mercredi 13 avril 2016

Marie Skobtsov : juste parmi les nations et sainte de notre temps





Le 31 mars, une nouvelle rue du 15e arrondissement de Paris a été baptisée en hommage à Marie Skobtsov (sainte Marie de Paris), religieuse russe orthodoxe, poétesse et membre de la Résistance française. Dans le Paris occupé par les nazis, elle a sauvé la vie de dizaines de Juifs, notamment des enfants, avant de périr en déportation, dans une chambre à gaz. Novaïa Gazeta revient sur son histoire....







Liza Pilenko est née le 8 décembre 1891 à Riga, d’un père juriste. En 1909, celle qui deviendra plus tard mère Marie termine le collège de Saint-Pétersbourg avec une médaille d’argent et intègre la Haute École des cours Bestoujev. À l’époque, elle fréquente déjà plusieurs personnalités intéressantes de la capitale, entretenant notamment une relation complexe et difficile, qui s’exprime dans une correspondance exaltée, avec Alexandre Blok.
En 1910, Liza, âgée de 19 ans, épouse l’avocat Dmitri Kouzmine-Karavaïev, qui l’introduit dans le cercle des poètes du Siècle d’argent. Celle qui finira en martyre publie un recueil de poèmes, intitulé Les tessons scythes, puis quitte la capitale pour la Crimée, où se poursuivent ses « rencontres de bohème ».
Trois ans après son mariage, Elizaveta quitte son époux. La même année, elle accouche d’une fille, Gayana.
En 1917, Liza adhère au parti social-révolutionnaire. Les positions idéalistes des SR, qui tentent de concilier démocratie occidentale et populisme russe, sont proches de ses idées d’alors.
En 1918, au plus fort de la guerre civile, Liza vit avec sa mère et sa fille à Anapa. Elle se présente aux élections à la Douma locale et entre au conseil municipal, chargée de l’éducation et de la santé. Elle devient rapidement chef de l’administration de la ville.
La jeune femme doit y trouver des issues à toutes les situations incroyables liées aux difficultés qu’entraînent la guerre civile et les changements de pouvoir incessants. Sous les bolchéviques, elle tient tête aux marins de l’Armée rouge et parvient à sauver les biens culturels de la ville. À la reprise d’Anapa par les Blancs, elle est arrêtée et accusée de complicité avec les Soviets. L’affaire est transmise à un tribunal militaire.
Heureusement, Liza s’en tire avec seulement deux semaines d’assignation à résidence, pour beaucoup grâce à l’intervention de Daniïl Skobtsov, figure éminente du mouvement des Cosaques du Kouban.
Peu après le procès, Liza l’épouse. De leur mariage sont nés deux enfants : Iouri et Anastasia. La famille quitte rapidement la Russie, pour s’installer à Paris en 1923.
En France, Daniïl devient chauffeur de taxi. Liza ne dédaigne aucun des petits travaux qu’elle trouve : « Je récurais, je lavais, je désinfectais les murs, les matelas et les sols, j’éliminais les cafards et autres parasites. J’allais dans les appartements des émigrés et j’y éliminais des générations entières de puces en me persuadant qu’il s’agissait d’un exploit artistique », racontera-t-elle par la suite.
L’année 1926 est lourde d’une nouvelle épreuve pour Liza : sa fille cadette décède d’une méningite. « Toutes ces longues années je n’ai pas su ce qu’était le repentir, et aujourd’hui je suis horrifiée par mon insignifiance… Près de Nastia, je sens que mon âme a erré toute sa vie dans des ruelles, et je veux aujourd’hui trouver le chemin pur et véritable, afin de justifier, de comprendre et d’accepter la mort. Il n’y a rien d’autre à créer que ces quelques mots : Aimez-vous les uns les autres. Exclusivement, jusqu’à la fin et sans exception. Et alors, tout se trouve justifié et toute la vie s’éclaire. Mais sans cela, c’est l’abomination et le fardeau », écrira-t-elle près de dix ans après le décès d’Anastasia.
Liza se consacre de tout son cœur au service à son prochain : elle s’implique activement dans le Mouvement des étudiants russes chrétiens comme secrétaire itinérante.
Parallèlement, la future religieuse étudie à l’Institut de théologie de Paris. Une histoire, datant de l’époque où Liza servait comme secrétaire itinérante, est particulièrement révélatrice de sa personnalité. Elle s’était rendue dans les montagnes des Pyrénées, auprès de mineurs locaux, pour donner une conférence.
Dire que l’accueil fut froid serait une litote : les ouvriers respiraient quasiment la haine pour cette petite femme douce et replète. Alors que la visiteuse commençait à expliquer le but de sa visite, le public a explosé en protestations sur le thème : « Plutôt que de nous ennuyer avec vos conférences, vous n’avez qu’à laver les sols et faire le ménage ! »
Liza, humblement, s’est mise à laver le sol. Ce faisant, elle s’est retrouvée trempée d’eau. Alors, celui des mineurs qui s’était le plus indigné de sa venue lui a donné sa veste et l’a envoyée se sécher.
Ensuite, le repas a été servi, et tous se sont installés autour de la table comme des gens qui se sentaient déjà proches, presque parents. Les choses se passaient partout ainsi : étonnamment, cette femme faisait fondre toutes les glaces, surmontait tous les refus.
Elle allait secourir des toxicomanes dans tous les coins de France et aidait activement les femmes : en bonne santé ou malades, tombées dans le déshonneur, seules ou en famille.
Ayant obtenu l’accord de son époux et un divorce religieux, le 16 mars 1932, en l’église Saint-Serge de l’Institut de théologie orthodoxe de Paris, Elizaveta Pilenko-Kouzmina-Karavaïeva- Skobtsova se fait nonne, prenant le nom de Marie.
À noter, ce geste n’a impliqué que peu de changements extérieurs, la jeune femme échangeant seulement ses robes claires pour le vêtement monastique. Il ne pouvait être question d’une vie paisible dans un monastère : mère Marie a continué à arpenter le pays en tous sens pour se rendre auprès des opprimés, des défavorisés, de tous ceux qui avaient besoin d’aide.
La France du début des années 1930 subit de plein fouet une crise économique. Le chômage parmi les émigrés russes atteint les dimensions d’un véritable fléau. Mère Marie décide alors d’ouvrir une maison où chacun pourrait être accueilli comme un frère ou une sœur.
Grâce au soutien d’amis anglais, elle loue un logement avenue de Saxe, à Paris. Mais très rapidement, celui-ci s’avère trop étroit, et mère Marie s’installe dans une grande bâtisse à demi en ruines de la rue Lourmel, dans le 15e arrondissement de la capitale française.
La maison recueille malades mentaux, chômeurs, délinquants, personnes sans domicile, jeunes femmes de mauvaise vie et toxicomanes. Mère Marie fait elle-même les courses pour nourrir ce petit monde, partant au petit jour, gros sac au dos et chariot à la main, traversant toute la ville à pied vers le marché. Les vendeuses, qui connaissent bien cette étrange religieuse, lui laissent à bas prix les aliments invendus.
Il arrive à mère Marie de passer des nuits entières dans le quartier des Halles, allant d’un café à un autre, où, accoudés au bar, des vagabonds somnolent.
Elle y reconnaît rapidement les Russes, discute avec eux, les invite à Lourmel pour tenter de résoudre leurs problèmes.
K.V. Motchoulski, un ami proche de mère Marie, raconte dans ses mémoires : « Mère sait tout faire : la menuiserie, la charpenterie, la peinture en bâtiment, elle sait broder, coudre, tricoter, dessiner, peindre des icônes, laver le sol, taper à la machine, cuisiner, bourrer un matelas, traire les vaches, désherber le potager. Elle aime le travail manuel et méprise les tire-au-flanc. Elle se moque des lois de la nature, ne comprend pas ce qu’est le froid, peut ne pas manger ni dormir des jours durant, elle nie la maladie et la fatigue, aime le danger, ne connaît pas la peur et hait le confort sous toutes ses formes : matériel et spirituel. »
En 1937, un nouveau terrible malheur survient dans la vie de mère Marie : son aînée, Gayana, meurt de dysenterie. En mémoire de sa fille, la religieuse s’engage encore plus profondément dans l’aide à son prochain.
L’année 1940 apporte avec elle l’occupation de Paris, et le début des persécutions contre les Juifs.
Mère Marie explique à Motchoulski : « Il n’y a pas de question juive, il n’y a qu’une question chrétienne. Est-il possible que vous ne compreniez pas que cette lutte est une lutte contre la chrétienté… ? »
La maison de la rue Lourmel devient rapidement un refuge. On y cache ceux qui sont en danger, on leur procure de faux papiers, on les fait passer en « zone libre ». Mère Marie est en lien étroit avec la Résistance.
Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1942, 13 000 Juifs sont arrêtés et envoyés au Vélodrome d’Hiver. Mère Marie réussit à y pénétrer et passe trois jours sur place, aidant les bénévoles de la Croix-Rouge à secourir les malades. Dans ces conditions incroyables, elle réussit à sauver trois enfants, en les cachant dans un bac à ordures.
Le 8 février 1943, la Gestapo effectue une descente à Lourmel et arrête Iouri Skobtsov. On fait savoir à mère Marie, qui ne se trouvait pas à Paris, que son fils sera libéré à condition qu’elle-même se présente à la Gestapo. Arrivée sur place, elle est arrêtée sur-le-champ – et personne n’est libéré. La mère de Liza, Sofia Pilenko, raconte que le gestapiste Hoffmann lui a alors crié : « Vous avez mal élevé votre fille, elle n’aide que les Juifs ! »
Ce à quoi Sofia Borissovna a répondu : « C’est un mensonge. Ma fille est une authentique chrétienne, et il n’y a, pour elle, ni Hellène, ni Juif. Elle a aidé des tuberculeux et des fous, et tous les malheureux. Et si le malheur vous menaçait, elle vous aiderait vous aussi. » Mère Marie a souri et dit : « C’est peut-être vrai, que je vous aiderais. »
Au terme de longs interrogatoires, tout le groupe est transféré au fort de Romainville, puis dans un camp d’étape à Compiègne, où mère Marie peut voir son fils une dernière fois. On dispose des mémoires d’une de ses codétenues, I.N. Webster, témoin involontaire de cette rencontre : « Le matin, à cinq heures, je suis sortie de mon étable.
Et, en passant dans le couloir, dont les fenêtres donnaient à l’Est, je me suis soudain figée, dans un émerveillement indescriptible face à ce que je voyais. Le soleil brillait, il tombait depuis l’Est comme une lumière dorée sur la fenêtre, dans le cadre de laquelle se tenait mère Marie.
Tout en noir, monastique, son visage scintillait, et elle avait une expression de celles que l’on ne décrit pas avec des mots ; rares sont les êtres, dans la vie, qu’une telle expression transforme, même une fois. À l’extérieur, sous la fenêtre, se tenait un jeune homme – fin, grand, les cheveux dorés et le visage ravissant, pur, transparent. Dans le soleil levant, la mère et le fils étaient entourés de rayons dorés… Ni l’un ni l’autre ne savaient que c’était leur dernière rencontre dans ce monde. »
De Compiègne, les hommes sont envoyés à Buchenwald, et mère Marie est déportée dans le camp pour femmes de Ravensbrück. Iouri Skobtsov, selon toute vrai- semblance, est mort en chambre à gaz.
De nombreux témoignages de codétenues ont été conservés sur la conduite de mère Marie en détention, dont le plus frappant est celui de la nièce de Charles de Gaulle, Geneviève de Gaulle-Anthonioz : « Sur son matelas, elle organisait des réunions où elle parlait de la révolution russe, du communisme, de son expérience politique et sociale et, parfois, plus profondément, de son expérience religieuse. Mère Marie lisait des extraits des Évangiles. Nous, à côté d’elle, nous priions et chantions parfois à voix basse. »
Arrive le printemps 1945. Ces derniers mois avant la libération sont extrêmement pénibles.
Mère Marie demande à l’une de ses codétenues, E.A. Novikova, d’apprendre par cœur et de transmettre son dernier message au métropolite Eulogius : « Mon état actuel, c’est une totale soumission à la souffrance et, si je meurs, j’y verrai une bénédiction d’en haut. »
Elle, qui a tant de fois consolé les autres, garde désormais le silence.
Le 30 mars, un Vendredi saint, mère Marie est envoyée dans un groupe de condamnés à mort. Selon d’autres versions, c’est elle-même qui aurait voulu les rejoindre.
Mère Marie meurt le 31 mars 1945 en chambre à gaz.
En 1985, elle reçoit le titre de « Juste parmi les nations » et, en 2004, elle est canonisée comme « Sainte martyre » par le patriarcat de Constantinople.


Au jour du Jugement dernier,
on ne me demandera pas si j’ai respecté les préceptes ascétiques
ni combien de prières j’ai faites,
la tête baissée ou à genoux,
mais on me demandera si j’ai nourri celui qui avait faim,
si j’ai vêtu celui qui allait nu,
si j’ai rendu visite à celui qui était à l’hôpital ou en prison.



Mère Marie