Le titre pourrait être une métaphore… Non, c’est une réalité précise, datée et située. Le livre paraît court, enlevé… Non, il est lent, rigoureux, obstiné. Le point de départ est simple. Cela se passe au tribunal de Jérusalem, lors du procès d’Adolf Eichmann.......Détails........
Le 7 juin 1961 est appelé à la barre l’écrivain Yehiel Dinur, rescapé d’Auschwitz, dont les livres – signés Ka-Tzetnik – ont connu en Israël un très grand succès. Il a 52 ans. « Il porte un costume clair. Sa parole est lente, entrecoupée de soupirs et de longs silences. » Après quelques minutes, il s’affaisse, évanoui, comme le montre la photographie en couverture du livre. Saisissante, la scène fut filmée. On peut la regarder sur YouTube. Ici, « l’anecdote » est le signe du « remuement de choses innommables, dont l’effet semble nous concerner, s’adresser directement à nous et nous alerter, mobiliser nos forces d’interprétation ».
Ses forces, mais aussi les incertitudes et les fragilités de son discernement, Christian Doumet les mobilise. Elles sont le contraire d’un savoir déjà établi, d’une science qu’il suffirait d’appliquer. Son livre se fait lui-même approche, témoignage, car on ne peut traiter ces questions en se mettant à l’abri, derrière un bureau d’étude. « J’avance à tâtons dans le tunnel de l’évanouissement, avec l’impression d’y ramper. Beaucoup de peine à respirer, à remuer ce corps », avoue-t-il d’emblée.
Son trouble n’est pas l’effet de quelque complaisance ou identification avec l’homme qui vient de s’écrouler, de perdre connaissance. Il est celui d’une intelligence en action, en réaction, face à l’innommable. Si l’on était dans une autre circonstance, seule la parole du témoin ferait foi. Là, ce sont les paroles, mais aussi les silences, puis l’évanouissement, qui prennent sens. Et ce sens, il faut le formuler, presque l’expérimenter.
Le « théâtre » est dressé. D’un côté le regard froid, à la fois attentif et totalement absent, d’un petit fonctionnaire du meurtre collectif, de l’autre Dinur, l’homme qui, après avoir écrit sur son expérience dans ses livres, essaie de parler, de raconter de vive voix ce qu’il a vu et vécu.
« Je ne suis pas comme un écrivain, prévient-il au début de sa déposition. Ce que j’écris est une chronique de la planète Auschwitz. » Il poursuit : « Cette planète des cendres, Auschwitz, se situe en face de notre planète Terre, et l’influence. » D’une manière bouleversante, il dit enfin que, de cette planète, il n’est « qu’une retombée ».
Mais les mots ne suffisent pas. Ils ne peuvent que répéter une impuissance, car « sur de telles limites l’existence déborde le dicible ». Dinur, ce jour de juin 1961, est convoqué pour donner à ceux qui l’écoutent dans la salle d’audience, et aussi à Eichmann, une idée de ce que fut cette « existence » collective promise à l’extermination, une « vision actuelle de ce que le nom d’Auschwitz désigne ».
Il échoue, manifestant dans sa présence et dans son corps s’évanouissant cette impossibilité. Christian Doumet parle justement d’une « allégorie de la mémoire ». Il convoque autour de ce vide bien des auteurs, de Primo Levi à Maurice Blanchot, et aussi Flaubert ou Kafka.
Ce n’est pas tant une énigme qu’il cherche à résoudre, qu’une absence à rendre tangible.
Cet épisode du procès d’Eichmann est venu à lui, lui a « fait signe ». Il ne pouvait pas, tout comme Dinur, se dérober à cette convocation.
L’évanouissement du témoin, de Christian Doumet, Arléa, 128 p., 17 €
Source La Croix
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