Si les médias israéliens sont libres et indépendants, certains reportages sont soumis à une mystérieuse institution : le bureau de la censure militaire, qui valide les articles "sensibles" et officie dans les salles de montage des trois chaînes généralistes....
n soir de la fin du mois de novembre dernier, Tomer Avital reçoit un appel d'un numéro caché. Bien qu'il soit déjà tard, il décroche. A l'autre bout du fil, un homme se présente : "Eli, de la censure militaire."
Quelques minutes plus tôt, ce journaliste indépendant avait mis en ligne sur son site "Cent Jours de transparence", le compte rendu d'un colloque qui s'était tenu dans la journée à Jérusalem.
Au cours d'un débat, l'un des intervenants, le député Mickey Rosenthal, avait raconté qu'un lobbyiste, connu comme le loup blanc dans les allées du pouvoir israélien, espionnait, dans les années 1970, le KGB pour le compte du Shabak, les renseignements intérieurs de l'Etat hébreu.
Une vieille affaire de barbouzerie qui tombait sous le coup du secret imposé par le service de la censure militaire. A la demande de son interlocuteur, Tomer Avital n'a eu donc, ce soir-là, d'autre choix que de purger son site de toute référence à l'anecdote.
Drôle de paradoxe. Car les journalistes israéliens ne connaissent guère de tabous et se livrent entre eux une concurrence acharnée. Ainsi, on ne compte plus les responsables politiques, les hauts gradés de l'armée, de la police ou des services secrets poussés à la démission après la révélation, par la presse, de leur implication dans un scandale de corruption ou de mœurs.
Quant à la notion de secret, dans ce petit pays cloisonné de 8 millions d'habitants, elle est illusoire : tout finit par se savoir dans le shtetl (petite ville en yiddish) israélien. Une liberté de ton cependant limitée dès lors qu'il s'agit de la "sécurité nationale".
Une liste hétéroclite de sujets soumise à la censure
C'est l'héritage d'une réglementation remontant à l'époque du mandat britannique, avant même la création de l'Etat d'Israël en 1948 : tout article ou reportage télévisé traitant de questions liées à l'armée ou au renseignement doit recevoir l'autorisation préalable du bureau de la censure militaire. Cette obligation, sans équivalent dans aucun autre régime démocratique, concerne 41 domaines, allant du programme nucléaire national aux opérations militaires en territoire ennemi, en passant par l'existence de certaines unités secrètes, la construction du gazoduc reliant la Méditerranée à Eilat ou encore l'émigration des communautés juives menacées.
Une liste hétéroclite de sujets à manier avec précaution, et d'ailleurs elle-même soumise à la censure.
Les rédactions des principaux journaux sont donc tenues d'envoyer les articles "sensibles" au service de la censure pour validation. Dans le cas des télévisions, c'est encore plus simple puisque l'un de ses représentants officie carrément à demeure dans les salles de montage des trois chaînes généralistes du pays. Même les correspondants des médias étrangers y sont - théoriquement - soumis, et doivent s'engager à respecter "les consignes de la censure militaire" afin d'obtenir leur accréditation.
Une injonction très floue dont les modalités ne leur sont jamais explicitées, de même qu'ils n'ont, en général, aucun contact avec cette mystérieuse institution. Ainsi, en une décennie d'exercice, l'auteur de ces lignes n'y a ainsi jamais été confronté.
Dirigé par un officier supérieur nommé par le ministre de la Défense, le service, hébergé dans un immeuble de bureaux au cœur de Tel-Aviv, est composé d'une quarantaine de conscrits et de civils.
Une fois en poste, le censeur en chef ne dépend d'aucune autorité, politique ou militaire, autre que la Cour suprême. Selon les propres statistiques du service, si 85 % des articles qui lui sont soumis ne subissent aucune modification, 15 % se voient amputer d'un mot, d'une phrase ou d'un paragraphe jugé problématique. Dans certains cas, rarissimes (1 %), c'est tout l'article qui est interdit de publication.
Et gare aux contrevenants : un média qui tenterait d'échapper à la censure en diffusant des informations jugées "sensibles" sans son accord encourt des poursuites judiciaires, voire une fermeture administrative. En 2008, en pleine offensive de Tsahal contre le Hamas à Gaza, le censeur en chef avait ainsi fait arrêter les deux envoyés spéciaux d'une télévision iranienne, qui commentaient en direct, et avec moult détails, les préparatifs des unités israéliennes s'apprêtant à envahir le territoire palestinien.
Spécialiste des questions militaires du grand quotidien de gauche "Haaretz", Amos Harel est l'un des journalistes les plus respectés du pays
"On ne peut vraiment pas dire que cela me plaît, mais j' ai appris à travailler avec cette contrainte."
"Israël est dans une situation sécuritaire compliquée et je ne vois pas tellement d'autres solutions que ce contrôle : c'est un garde-fou. Le risque, c'est de dévoiler une information qui mette en danger la vie de nos soldats", explique-t-il, résumant l'avis de nombre de ses confrères.
"Mais ce n'est tenable que parce qu'ils sont professionnels et n'interviennent que dans les questions strictement sécuritaires. Je n'ai encore jamais été témoin de censure politique ou d'opinion. On n'est pas en Turquie."
C'est ainsi que les témoignages d'anciens soldats accusant Tsahal d'éventuels crimes de guerre recueillis par l'organisation d'extrême gauche Breaking The Silence reçoivent systématiquement l'aval de la censure militaire. De même que, très récemment, les images d'un soldat achevant un Palestinien blessé qui venait de commettre un attentat à Hébron.
Pour un reporter, le système est pourtant souvent à l'origine d'intenses frustrations professionnelles.
En 2007, l'aviation israélienne détruit une centrale nucléaire syrienne secrète en cours de construction avec l'appui de la Corée du Nord. Rapidement averti du succès de l'attaque par ses sources, Amos Harel s'apprête à la rendre publique, avant d'être privé de ce scoop mondial.
L'Etat hébreu ne revendiquant jamais ce genre d'opérations, il interdit à ses journalistes de les évoquer directement, à moins de préciser "selon la presse étrangère".
Une hypocrisie qui incite bien souvent les enquêteurs israéliens à "fuiter" une information exclusive à leurs confrères des médias internationaux afin qu'ils puissent en faire état à leur tour.
"Personne n'est dupe du stratagème, mais pour les services de renseignements ennemis, une information a beaucoup moins de valeur si elle vient d'un journaliste étranger que d'un Israélien", confie une source bien informée au sein de Tsahal (sollicité par "TéléObs" , le service de la censure s'est refusé à tout commentaire).
Une guerre perdue d'avance à l'ère numérique
Richard Silverstein est l'un des destinataires privilégiés de ces fuites. Ce juif américain très critique envers la politique israélienne s'est ainsi fait une spécialité de publier sur son site Tikun Olam les détails des affaires censurées par l'Etat hébreu. Ses sources ?
"Des journalistes, bien sûr , mais aussi des membres des différents services de sécurité qui veulent contourner la chape de plomb qui leur est imposée"
La simple évocation de son nom dans un article peut d'ailleurs elle-même parfois tomber sous le coup d'une interdiction.
Son cas illustre la guerre perdue d'avance menée par la censure militaire à l'ère numérique.
Face aux réseaux sociaux et à l'instantanéité de la transmission des informations, le système, conçu pour fonctionner sur la base d'un gentlemen's agreement avec quelques rédactions installées, atteint ses propres limites.
"Les journalistes qui traitent de ces sujets sont en contact permanent avec la censure.
Il y a un dialogue,une négociation sur ce qui est publiable ou pas. C'est un échange de bons procédés", confirme Oren Persico qui écrit au 7ème Œil, un site spécialisé dans l'analyse des médias . Mais quel pouvoir de contrainte avez-vous sur un blogueur qui tweete depuis l'étranger ? Aucun."
Un constat d'impuissance également fait par Sima Vaknin-Gil, l'ancienne chef du service de la censure.
Avant de quitter son poste l'été dernier, ce général avait, dans un long article de "Justice et armée", une publication de la branche juridique de Tsahal, proposé une réforme complète du système.
"Conceptuellement et pratiquement, il devient de plus en difficile de justifier l'existence d'une censure préventive", expliquait-elle, préconisant son remplacement par une commission civile dont le rôle, en temps de paix, se limiterait à établir un cadre légal pour les médias sans exiger une vérification de leurs informations avant publication. Mais l'avis de cette professionnelle respectée, dont la décennie passée à la tête de l'institution a été marquée par une volonté d'entraver le moins possible le travail de la presse, semble être tombé dans l'oreille d'un sourd.
Pour la remplacer, le ministre de la Défense, Moshe Ya'alon, a en effet nommé une "dure", le colonel Ariella Ben Avraham. En février dernier, cette ancienne porte-parole de Tsahal avertissait ainsi une trentaine de blogueurs spécialisés dans les questions militaires qu'ils devraient désormais, eux aussi, soumettre leurs publications à ses services.
Une première, accueillie avec beaucoup de scepticisme et pas mal d'ironie par l'opinion publique israélienne. Tehilla Schwartz Altshuler, chercheuse à l'Israel Democracy Institute, qui s'apprête à publier un ouvrage sur la question analyse :
"Ariella Ben Avraham veut marquer son territoire. Le niveau de rigueur de la censure dépend beaucoup de la personnalité de l'officier qui la dirige et de l'idée qu'il se fait de la démocratie. Son rôle consiste à chercher en permanence à préserver un équilibre entre la sécurité de l'Etat et la liberté de la presse. Ce devrait être à l' armée de mieux protéger ses secrets si elle ne veut pas qu'ils soient révélés."
Très critique, elle accuse l'appareil sécuritaire d'utiliser l'arme du black-out pour se protéger de la curiosité des journalistes, en dehors de toute justification stratégique.
De plus en plus sceptiques sur l'efficacité de la censure militaire, la police israélienne et le Shabak ont ainsi pris l'habitude de demander à la justice d'imposer des "obligations de silence" sur les affaires en cours.
"Je ne pense pas que ce genre de mesures ait sa place dans un Etat démocratique", regrette Uri Blau.
Journaliste à "Haaretz", ce dernier a été, en 2010, au cœur d'un énorme scandale après ses révélations sur des exécutions extrajudiciaires de membres des groupes armées palestiniens par l'armée. Une enquête approuvée par la censure mais qui s'appuyait sur des documents dérobés à l'état-major par une soldate, Anat Kamm.
Accusé de recel de matériel classé secret-défense, Uri Blau avait échappé de peu à la prison. Désormais installé à Washington, il fait partie du collectif de journalistes internationaux qui enquêtent depuis plusieurs mois sur les "Panama Papers". Il dit :
"La censure militaire est un faux problème. C'est ni noir ni blanc. Ce qui tue le journalisme, c'est la crainte de se mettre en danger. L'autocensure, c'est cela le vrai danger."
Une leçon qui vaut en Israël comme ailleurs.
De notre correspondant en Israël, Hadrien Gosset-Bernheim
Source L'Obs