mercredi 29 mai 2019

Elie Barnavi : "Qu'est-il donc arrivé à l'Europe ?"


Un livre passionnant de Marion Van Renterghem éclaire les coulisses de l'Union européenne. L'ancien ambassadeur d'Israël en France Elie Barnavi l'a lu pour L'Express.......Décryptage.........



Le cliché est incontournable : voici un livre qui vient à son heure, en l'occurrence à l'issue d'un scrutin européen que tout le monde, européistes comme eurosceptiques, s'accorde pour estimer crucial. 
Journal de voyage émaillé d'anecdotes savoureuses, galeries de portraits d'Européens, ouvrage de réflexion politique et historique, Mon Europe, je t'aime moi non plus, de Marion Van Renterghem* est tout cela à la fois. 
Le tout est offert aux citoyens amers et désabusés d'une Union à la peine dans une langue enlevée au style limpide et élégant, qui se laisse lire - tenez, un autre cliché - comme un roman. 
Au départ, l'an de grâce 1989, un millésime révolutionnaire plein de promesses de lendemains qui chantent ; à l'arrivée, cette tristounette année 2019 au goût de cendres des espérances déçues. 
Trente ans, soit le temps qu'il a fallu à la journaliste pour devenir adulte et à l'Europe pour vieillir prématurément. 
Et cette question, lancinante, que l'islamologue Bernard Lewis posait naguère à propos de l'islam, une autre civilisation qui a mal tourné : What Went Wrong ? Mais que s'est-il donc passé ? 
Pour répondre à cette question, existentielle en vérité, Marion Van Renterghem est allée à la rencontre de personnages, certains célèbres et influents, d'autres humbles et sans-grade. 
A Budapest, elle converse avec un avocat, son patron occasionnel d'il y a trente ans devenu ministre de la Justice, et l'on comprend mieux les complexes, les frustrations et les humiliations hérités de l'Histoire qui ont enfanté la "démocratie illibérale" théorisée par Viktor Orbán.  
A Dublin, les déboires d'un marchand de chaussures rendent compte, mieux que bien des analyses savantes, des racines économiques du désenchantement européen. 
A Athènes, un petit chiffonnier débrouillard et attachant porte avec panache les stigmates de la crise grecque. 
A Riga, une ancienne présidente lettone que j'ai eu le bonheur de rencontrer un jour, Vaira Vike-Freiberga, lui raconte avec humour ses "trois dîners ratés avec Poutine", et l'on sent ce que doit être la vie des peuples de l'ex-empire soviétique à l'ombre de Moscou, leur peur de perdre une fois de plus leur liberté, si chèrement gagnée. 
Dans la vieille chartreuse de Trisulti, dans le Latium, on découvre un Britannique haut en couleur, Benjamin Harnwell, fondateur d'un think tank ultraconservateur et grand ami de Steve Bannon, et, grâce à lui, la nébuleuse antieuropéenne d'inspiration catholique qui hait l'Europe à cause de ses penchants libéraux et humanistes. 
En Nigel Farage, sans lequel le Brexit n'existerait probablement pas, on trouve le populisme chimiquement pur des démagogues pour qui aucun mensonge n'est assez gros pour abattre "Bruxelles". 
A-t-il cru lui-même en la fable des 350 millions de livres hebdomadaires données à l'UE qui viendraient aussitôt garnir les coffres du système de santé britannique ? 
Allons donc, il en rit de bon coeur. Eh oui ! : "La campagne du Brexit restera dans l'Histoire comme la plus vertigineuse leçon de cynisme politique que la démocratie ait jamais connue." 
Si l'on sourit souvent à la lecture de ces pages, c'est d'un sourire triste. Si l'on comprend mieux "ce qu'il s'est passé", l'on voit moins bien, dans l'Europe telle qu'elle s'est faite et avec les dirigeants que ses citoyens se sont donnés, comment elle pourra s'en sortir. 
Certes, consolation du pauvre, les démocraties nationales ne sont guère plus vaillantes que la démocratie européenne. 
Et certes, toutes les études d'opinion le montrent, une majorité solide d'Européens ne souhaite pas quitter l'Europe, tant s'en faut, et les partis europhobes ont dû mettre beaucoup d'eau dans leur vinasse. 
C'est que si la plupart ignorent ce que l'Europe a fait et fait pour eux ; si, faute de le leur avoir expliqué, ils ne savent pas quel formidable saut de civilisation leur projet inouï représente ; si la démocratie est ce régime apparemment terne de gestion du quotidien qui n'est grande et belle qu'aux yeux de ceux qui y aspirent, ils sentent confusément que, dans un monde anomique dominé par de grands prédateurs, ils sont tout de même mieux ensemble que seuls. 
Il reste que le spectre hideux du nationalisme hante derechef le continent, qui, pour son malheur, l'a enfanté. Qui l'eût cru "il y a trente ans" ?  

* Mon Europe, je t'aime moi non plus. 1989-2019, par Marion Van Renterghem, Stock, 250 p., 19 €. 

Source L'Express

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