte Stora comme à beaucoup d’entre nous. Elle nous raconte ici les regards qui fuient, ces visages aimés devenus fermés, ou qui se mettent à brûler d’un feu étrange, voire d’une complaisance envers le pire : l’islamisme, le complotisme et, bien sûr, l’antisémitisme....
Pour peu qu’on ait été, comme elle, militante de gauche, juive d’origine algérienne, partie prenante de toutes les manifestations antiracistes et qu’on ait élevé ses enfants dans un quartier populaire et multiethnique, on a, nous aussi, perdu comme elle, et peu à peu, nombre d’amis.
Profondément marquée par l’attentat de Charlie Hebdo mais aussi celui de l’hyper cacher, Brigitte Stora remonte dans la chronologie pour souligner les étapes d’un long divorce entre attention à l’antisémitisme et gauche française : Depuis des années nous assistons à une lente criminalisation des Juifs par certains et au désarmement méthodique de ceux qui seraient tentés de s’y opposer, constate-t-elle.
Très critique à l’égard de la politique des gouvernements israéliens depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin, l’auteur défend néanmoins l’existence de l’Etat Hébreu. Ne comprenant pas pourquoi la cause palestinienne excuserait l’antisémitisme passé et présent, elle entend passer en revue ce qui a permis à la Shoah d’être gommée et à ce négationnisme aux couleurs de l’humanisme de triompher.
Revenant sur l’assassinat d’Ilan Halimi et le carnage perpétré à Toulouse par Mohamed Merah, citant l’Indignez-vous de Stephan Hessel qui estime que l’occupation allemande était moins pire que l’occupation israélienne, Brigitte Stora en est rendue à compter ses derniers vrais amis.
Elle fait pourtant partie de ceux qui ont pensé qu’après le meurtre d’Ilan, l’assassinat pluriel de Toulouse, la tuerie à tout va dans un magasin cacher et le mitraillage de toute une rédaction, un monde nouveau allait surgir, et raconte comment l’horreur des attentats de novembre a définitivement ciblé, en l’affinant, ce Nous qu’Ils veulent détruire, la France toute entière étant désormais visée.
Elle cite le commentaire de l’Ambassadeur de France aux Etats-Unis : Hier des journalistes et des Juifs, aujourd’hui de simples citoyens, auxquels elle oppose les mots tristement célèbres du Pasteur Niemöller : Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas communiste…
Face à la tuerie sauvage qui mitrailla aux terrasses des cafés, au Bataclan et dans un stade, ce lieu où, selon Camus, l’homme est le plus heureux, l’auteur interroge ceux dont la spécialité est de retourner les bourreaux en victimes et les victimes en bourreaux. Elle raconte l’équipe de Charlie Hebdo, des gentils des vieux ados réfugiés derrière des dessins d’enfants, mais aussi l’agent d’entretien, et un invité qui passait par là, et le policier chargé de défendre Charb, et puis aussi son collègue Ahmed Merabet, la policière stagiaire Clarissa, et enfin Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada et Philippe Braham. Elle marche le 11 janvier avec la digne France et ses pancartes Je suis Charlie Je suis Juif.
Mais elle se rappelle aussi cette manifestation de soutien à la Palestine en automne 2007 où fut brûlé un drapeau israélien et crié impunément Mort aux Juifs, sans réaction ni révolte de ceux qu’elle avait longtemps considéré comme ses camarades.
SEULEMENT UNE PARENTHÈSE
La sociologue revient sur la fin des années 1990, époque bénie où tout le monde grandissait ensemble, ce temps où il y avait comme une obscénité à parler d’antisémitisme, ce temps où le Nous reprenait toujours le dessus, plein d’espoirs partagés. N’est-ce pas exactement ce que dit Finkielkraut, usant du même mot : parenthèse.Brigitte Stora remonte à ce 7 octobre 2000 où, selon elle, tout bascula, lors de ce soutien aux Palestiniens appelé par tous les partis de la gauche réunis dans une morbide solidarité où la haine domina, exprimée dans des slogans hostiles à l’Amérique et à Israël, ces Mort aux Juifs en arabe et en français, ces bandeaux arborant le sigle du Hamas ou du Hezbollah, ces filles voilées, ces croix gammées accolées aux étoiles de David, ces drapeaux israéliens brûlés , tout ça dans une même détestation de l’entité sioniste : ce jour-là, Brigitte Stora quitte ses ex-camarades, car rien ne les indigna.
Même l’institutrice de son fils, elle qui vota facteur, comprenez Besancenot, se mue dans un silence hostile quand l’auteur vient lui dire que son fils s’est fait traiter de sale Juif, et finira par lâcher que tout cela est la faute de Sharon, relayant l’idée que l’antisémitisme serait la monnaie rendue aux arabes, principales victimes du racisme en France.
Dans les mois qui suivent, des synagogues sont attaquées, des parents mettent leurs enfants à l’abri dans une école privée, juive, et Israël est devenu la cause du malheur du monde : De la fin des années 1960 jusqu’à l’aube de ce nouveau siècle, nous n’avions vécu qu’une parenthèse.
L’antique angoisse juive se réveille en moi, écrit la sociologue, qui évoque encore une pétition signée le 8 octobre 2000 à la une du Monde, alors dirigé par Edwy Plenel : eux qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer en qualité de Juifs le font ce jour-là, pour condamner Israël.
Eux ? Toute une palette de sensibilités réunis dans une définitive condamnation de l’Etat Hébreu: la mode est lancée et envahira media et colloques universitaires, et tous ceux-là, à l’abri du nom qu’ils ont renié grâce à une gomme à effacer le mot Juif, recycleront désormais les éternels clichés antisémites.
Brigitte Stora convoque Jankélévitch : l’antisionisme était la trouvaille miraculeuse, l’aubaine providentielle qui [réconcilia] la gauche anti-impérialiste et la droite antisémite, ajoutant que en conséquence l’antisionisme [donnait] la permission d’être démocratiquement antisémite[2].
Lors de la Conférence mondiale contre le racisme, à Durban, le 5 septembre 2001, des membres d’ONG israéliennes sont agressés et des affiches à l’effigie d’Hitler circulent, questionnant : Et si j’avais gagné ? Il n’y aurait eu ni Israël ni sang palestinien versé. Des slogans Free Palestine – Kill kill more Jews se font entendre, amenant enfin des ONG à se distancer fermement de toute cette mascarade.
Elle raconte l’effroyable complaisance de la Presse de gauche, qui se fend, dans le meilleur des cas, d’une dénonciation du bout des lèvres.
Après le 11 septembre, les mêmes journaux de gauche ouvrent grandes leurs colonnes à Edgar Morin qui cosigne en juin 2002 un texte intitulé Israël-Palestine, le cancer, et à tout un tribunal médiatique où le nom d’Israël est régulièrement condamné : par un retournement pervers, l’idée se répand d’une victime devenue bourreau, infos et documentaires présentant ce que l’auteur appelle une vision hémiplégique du conflit.
Brigitte Stora perd des amis, ces tiers-mondistes [qui] réservaient la première place à la juste lutte du peuple palestinien, et adhéraient à des Comité Palestine et à la philosophie anti-juive d’Alain Badiou, qui, sommant de choisir entre l’humanité et Israel, fondait la nouvelle bible de l’extrême gauche.
Elle s’interroge sur ce qui a pu guider cette improbable alliance entre anticapitalistes et islamistes, sur la naissance de ce populisme tiers-mondiste allié aux barbus et rejointe par ces nouveaux militants antiracistes tels Tarik Ramadan et sa vision si proche des thèses complotistes : Ces noces macabres avaient défini Israël comme l’axe du Mal dans le monde, criminalisant un peuple tout entier en diabolisant un pays, l’antisionisme officiel étant désormais l’apparat présentable de l’antisémitisme ordinaire, et un glissement sémantique remplaçant chez les socialistes le mot juif par celui, politiquement indéfendable, de sioniste.
L’assassinat d’Ilan Halimi le 13 février 2006, annoncée au 20 heures comme la mort d’un commerçant, sonna le glas, Plenel, Badiou, Morin, Hessel n’en finissant pas de fantasmer Israel en superpuissance omnipotente dictant sa politique aux Etats-Unis. On compta surtout des juifs à la manifestation pour Ilan, de nombreux militants prétextant qu’ils ne pouvaient se compromettre avec le CRIF. Les media avaient expliqué que les tortionnaires d’Ilan étaient des paumés et en rien des nazis.
Revenant sur ses amitiés d’antan, l’auteur évoque, au lendemain du 11 septembre, un repas où une amie explose de haine contre Israël : Vos amis tuent des enfants en Palestine.
Ils ne vont pas continuer à nous abrutir avec la Shoah et leur statut de victimes. Elle se trouva seule pour contrer cette haine. L’amie devint soldat de Dieudonné, de Farida Belghoul proche d’Alain Soral et défila avec Les Indigènes de la République.
Ainsi, philosophes, universitaires et djihadistes restaient réunis dans un discours rétréci où tout était la faute de l’Occident, de l’Amérique, et surtout d’Israël.
Brigitte Stora évoque Abraham Serfaty, juif marocain qui ne se renia jamais et chanta, solitaire, dans sa prison de Kenitra, un kaddish pour sa mère, devant des camarades indignés, lui qui prit le parti de l’Autre sans renier son judaïsme : J’irai d’abord en Palestine lorsqu’il y aura un Etat, puis je passerai voir des amis juifs qui se trouvent en Israël.
Quand en 2010, Stéphane Hessel sort son Indignez-vous de 14 pages, dénonciation sélective montrant du doigt un seul pays, Israël, et un seul peuple, les juifs, porteurs de tout le malheur du monde, elle comprit que, pour que les autres adviennent, Israël était sommé de disparaître.
Revoyant après 30 ans Daniela, une amie d’antan, Brigitte Stora lui dit son effroi face aux manifs de ces dix dernières années, pleines de haine, de visages couverts de keffieh et de Morts aux Juifs, mais l’amie se fait distante, car elle milite encore et encense Taddeï et Shlomo Sand, historien israélien qui publia L’invention du peuple juif, suivi de Comment j’ai cessé d’être juif, rien décidément ne dégoûtant ces militants de la gauche radicale.
On dirait que ça recommence.
A Toulouse le 19 mars 2012 on a tué des enfants juifs dans une école. On appela l’assassin loup solitaire, inadapté social, avant de découvrir ses liens avec Al Jazeera, et seules 5000 personnes manifesteront, les indignés professionnels étant encore absents.
Les Indigènes de la République décidément ont contaminé le champ intellectuel et le mot racisme sort désormais masqué, lié à l’essor de l’islamisme et au mot islamophobie, mot-valise lié au Deux poids deux mesures dénonçant le traitement de faveur dont bénéficieraient les juifs.
La concurrence victimaire fait des musulmans les juifs des années 1930 et flirte avec le révisionnisme, Dieudonné n’hésitant pas à comparer Ilan à un panini, recevant sur scène, vêtu d’un pyjama rayé, le négationniste Faurisson, et inventant le geste de la quenelle, geste que Tarik Ramadan considéra antisystème et en rien antisémite.
« JUIF, CASSE TOI, LA FRANCE N’EST PAS À TOI «
Le 26 janvier 2014, 20000 manifestent lors d’Un jour de colère, criant Juif, casse-toi, la France n’est pas à toi : à présent, lors de manifestations pro palestiniennes, la haine des juifs se déverse dans les rues de Paris, rappelant, comme l’écrivit Charb dans son livre posthume[3], qu’aucun terrorisme international ne s’était en 1931 réclamé du judaïsme orthodoxe, et que nul djihadiste juif ne menaça d’instaurer alors la Charia.Quelques rares voix se firent entendre : David Grossman affirma dans Libération que la droite n’avait pas seulement vaincu la gauche mais qu’elle avait vaincu Israël, et Kamel Daoud expliqua, dans Le Quotidien d’Oran, pourquoi il n’était pas solidaire de la Palestine, s’élevant contre la solidarité sélective, celle qui s’émeut du drame palestinien parce que ce sont des Israéliens qui bombardent.
Le monde est en naufrage, conclut l’auteur, et pourtant les philosophes et autres grandes consciences indignées de la gauche radicale poursuivent leurs alliances mortifères.
La mode de Je ne suis pas Charlie était née, faite d’un dégoût cynique face à la fraternité et d’une légère jouissance face à la destruction, réunissant le 6 mars 2015 les islamistes de L’IOIF et le Parti Communiste. Le PIR et son allié le NPA affirmèrent, relayés par Plenel et Ramadan, que la France touchée le 13 novembre payait sa politique étrangère belliqueuse en Libye, au Mali, en Syrie, en Irak, et qu’en conséquence toute Union Nationale avec les responsables des guerres, la bourgeoisie, Hollande, Sarkozy et Le Pen était impossible.
Aujourd’hui, alors que Daech revendique fièrement la mise à genoux de la capitale de l’abomination, de la perversion et de la décadence morale, la haine envers les juifs est à nouveau au hit-parade de la détestation et l’antisémite a un nouveau forfait illimité.
Mais Brigitte Stora s’affirme toujours fière d’appartenir au peuple de France qui refusa dans sa majorité la haine, la violence ou le ressentiment, et cite Antoine Leiris dont l’épouse fut assassinée au Bataclan : Vous n’aurez pas ma haine. Je ne veux pas que mon fils grandisse dans la haine, la violence ou le ressentiment.
[1] Que sont mes amis devenus… : les Juifs, Charlie, puis tous les nôtres, Brigitte Stora, Editions le Bord de l’eau, 2016.
[2] Quelque part dans l’Inachevé, Vladimir Jankélévitch
[3] Lettre ouverte, Charb, p. 176.
Par Sarah Cattan
Source Tribune Juive