Lore Krüger est une météorite de l’histoire de la photo. Sans un concours de circonstances improbable, ses rares clichés seraient encore aujourd’hui enfouis au fond d’une vieille valise, à l’abri de tous les regards...
Jewpop vous fait découvrir l’histoire extraordinaire de cette photographe juive allemande, militante antifasciste qui réussit à échapper aux persécutions nazies, et dont l’œuvre est exposée pour la première fois en France au MAHJ jusqu’au 17 juillet.
Née en 1914 à Magdebourg au sein d’une famille aisée et peu pratiquante, les Heinemann, Lore quitte son pays en 1933 pour Londres, où son travail de jeune fille au pair lui permet de se consacrer à sa passion, la photographie.
Son exil se poursuit entre Majorque, où se sont réfugiés ses parents – qui se suicideront en 1940 – puis Barcelone, avant de rejoindre Paris en 1935. Elle retournera à Majorque en 1936, en pleine guerre d’Espagne, y photographiera avec son Leica un massacre de civils par l’armée franquiste, et se dira « à jamais hantée par ces images », disparues au cours de son périple.
Lore Krüger se mobilise pour les Républicains et les combattants des Brigades internationales (parmi lesquels son futur mari Ernst Krüger), tente d’alerter l’opinion française sur la dangerosité du régime nazi. En mai 40, comme la plupart de leurs compatriotes réfugiés en France, Lore et sa soeur sont internées.
Ce sera au camp de Gurs, d’où elles parviennent à s’échapper, se terrant à Marseille avec Ernst dans l’espoir de décrocher un visa pour le Mexique. New York les accueillera finalement après un voyage homérique, avant le retour en Allemagne en 1946 à Berlin-Est.
Les photos de Lore Krüger n’auraient jamais vu le jour sans le hasard d’une rencontre, à l’été 2008, quand une jeune philologue allemande, Irja Krätke, se rend dans un café associatif de Berlin où les anciens des Brigades internationales ont l’habitude de se retrouver.
Elle veut réaliser un reportage sur l’un des leurs, Kurt Julius Goldstein, juif et communiste comme Lore Krüger. Celle-ci, présente dans l’assemblée, lui donne rendez-vous chez elle et extrait d’une valise ses photos, trésor caché jusqu’ici. Irja, stupéfaite, contacte alors l’une de ses amies, Cornelia Bästlein, pour qu’elle porte son regard professionnel de graphiste sur ces clichés qui lui paraissent valoir de l’or.
Ils seront exposés grâce à elles en janvier 2015 à Berlin, avant de l’être aujourd’hui au Mahj.
L’exposition du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme révèle une photographe en quête de son art, sous l’influence des tendances picturales élaborées par ses aînés de l’entre-deux-guerres et maîtrisant déjà, malgré son jeune âge, une esthétique digne des plus grands, à l’image de la photo de cet ouvrier prise sur un quai de Paris.
Les portraits qu’elle réalise dénotent un sens aigu du cadrage, où le glamour stylisé des années 30 se pare de cette « nouvelle vision », marque de la photographie d’avant-garde à laquelle elle adhère.
Certains des portraits présentés au Mahj datent de sa période parisienne, alors que Krüger suivait les cours de Florence Henri, qui réalisera celui de la jeune photographe qui figure en une de cet article, empli de beauté et de tristesse. Celui de Giacometti ou de modèles inconnus, comme cette mystérieuse et superbe femme alanguie aux faux airs de Frida Kahlo, font preuve d’une élégance absolue.
D’autres, datant de son exil new-yorkais, se rapprochent de ceux d’Herman Leonard. On les imaginerait presque réalisés avec une chambre photographique, tant la jeune artiste s’approche au plus près du grain des visages et contraste à merveille ses noirs et blancs.
Ses paysages urbains, en particulier ceux datant de sa période parisienne, rappellent aussi les décors réalisés par Trauner pour les films de Carné, tandis que ses natures mortes d’esprit cubistes ou Bauhaus complètent son art de la composition picturale, entre ombre et lumière, forme et rigueur.
Mais c’est avec ses reportages que Lore Krüger réalise son travail le plus marquant. La force et l’humanisme de ses clichés réalisés à Paris, Majorque et aux Saintes-Marie-de-la-Mer, font irrésistiblement penser aux travaux d’un Robert Capa ou d’un Willy Ronis.
Ils captent l’instant avec justesse, loin de tout misérabilisme gratuit, en sus d’une esthétique dénuée de pathos, où la vision engagée de la photographe se révèle pleinement.
Au fil des salles exposant ses photos, le sentiment que toute son œuvre s’emboîte naturellement domine. Comme si Krüger avait derrière elle une déjà longue carrière de photographe. Lore au dateur, ce ne sont pourtant que dix courtes années d’activité.
À son retour en Allemagne de l’Est en 1946, elle stoppe tout travail photographique en raison de son état de santé, pour se consacrer à la traduction d’œuvres majeures anglo-saxonnes, des romans de Stevenson à ceux de Mark Twain et Daniel Defoë. Ironie de l’histoire, qui permettra aux jeunes allemands de la « reconstruction » de se réjouir des aventures de Robinson, Tom Sawyer et de découvrir L’Île au trésor dans la langue de Goethe grâce à une juive allemande marxiste, jadis photographe d’un immense et méconnu talent.
Cette passionnante exposition permet de boucler la boucle. Krüger en paix, de son exil-apprentissage parisien à son entrée au musée de la rue du Temple, qui lui rend ainsi le plus mérité des hommages.
Alain Granat
Le site du MAHJ
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple
75003 Paris
Téléphone : 01 53 01 86 60
Lundi, mardi, jeudi, vendredi : 11 h à 18 h
Fermeture des caisses à 17 h 15
Mercredi : 11 h à 21 h
Fermeture des caisses à 20 h 15
Dimanche : 10 h à 19 h
Jours fériés : 11 h à 19 h
Fermeture des caisses à 18 h 15
Plein tarif : 8,00 €
Tarif réduit (familles nombreuses, Amis du Louvre) : 6,00 €
Le magazine Télérama, en partenariat avec le MAHJ, propose un album très complet sur le parcours et le travail de Lore Krüger, enrichi de reproductions de photos de l’artiste. 64 pages, 10, 90 €
© photos : Galleria Martini & Ronchetti / Succession Lore Krüger
Source JewPop