Le visiteur qui arrive dans ce pays après une absence prolongée de seulement quelques mois ne manque pas d'afficher sa surprise: les choses changent si vite ici, les routes, le cœur des villes (donnant raison à Charles Baudelaire pour qui le cœur des villes change plus vite que le cœur des hommes), la situation politique ou sécuritaire, etc...
En une phrase, on y vit une indéniable accélération de l'histoire. Et tous ceux qui y sont, ou presque, sont heureux d'y être. Sans oublier ce vis-à-vis permanent, ce face à face inévitable entre les vieilles pierres et les gratte-ciels de Tel Aviv et de sa banlieue chic Herzliya.
Mais ce qui retient le plus l'attention du visiteur hébréo phone, c'est ce miracle de tous les jours qui permet aux gens de vivre avec leur temps sans être coupés du monde qui les entoure: la renaissance ou plutôt la résurrection de la langue hébraïque, devenue un hébreu moderne avec une syntaxe allégée et un style littéraire, même si la langue élevée, littéraire, reste intrinsèquement attachée à l'hébreu biblique. Impossible de dépouiller le vocabulaire moderne de son arrière-plan religieux.
Chaque fois que vous quittez ce pays après un séjour de quelques semaines ou de quelques jours, votre définition de l'identité juive subit une sorte de révision, de mise au point.
Même l'observateur érudit ne peut cacher son étonnement devant une telle vigueur, une telle énergie, uniques au monde. N'y voyez pas la moindre once d'apologétique car il existe aussi bien des points négatifs dont on parlera plus bas.
Mais on a l'impression que ce peuple cherche à rattraper deux mille ans d'absence, non seulement de la terre ancestrale mais aussi, et cela est nettement plus grave, plus lourd de conséquences, de l'histoire universelle.
Même les métropoles occidentales les plus développées ne produisent pas sur l'observateur impartial le même effet.
Quand vous lisez ou écoutez à la radio ou à la télévision telle ou telle expression, en hébreu ou dans une langue sœur, l'araméen, son pouvoir évocateur vous remet en mémoire son contexte originel, nécessairement éthico-religieux.
Et vous pensez aussitôt à l'expression allemande de ce grand juif autrichien, Théodore Herzl, Altneuland, un pays vieux-nouveau.
Le statut de l'hébreu moderne, langue sacrée, réservée exclusivement à l'usage liturgique, ou idiome désacralisé, langue de tous les jours, exprimant les réalités de notre temps, d'un autre temps, tournant le dos ou se situant, au contraire, dans le strict prolongement des oracles prophétiques.
Maintes fois, cela évoque en moi, entre autres, le violent débat entre Gershom Scholem et Franz Rosenzweig, ce dernier allant jusqu'à regretter que le poète et philosophe Jacob Klatzkin ait osé traduire Baruch Spinoza en hébreu! Comment traduire en hébreu, la langue du monothéisme éthique, celui qui a dit Deus sive natura?
Les contrastes sautent aussi aux yeux lorsque vous considérez les origines diverses de la population qui afflue ici depuis environ cent vingt pays. Il existe vraiment une restriction dans la conceptualisation de l'identité juive lorsqu'on l'observe en dehors des frontières de l'état juif. On s'interroge sur l'essence de ce lien unificateur qui défie l'usure du temps et a permis à des milliers, voire à des millions d'hommes et de femmes de revenir dans cette terre promise en se revendiquant de cette appartenance juive si diverse, si éclatée et si controversée.
Et j'abord ici, grâce à cette transition, la richesse spirituelle et aussi idéologique de ce vaste retour qui plonge ses racines dans la plus lointaine antiquité. Il n'existe pas un seul Israël, homogène, fixant son regard dans une même et unique direction, mais plusieurs qui parfois ne se parlent même plus.
Certes, la nation est unie face au danger extérieur qui pèse sur sa survie physique, en raison de l'hostilité viscérale et recuite de tous ses voisins qui se sont jurés sa perte. Je pense à la profonde division séparant les laïcs et les religieux.
Le contraste remonte aux origines mêmes de cet état juif, au moment où il fut porté sur les fonds baptismaux par Ben Gourion et ses amis. Le premier Premier Ministre d'Israël a fait preuve d'une remarquable lucidité politique en incluant les partis religieux dans la gestion du pays.
L'homme lui-même était foncièrement irréligieux, voire athée. On rapporte qu'il consentit tout juste à mettre les pieds dans une synagogue lors de cet incomparable événement que fut la renaissance de l'Etat d'Israël. Pourtant, il reconnaissait que la genèse du sionisme politique dont il fut le champion se trouvait bien dans le sionisme religieux, c'est-à-dire l'exégèse biblique et les prières quotidiennes.
Mais il n'acceptait pas qu'on s'en remette à l'action de Dieu pour faire avancer les choses. L'action humaine a une efficace.
La division, de plus en plus tranchée, entre juifs orthodoxes, voire ultra orthodoxes (harédim), d'une part, et laïcs ou laïcards (hiloniyim), d'autre part, se fait de plus en plus sentir, au point que l'on se demande si, une fois la paix acquise avec les Arabes, le pays ne va pas connaître une scission, une sorte de fédération entre les tenants de la loi religieuse et les tenants de la laïcité. Le problème est que l'on ne pourra jamais séparer clairement ces deux approches, ces deux horizons. Voyez les plages ou les quartiers que les orthodoxes se sont attribués où ils ne tolèrent pas que l'on vive différemment d'eux...
Un dialogue est il possible?
C'est hélas peu probable mais ce pays est un Wunderland, le pays des miracles, ce qui n'existe pas ailleurs se conçoit bien ici. Les juifs religieux ont l'habitude de dire que si ce peuple avait été assujetti aux lois du devenir historique normal, il aurait dû disparaître depuis belle lurette.
Or, il existe toujours, il se développe, fait marcher un système des plus hybrides, se proclame état juif mais adopte (heureusement) des lois et un régime démocratique. Et je ne parle même pas de la silicone valley israélienne qui se dresse fièrement à Herzlya et ailleurs. Dans les domaines du numérique, de la recherche médicale et technologique en général, Israël figure au premier rang.
Il y a quelques années déjà, des philosophes et des journalistes se posaient la question suivante: les Israéliens sont ils encore juifs? En d'autres termes, est ce que le train du judaïsme a enfin été remis sur les rails d'une existence normale? Là est toute la question ; chacun se souvient du vœu (un peu limité) de Ben Gourion: devenir un peuple, un pays comme les autres... Il se trompait et faisait bon marché du messianisme juif qui lie son sort à celui de toutes les nations de la terre. Il existe un œcuménisme juif et son lieu naturel n'est autre que le messianisme.
Le plus grand philosophe de tous les temps, Hegel nous a enseigné sa philosophie de l'histoire. Il nous a appris que l'Histoire avance par des contradictions surmontées.
Il a aussi parlé de la formidable positivité du négatif. Curieusement, ces principes vont à l'histoire juive comme un gant, une histoire qui a souvent frôlé la catastrophe finale, la disparition pure et simple...
Et puisque nous parlons de la spécificité de ce devenir juif, il faut rappeler que l'année prochaine, le 6 juin 2017, on commémorera le cinquantième anniversaire de la guerre des six jours et de la réunification de Jérusalem, où, depuis cette date, toutes les confessions peuvent se retrouver sans problème, même si les heurts entre communautés religieuses sont hélas inévitables.
La guerre, toujours la guerre.
Si l'on regarde de manière objective les prières juives en faveur de la paix, on se rend immédiatement compte de leur omniprésence. Tant dans la littérature prophétique que dans les écrits sapientiaux. Plusieurs fois par jour, l'orant juif prie pour le chalom. Les prophètes eux-mêmes font dire à Dieu en personne la phrase suivante: je n'ai rien trouvé qui convienne le mieux à Israël que la paix (lo matasti tov le-israël ella chalom)
Une telle prédiction est elle condamnée à en rester au stade d'un vœu pieux ? Non point.
Source HuffingtonPost