lundi 15 juillet 2013

Dans le Sinaï, un trafic humain des plus sordides


Depuis quelques années, les réfugiés est-africains -surtout érythréens- tentant de gagner Israël par le Soudan et l’Egypte vivent un enfer dans le Sinaï. Kidnappés, ils sont torturés pour inciter leurs familles à payer des rançons extravagantes.

«Pas besoin de payer pour me libérer: ils m’ont tellement torturé que je vais bientôt mourir.» Depuis ce message téléphonique, la mère de Mohamed n’a plus de nouvelles de son fils de 20 ans. En février 2013, le jeune Erythréen avait fui la dictature de son pays pour se réfugier au Soudan voisin. Il rêvait d’une vie meilleure, il a connu l’enfer. Kidnappé dans l’un des camps de réfugiés qui jonchent l’est soudanais, Mohamed a été emmené dans la péninsule du Sinaï, en Egypte, où un lucratif commerce d’êtres humains s’est développé depuis 2008.
Principales victimes de ce trafic : les migrants africains, venant surtout d’Erythrée, mais aussi du Soudan et d’Ethiopie. Contrairement à Mohamed, la plupart sont capturés durant leur périple pour rejoindre Israël et l’Europe, via ce bout de terre frontalier. En cinq ans, près de 60.000 migrants africains ont franchi la frontière israélienne. Près de la moitié d’entre eux ont auparavant subi de graves sévices dans le Sinaï, selon l’ONG Physicians for Human Rights basée à Tel-Aviv.
Car de véritables camps de torture parsèment aujourd’hui ce désert. «Enchaînés les uns aux autres, les migrants sont réduits à l’état d’esclaves pendant des mois, affirme John Stauffer, président de l’ONG The America Team for Displaced Eritreans, qui aide les demandeurs d’asile érythréens. Plusieurs fois par jour, ils sont électrocutés, brûlés avec du plastique fondu, violés ou forcés de se violer entre eux sous peine d’être exécutés… Lors des séances de torture, ils doivent téléphoner à leurs proches pour les supplier de payer une rançon exorbitante, généralement entre 30.000 et 40.000 dollars. Des familles entières ont été ruinées en Érythrée, en Israël, aux États-Unis, au Canada et en Europe. Ceux qui ne peuvent pas payer sont exécutés et leurs organes revendus, notamment leurs reins».

Des bédouins tortionnaires

A la tête de ce système mafieux, les Rashaidas. Cette tribu de Bédouins du Sinaï est pointée par divers rapports d’organisations internationales comme la pierre angulaire de ce juteux et sordide trafic. Et ce, depuis les débuts de cette route migratoire entre l’Afrique de l’Est et le Moyen-Orient, dans les années 2000. A l’époque, ces passeurs exigeaient «seulement 400 dollars». Mais à partir de 2006-2008, le passage vers l’Europe via la Lybie s’est durci, Bruxelles ayant délégué à Kadhafi le contrôle musclé de ses frontières. Les réfugiés ont alors afflué en masse vers la Terre sainte via le Sinaï, permettant aux Rashaidas de se construire une petite fortune.
Jusqu’à ce que Tel Aviv ne renforce, elle aussi, la sécurité de ses frontières, notamment avec la construction d’un gigantesque mur. La manne des candidats à l’exil s’est alors tarie. Pour combler leur manque à gagner, les Rashaidas se sont donc mis au kidnapping et à l’extorsion de fonds sous la torture.
«Le nombre d’enlèvements dans les camps de réfugiés du Soudan est exponentiel», remarque John Stauffer. Pour lui, la complicité des généraux érythréens ne fait pas de doute, pour faciliter la sortie du pays d’origine. Une fois au Soudan, la connivence avec les forces de sécurité nationales est également de mise. D’ailleurs, ils revendent souvent eux-mêmes les migrants aux passeurs, moyennant quelques centaines de dollars.
« Ensuite, les Rashaidas entassent entre 15 et 30 réfugiés dans un camion pour les conduire en Egypte. Le véhicule roule toujours de nuit, pour éviter d’être repéré. Les réfugiés sont parfois debout sur un tas d’armes légères, ou sur un simple chargement de légumes. Ceux qui tombent du camion sont laissés pour morts. Certains ont vu des compagnons être abattus juste pour avoir demandé à boire. Les prisonniers sont ensuite revendus à des escrocs bédouins en Egypte, parfois plusieurs fois ». Si l’organisation complète de ce réseau n’est pas complètement connue, des organisations cairotes de soutien aux migrants disposent d’une liste assez précise des clans impliqués.
Evidemment, tous les clans de bédouins ne cautionnent pas ce trafic. Certains chefs sont même approchés par les Nations Unies pour endiguer le phénomène sur le terrain. Mais toute intervention étrangère reste compliquée. « La péninsule du Sinaï étant semi-autonome, elle est difficile à contrôler. Depuis des années, une quinzaine de clans en ont fait la plaque tournante du trafic d’armes et de drogue», assure sous couvert d’anonymat un travailleur humanitaire au Caire.

Source L'Orient Le Jour