Le ministre turc à l’Union européenne, Egemen Bagis, a quelquefois amusé avec ses distorsions de la réalité, notamment lors de sa récente déclaration poétique : « le soleil qui éclaire l’Europe se lève dorénavant chaque matin d’Istanbul ». Mais les événements qui se sont déroulés en Turquie au cours des dernières semaines donnent de la Turquie une image bien différente.
Le gouvernement de l’AKP ne semble pas réaliser que s’il ne modifie pas sa politique, il pourrait subir le même sort que d’autres régimes du Moyen Orient.
A l’heure actuelle, au vu des évènements récents en Turquie, même le plus stupide des politiciens européens (et il n’est pas difficile d’en trouver) a dû remarquer qu’il existe un décalage sérieux entre le discours officiel et la réalité en Turquie.
En 2006, la Turquie et les Etats-Unis s’accordaient pour affirmer que l’adhésion de la Turquie à l’UE représentait une priorité stratégique pour les deux pays, et il y a trois ans, le Royaume-Uni renouvelait son accord de partenariat stratégique avec la Turquie. A cette occasion, David Cameron souligna que le Royaume-Uni resterait le plus ardent « défenseur » de l’adhésion de la Turquie à l’UE.
Quoi que la Turquie professe aujourd’hui, la dérive de la politique étrangère de ce pays, sans parler de sa politique intérieure, la pousse bien vers le monde musulman et le Moyen-Orient. Lors d’une interview accordée au Cairo Review en mars 2012, le ministre des Affaires étrangères Davutoğlu avait expliqué que la politique stratégique de son pays, qualifiée de «néo-ottomane», repose sur une collaboration étroite entre la Turquie et les pays avec lesquels elle partage un passé, des frontières, des intérêts et des idéaux communs. Selon lui, la Turquie se trouvant à l’épicentre de la zone géographique de l’Afro-Eurasie, devrait utiliser cette position géopolitique afin de fixer les paramètres d’un nouvel ordre global.
Lors d’ un discours en avril dernier, au cours d’un congrès de l’AKP à Konya, Davutoglu fut plus précis encore et n’hésita pas à parler de la mission historique du parti de créer un nouvel ordre mondial (Nizam-i Alem) le concept Ottoman d’un nouvel ordre mondial sous la férule de l’islam, avec l’émergence de la Turquie comme puissance mondiale. (Erdogan, et son rêve de domination. Seulement, je doute que ses frères arabes voient ce projet ottoman d’un bon œil, les Arabes n’ayant pas oublié la tyrannie qui leur fut imposée sous le joug ottoman).
Recréer un califat englobant les Balkans, le Caucase et le Moyen Orient
Cette déclaration rejoint son discours à Sarajevo en octobre 2009, où il exprima clairement que le but de la politique étrangère turque était de recréer un califat englobant les Balkans, le Caucase et le Moyen Orient, afin d’en faire le centre de la politique mondiale.
En mars dernier, lors d’un discours aux fidèles du parti à Bursa, le ministre des Affaires étrangères déclara que le siècle dernier (je suppose qu’il pensait à la chute de l’empire ottoman) était une parenthèse et que la Turquie réunirait à nouveau Sarajevo à Damas et Benghazi à Erzurum et Batumi.
Ce thème fut récemment repris par le premier ministre Erdogan, lors de son retour d’un voyage au Maghreb, quand il envoya des salutations aux villes frères d’Istanbul, de Sarajevo, de Bakou, de Beyrouth, de Skopje, de Damas, de Gaza, de La Mecque et Médine, sans mentionner l’Europe.
Selon Nuray Mert, professeur agrégé de science politique à l’Université d’Istanbul, qui avait déjà affronté Erdoğan, de nombreux observateurs ont refusé d’admettre que le néo-ottomanisme est une version irrédentiste du nationalisme turc, (une doctrine politique visant à réunir à une nation des groupes ethniques de même langue et/ou de même culture vivant dans d’autres nations)
Lors d’un discours, prononcé au Forum d’Istanbul en octobre dernier, le conseiller en chef d’Erdogan, Ibrahim Kalin, avait parlé d’un nouveau contexte géopolitique et d’une prise de décision consciente des responsables politiques turcs à redéfinir les priorités stratégiques de la Turquie au XXIe siècle. Selon Kalin, la Turquie commence à lire l’histoire d’un point de vue qui n’est plus « eurocentrique » : le modèle européen de démocratie laïque et de pluralisme attire peu la sympathie du monde arabo-musulman. (le contraire aurait été surprenant)
Lors d’une interview télévisée, en début d’année, Erdogan déclara avoir dit au président russe Vladimir Poutine que si la Turquie devenait membre du « Shanghai Five » (Shanghai Cooperation Organization) elle dirait adieu à l’Europe : le Shanghai Five est meilleur, plus puissant que l’Europe et nous partageons des valeurs communes ». (bon vent)
Après les affrontements entre les manifestants et les policiers et la répression violente de ces derniers, autour du Gezi Park à Istanbul, le Parlement européen avait non seulement exprimé fermement sa vive préoccupation quant à l’usage disproportionné et excessif de la force par la police turque, mais également réitéré les règles du club, auquel la Turquie aspire adhérer.
La résolution soulignait également que la liberté de réunion, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont des principes fondamentaux de l’UE et avait rappelé à la Turquie que dans une démocratie pluraliste, tous les citoyens devaient se sentir représentés. Par ailleurs, le Premier ministre Erdoğan avait été invité à prendre une position fédératrice et conciliante.
Mais à part sa promesse de s’engager à respecter la décision du tribunal administratif d’Istanbul sur l’avenir de Gezi Park, et, si nécessaire, d’organiser un référendum, la réponse de M. Erdoğan était prévisible. Il refusa d’accepter la décision du Parlement européen, en affirmant qu’elle n’était pas contraignante pour la Turquie et « anti-démocratique ». Et d’ajouter : « Est-ce votre rôle d’adopter une telle résolution? »
Une nouvelle ère d’intolérance et de répression
La décision de l’UE d’ouvrir un nouveau chapitre pour l’adhésion de la Turquie à l’UE, mais d’en reporter l’ouverture en octobre prochain, signifie qu’il existe toujours un fil tenu qui relie la Turquie à l’UE. Toutefois, la réponse du Premier ministre Erdogan aux manifestations en cours pourrait ouvrir la voie à une nouvelle ère d’intolérance et de répression.
Lors de plusieurs rassemblements de ses partisans, sous le slogan «Le respect de la volonté nationale», Erdoğan avait affirmé que l’agitation qui se répandait, était le résultat d’une conspiration entre « les traîtres à l’intérieur et leurs partenaires à l’extérieur » dans le but de déstabiliser l’économie turque et les réalisations du gouvernement. Plus précisément, il a accusé «le lobby du taux d’intérêt », censé être compris comme une référence à peine voilée aux Juifs.
Yeni Şafak, un quotidien islamiste, a même affirmé que les manifestations étaient le résultat d’un complot juif américain organisé par l’AIPAC [American Israel Public Commission des affaires] et l’American Enterprise Institute. (le complot juif : une idée fixe chez les islamistes, un véritable délire obsessionnel)
Une enquête sur les manifestants est en cours et le service de renseignement turc [MIT] a lancé une investigation sur leurs liens avec l’étranger. En outre, Muammer Güler, ministre de l’Intérieur, a parlé de la nécessité d’une réglementation, afin de prendre des mesures contre ceux qui provoquent le public via les médias sociaux. Un certain nombre de chaînes de télévision ont également été condamnées à une amende pour leur couverture des manifestations du parc Gezi, car la Radio et la télévision du Conseil suprême [RTÜK] considère cela comme un acte visant à « nuire à l’épanouissement physique, moral et intellectuel des enfants et des jeunes. » (une expression que les socialistes française pourraient bien un jour reprendre)
Twitter et les réseaux sociaux, la pire menace pour la Société
D’après une étude menée par l’Université de New York, le rôle joué par les réseaux sociaux dans l’organisation des récentes manifestations a été phénoménal. Et le premier ministre turc de déclarer que Twitter et les réseaux sociaux représentaient la pire menace pour la Société (c’est également ce que pense le gouvernement français, sans le dire aussi clairement). Pour Erodgan, Facebook est une horrible technologie, cela ne l’empêche pas d’avoir sa page FB officielle, sur laquelle il a reçu environ 2.100.000 like.
Selon le principal conseiller du premier ministre, Yacin Doga, un tweet diffusant des mensonges et des calomnies est beaucoup plus dangereux qu’un véhicule chargé d’explosifs. (Cela m’étonnerait que cet avis soit partagé par les victimes et les familles des victimes d’attentats à l’explosif).
Le gouvernement turc va donc travailler sur un projet, visant à restreindre la liberté sur les réseaux sociaux et un département d’état, responsable de la traque de la cybercriminalité, est déjà à l’œuvre pour passer au crible 5 millions de tweets échangés par les protestataires du Parc Gezi.
Déjà en 2007, la direction de la sécurité turque surveillait les communications téléphoniques, les SMS, les e-mails, les fax et internet.
Il y a deux ans, l’ex-président Süleyman Demirel avait affirmé dans une interview que la presse et la justice n’étaient plus libres en Turquie, mais étouffées par « l’empire de la peur ». Il y a quinze jours, un universitaire ayant participé à un rassemblement à Ankara, avait déclaré : « le cercle de la peur est brisé ».
Le gouvernement turc a l’intention de renforcer son contrôle, mais Facebook et Twitter ont refusé de fournir les données des utilisateurs aux Autorités. Le ministre des Transports et des Communications, B. Yildirim leur a lancé un avertissement : s’ils refusent de coopérer, ils recevront une « gifle » ottomane de la part de 76 millions de Turcs. Reste à savoir maintenant sous quelle forme cette « gifle » ottomane leur sera administrée. Le Sultan Erdogan enverra-t-il ses janissaires décapiter quelques récalcitrants, pour l’exemple, comme au bon vieux temps du « glorieux » empire ottoman, qu’il aspire à faire revivre ???
En tout cas, comme en Egypte, l’islam ne semble pas apporter les réponses au peuple, et le régime islamiste dit « modéré » d’Erdogan pourrait aussi bientôt vaciller, même si en Turquie l’armée a été décapitée par Erdogan et nombreux sont les gradés ayant rejoint les journalistes, les étudiants, les libres penseurs dans les geôles islamistes du sultan Erdogan.
Source JerusalemPlus