mercredi 29 juin 2016

" On a longtemps cru que les nazis ne réfléchissaient pas "





Quand assassiner des millions d’individus n’est plus un crime mais devient une nécessité biologique… Un historien dévoile la terrifiante logique de la pensée nazie. Professeur à la Sorbonne, Johann Chapoutot a consacré ses travaux à l’histoire de la culture nazie. Il est notamment l’auteur de Le Nazisme et l’Antiquité (PUF, 2008) et de La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014)...





Geo Histoire : Dans votre essai, La Loi du sang, vous appelez à «prendre les écrits nazis au sérieux». Pourquoi, durant des décennies, l’analyse de ces textes a t-elle rebuté les historiens ?
Johann Chapoutot : Tout d’abord, le contenu n’est pas plaisant… C’est une immersion dans un monde très sombre, très pessimiste et agressif. Mais il y a une autre raison. Jamais un régime politique n’a autant agi et détruit en si peu de temps. Les chiffres sont vertigineux. 60 millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale, la destruction du cœur de l’Europe ; à l’est, on compte 5 000 massacres équivalant à Oradour-sur-Glane, 500 en Grèce… Les historiens se sont donc dit légitimement que ce qui comptait, c’était l’établissement des faits, et qu’après tout, les écrits et discours nazis n’avaient pas d’efficacité pratique. Alors que le nazisme a développé une intelligence qui lui était propre, avec ses valeurs, son éthique et sa vision du monde et de l’Histoire.

Les écrits nazis décrivent l’Histoire comme un «long tunnel de souffrances». La race germanique serait-elle une victime ?
Oui, selon eux, depuis six mille ans. Pour les nazis tout comme les théoriciens de la mouvance nationaliste völkisch qui émerge au milieu du XIXe siècle, l’histoire de l’humanité est indissociable de celle de la lutte des races, et en l’occurrence de l’agression permanente du pauvre peuple indo-germanique, aimable et pacifique, par des ennemis qui veulent sa mort, notamment les juifs. Ce cycle d’agressions aurait débuté avec les guerres médiques, qui opposèrent les Grecs aux Perses au début du Ve siècle avant Jésus-Christ. Ou, selon l’interprétation nazie, l’attaque par l’Orient «enjuivé» de la Grèce germanique…

Les nazis ont souhaité «liquider» l’héritage de 1789. Pourquoi ?
La Révolution française offre le même schéma que les guerres médiques : une révolution menée par une sous-humanité racialement dégénérée contre l’élite qui gouverne la France à cette époque. Les nazis ne sont d’ailleurs pas originaux. Ils ne font que reprendre la théorie de la «querelle des deux races» qui a cours chez les aristocrates français depuis le XVIe siècle, avec cette idée de «sang bleu» : les aristocrates seraient issus d’une lignée pure, franque et donc germanique, pour dominer la plèbe gallo-romaine, racialement mélangée. Pour les nazis, il faut donc en finir avec l’influence philosophique de la Révolution. En 1930, le théoricien du nazisme Alfred Rosenberg évoque ainsi «cent cinquante ans d’erreurs».

L’idée étant aussi de se démarquer de Marx qui faisait de 1789 une référence…
Pour les nazis, le communisme marxiste fait partie, comme le christianisme égalitariste et universaliste dans l’Antiquité, ou plus récemment l’humanisme et le libéralisme, de ces doctrines néfastes qui viennent nier la hiérarchie naturelle et la loi du plus fort. La Révolution française marque ainsi l’insurrection de la lie raciale contre l’élite germanique. C’est le face-à-face entre la blonde Charlotte Corday et le basané Marat, aux cheveux crépus, qui est évidemment un être issu de l’aire méditerranéenne… Sans doute un juif ! Les révolutionnaires français auraient nié l’évidence biologique pour affirmer que, eux aussi, avaient des droits, alors qu’ils ne méritaient que d’être dominés. Le problème des nazis, c’est que le message universaliste de la Révolution française s’est répandu dans toute l’Europe, et notamment en Allemagne, avec l’importation du Code civil. Ce n’est donc pas un hasard si Goebbels annonce à la radio le 1er avril 1933 : «Nous avons effacé 1789 de l’Histoire.»

Pourquoi le racisme et l’antisémitisme prennent-ils tant d’ampleur dans l’Allemagne du début du XXe siècle, alors qu’elle est la nation la plus éduquée du monde ?
Ce n’est pas uniquement un phénomène allemand. Ni le racisme, ni l’antisémitisme, ni l’eugénisme ne sont nés entre Rhin et Memel. Avant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne apparaît comme un havre de paix pour les juifs, et cela, depuis longtemps. Le royaume de Prusse, depuis le XVIIe siècle, a accueilli tous les opprimés d’Europe : les Huguenots français, les juifs qui fuyaient la persécution catholique en Autriche… Il n’y a, par exemple, jamais eu d’affaire Dreyfus en Allemagne. Quand les juifs de Pologne ou de Russie fuient les pogroms qui se déchaînent à la fin du XIXe siècle, c’est en Allemagne qu’ils se rendent. Mais tout change en 1918. Pour les Allemands, la défaite est inexplicable. Quand vous avez eu des communiqués de victoire tous les matins et qu’un beau jour, on vous dit que c’est fini, qu’on a perdu, c’est curieux, quand même ! Lorsque vous n’arrivez pas – c’est le cas dans tous les traumatismes sociaux – à donner sens à ce qui se passe, à un bouleversement qui s’opère (que ce soit la peste noire au XIVe siècle, la Révolution française, la Révolution bolchevique…), vous avez recours à ce que l’historien Léon Poliakov appelle la «causalité diabolique». Autrement dit, la théorie du complot… Se développe alors après-guerre un antisémitisme virulent avec la légende du «coup de poignard dans le dos». Les sociaux-démocrates et les communistes, qui ont négocié l’armistice ou qui ont fait la révolution en 1918, ce sont des internationalistes, c’est donc l’anti-Allemagne, ce sont donc des juifs. Les théories racialistes des nazis se retrouvent alors en phase avec une société qui cherche un coupable à tout prix.

Le christianisme est-il aussi un ennemi à abattre ?
Effectivement, certains théoriciens de la mouvance völkisch estiment que la race blanche germanique a été dénaturée par l’évangélisation, c’est-à-dire par l’importation dans le Nord de principes religieux issus du Sud, des déserts et de l’Orient. Cela a marqué le début d’un cycle de douleurs pour la race germanique qui, auparavant, toujours selon eux, était libre, vivait nue et n’avait pas conscience du pêché. Alors que l’évangélisation a apporté la honte du corps, la séparation entre les individus, la monogamie, mais aussi le soin obligatoire aux faibles et aux malades. C’est ce christianisme «enjuivé» qu’il faut détruire selon l’extrême droite antichrétienne. Plus généralement, les nazis se méfient du monothéisme et sont plutôt animistes (c’est dans la nature que s’exprime le sacré). Au final, pour eux, il n’y a qu’une seule trinité qui compte : Volk, Blut, Boden (peuple, sang, terre)..

Au sujet de la «terre», d’où vient cette obsession pour les conquêtes ?
Pour les nazis et pour les théoriciens pangermanistes, l’Allemagne doit se confondre avec l’Europe, et en particulier avec l’Europe de l’Est. D’autant que le traité de Versailles a exacerbé cette question de l’expansion nationale : on n’a alors jamais vu autant de germanophones hors du territoire allemand qui perd 15 % de sa superficie en 1918. Par ailleurs, dans le contexte de l’expansion en Afrique et des discours colonialistes tenus par toutes les grandes puissances européennes, les nazis se disent qu’ils n’ont rien à se reprocher. Ils estiment être des colonialistes comme les autres. Et leur Afrique, c’est l’est de l’Europe, une terra nullius, une terre qui n’appartient à personne, peuplée de bipèdes slaves qui n’ont pas su la mettre en valeur.

Cet héritage de la pensée völkisch marque-t-il la différence avec d’autres fascismes ?
Sans doute. Contrairement au fascisme italien, il existe ici une ambition beaucoup plus grande, formulée et explicite de conquête territoriale, de colonisation et de sortie de l’Histoire. De son côté, Mussolini veut renouer avec le temps glorieux de la Rome antique et recréer l’empire de l’Antiquité. Il se situe dans une logique de progrès : l’exaltation de la technique, l’idée de l’«homme nouveau». Les nazis, eux, ne croient pas du tout à l’homme nouveau, contrairement à ce qu’on lit souvent, mais veulent revenir à l’homme germanique des origines, à l’archaïque… Les fascistes italiens sont racistes «comme tout le monde» à l’époque, mais n’en font pas une obsession. Alors que pour les nazis, tout est racial et biologique.

Pourquoi les nazis ne sont-ils pas allés plus loin en détruisant le christianisme ou en instaurant la polygamie ?
Parce qu’entre 1933 et 1945, ils doivent composer avec le réel. Eux-mêmes se considèrent comme une avant-garde qui aurait compris les lois de l’Histoire. Mais ils savent qu’ils ont affaire à des millions d’Allemands qui ne seraient pas assez éclairés. C’est notamment pourquoi la Solution finale, la destruction des juifs d’Europe, doit rester secrète. Himmler, le chef de la SS, le dit à ses officiers : le peuple ne nous comprendrait pas, il n’est pas assez mûr… Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les nazis font de la politique. S’il existe effectivement un projet chez les plus extrémistes d’en finir une fois pour toutes avec le christianisme, il ne faut pas occulter que, sur 80 millions d’Allemands, 79 sont chrétiens ou de culture chrétienne. L’Eglise reste une force sociale importante, avec des associations, des communautés de croyants, dont on a encore besoin dans la «croisade» contre le bolchevisme. En ce sens, les catholiques et les protestants sont considérés par les nazis comme leurs «idiots utiles». Quant à la polygamie, là encore, on ne peut pas heurter de front mille cinq cents ans de conception de la matrimonialité. Il existe malgré tout à l’été 1944 un projet pour modifier le Code civil afin d’autoriser les mariages multiples et d’encourager les plus beaux spécimens aryens à procréer. Sauf qu’à la fin du conflit, on a désormais d’autres préoccupations… La construction de l’idéal de société nazi s’inscrit dans une temporalité très longue, d’un «Reich de mille ans» pour reprendre les mots d’Hitler, mais qui nécessite avant tout de gagner la guerre. Pour le reste, on verrait après la victoire.

Les nazis envisageaient-ils une alternative à leur idéal raciste ?
Non, il n’y a pas de compromissions possibles. En 1945, dans son bunker, quand tout est perdu, Hitler signe le Décret de destruction des infrastructures du Reich et ordonne une politique de terre brûlée. Albert Speer, son ministre de l’Armement, lui demande alors ce qu’il adviendra des Allemands. Hitler lui répond : il n’y a pas d’après-guerre, c’est fini. Nous avions promis, prévu et prédit que si nous perdions, ce serait l’apocalypse. La logique de la biologie s’impose, ce sont les plus forts qui l’emportent. Les juifs et les Slaves ont gagné, les Allemands se sont révélés inférieurs et vont tous disparaître. Jusqu’au bout, Hitler est resté fidèle à sa conception de la race et de la civilisation.

A contrario, que se serait-il passé une fois cet idéal nazi instauré ? A quoi aurait ressemblé la société ?
Il existe dès les années 1930 des plans d’aménagement du territoire et de colonisation pour l’est de l’Europe, de la Pologne jusqu’à l’Oural, et de la Baltique jusqu’à la Crimée. On prévoit que les territoires seront colonisés par des paysans germaniques, avec des Slaves réduits en esclavage et des juifs totalement anéantis. Tout est planifié par des institutions de la SS comme l’Office central de la race et de la colonisation ou, plus tard, le Commissariat du Reich pour le renforcement de la race germanique, le RKF, qui imagine des plans de déplacement de populations, de construction d’autoroutes et de villes nouvelles… Comme le montre l’historien Christian Ingrao, des expositions sont organisées en 1941 qui dévoilent des cartes et des maquettes de villages et de fermes modèles qui devraient être bientôt construits en cas de victoire. Il en ressort une image d’une société très moderne. Les fermes disposent d’engrais et d’outils mécaniques. Tous les meubles sont encastrés, ce qui montre que l’on ne bougera plus pour des siècles. Les logements sont spacieux pour recevoir beaucoup d’enfants. Les ennemis ont disparu. Le peuple a purifié les nouveaux territoires en s’enracinant. Il n’y a également plus besoin de police dans cette société unie et harmonieuse où il n’y aura plus que des Germains se livrant à leurs activités favorites : faire beaucoup d’enfants et produire des denrées agricoles. Fin de l’Histoire.

Cette société figée fait-elle rêver les Allemands ?
Oui, car, justement, il est temps qu’il ne se passe plus rien ! Le pays est traumatisé par une longue série de crises et de catastrophes : la Grande Guerre et la défaite avec ses 2,5 millions de morts, le conflit à l’est jusqu’en 1921, la quasi-guerre civile jusqu’en 1923, l’hyperinflation… Et avant tout cela, l’extrême croissance démographique et l’industrialisation brutale, très visible dans la région de la Ruhr, autrefois idyllique, mais qui devient un enfer industriel… Ce n’est pas un hasard si le nazisme se cristallise dans cette extrême fébrilité des années 1920. Ce qu’Hitler promet aux Allemands, c’est la paix, enfin. La paix éternelle pour les pauvres Germains agressés depuis six mille ans. Et la paix des cimetières pour les ennemis du Reich.

Comment Hitler a-t-il pu devenir le vecteur des pensées racialistes, pangermanistes et millénaristes en vogue depuis des décennies en Allemagne ?
Le rôle d’Hitler est de promouvoir par la parole des idées, de les populariser et, finalement, de les incarner. C’est un petit caporal frustré, qui a trouvé dans cette vision raciste du monde l’explication de son malheur personnel et de celui de l’Allemagne. Par la violence de son discours et de son art oratoire, il devient une forme de médium, c’est-à-dire qu’il est capable, par ses gesticulations, par l’intonation de sa voix, de donner corps à la douleur et à la colère de la nation.

Au sein de ce mouvement intellectuel völkisch, certains n’ont-ils pas pris leurs distances avec ce tribun un peu vulgaire ?
Effectivement, de nombreux étudiants qui appartiennent aux cercles völkisch, très influents dans les universités allemandes, estiment que les nazis sont des plébéiens et des démagogues. Un exemple archétypal, c’est Werner Best, jeune docteur en droit, qui se retrouve confronté à la perspective peu exaltante du chômage à la fin des années 1920… Les nazis l’approchent et lui promettent alors une carrière au sein de leur organisation en lui assurant que, s’ils arrivent au pouvoir (ce qui est déjà fort probable), il serait récompensé. Et Werner Best, qui jusqu’ici méprisait Hitler et ses admirateurs, rentre au NSDAP, au service de renseignements de la SS, avant de devenir en 1933 l’un des créateurs de la Gestapo. C’est bien sûr très troublant de penser que les maîtres d’œuvre de la machine de mort et ses théoriciens étaient des intellectuels parfaitement structurés et éduqués. Les sympathisants de la droite nationaliste, les intellectuels ethnoracistes, les pangermanistes… Tous ont compris que le nazisme pouvait leur offrir des perspectives de carrière ainsi que la victoire de leurs idées. On assiste d’ailleurs au même phénomène du côté de l’armée. Jusque-là, les officiers de la Reichswehr (force de défense du Reich) représentaient la vieille culture prussienne, aristocrate et plutôt tolérante. Mais quand les nazis arrivent au pouvoir et proposent de reconstruire la Grande Allemagne, de détruire le traité de Versailles et de multiplier par trente les effectifs de l’armée, il est difficile pour eux de ne pas se laisser tenter…

Après-guerre, Werner Best tenta de convaincre ses juges que les cadres supérieurs nazis n’étaient que des assistants administratifs et non des criminels. Ce fut aussi le mode de défense d’Adolf Eichmann en 1961. A son sujet, Hannah Arendt évoquait la «banalité du mal». Pourquoi, selon vous, a-t-elle fait fausse route ?
A bien des égards, Hannah Arendt a signé une œuvre majeure et très précoce dans les années 1950, où elle a dévoilé de nombreuses clés de fonctionnement sur le IIIe Reich. Mais là où elle est contestable, et de fait maintenant très contestée par les historiens, c’est dans sa lecture du procès d’Eichmann. Elle se rend à Jérusalem en 1961 comme journaliste pour le New Yorker et assiste à quelques auditions. Dans ses articles, elle fait de cet ancien chef SS l’archétype même de l’individu qui ne pense pas, qui n’a ni empathie ni humour, qui n’est pas conscient de ses actes, et qui donc était, comme il le dit lui-même, un «rouage» d’un système qui le dépassait. Mais Hannah Arendt n’a pas perçu qu’il joue un rôle en 1961.

Quel rôle aurait joué Adolf Eichmann face à ses juges ?
Celui du parfait idiot, tout simplement parce qu’il veut sauver sa peau. Les historiens ont depuis découvert que hors-procès, Adolf Eichmann assume totalement son action. Il ne se considère pas comme un petit minable qui a obéi aux ordres mais comme un héros de la race germanique. On a aujourd’hui à disposition des heures d’enregistrements (Eichmann fut interviewé par d’anciens SS pour un livre à la gloire du IIIe Reich) où il dit en substance : «Mon honneur et ma gloire, c’est d’avoir tué 5 à 6 millions de personnes. Mon regret, c’est d’en avoir laissées vivantes à peu près le même nombre.» Sur ce point, Hannah Arendt s’est donc trompée. Elle est tombée dans le piège tendu par Eichmann, parce que l’image qu’il donnait correspondait trop bien à l’idée qu’elle avait du mal contemporain, c’est-à-dire l’absence totale de pensée.

Si Eichmann et tant d’autres n’étaient ni fous, ni manipulés, ni sadiques, alors, comment ont-ils pu commettre des tels actes en leur âme et conscience ?
Le terme de conscience n’apparaît pas dans la sémantique nazie. Il faut comprendre que ces individus, qui n’étaient pas des «monstres», mais des hommes tout simplement, ne considéraient pas leurs actes comme des crimes, mais comme une tâche (Aufgabe). Une tâche certes pénible, mais nécessaire. Le vieux principe libéral d’obligation hérité de la Révolution française (Je dois faire) est ici remplacé par la nécessité (Je ne peux pas ne pas faire). Exterminer les juifs devient donc un impératif historique et biologique. Parce que si on ne tue pas les ennemis, ce sont eux qui nous tueront. Himmler le dit bien dans son discours de Posen en 1943 : si le travail quotidien n’a rien de plaisant, il prend place dans un dessein d’ensemble qui, lui, est «historique » et «glorieux».

Ce sens du devoir nécessaire se retrouve-t-il à tous les échelons ?
Oui. Walter Mattner, petit fonctionnaire de police dans les territoires de l’Est, écrit ainsi à son épouse en 1941 : aujourd’hui, nous avons fait une «action». C’est-à-dire : nous sommes allés dans un village, nous avons emmené les hommes et des femmes dans des camions jusque dans la forêt puis nous les avons abattus. Nous avons en fin de journée, pour nous distraire, jeté des bébés par-dessus la fosse et fait des tirs au pigeon. Nous les avons tués, dit-il, parce que je pensais à nos deux filles que je te demande d’embrasser et qui me manquent tant. Si je laissais grandir ces enfants-là, ce sont eux qui, plus tard, iront assassiner les nôtres… Dans l’esprit de ce soldat et selon la logique nazie, un meurtre aussi abject relève ainsi du devoir et de la bravoure. Tout comme l’euthanasie des personnes handicapées pour les médecins du Reich, ou l’extermination des juifs pour les fonctionnaires des camps de la mort. A la fin de la guerre, beaucoup n’ont pas compris ce qu’on leur reprochait. Ils avaient cru non seulement à la légalité de leurs actes, mais aussi à leur nécessité.

De quelle manière l’Allemagne a-t-elle géré la culpabilité de ces fonctionnaires, médecins et soldats ordinaires ?
Dès 1949, au moment de la création de la République fédérale allemande, un consensus mémoriel s’installe. On estime que certes, les élites étaient «nazifiées », mais que les soldats ont mené une guerre «classique» sur les deux fronts. Que le nazisme a été une erreur, mais que l’Allemand moyen a su rester digne. Un peu comme en France, lorsqu’en 1945, de Gaulle et les communistes s’accordent pour dire que les Français ont tous été résistants, mis à part une poignée de traîtres. Politiquement, on peut comprendre cette logique, nécessaire pour reconstruire une vie après ce qui s’est passé. Mais en 1995, une exposition itinérante intitulée Verbrechen der Wehrmacht («Les crimes de la Wehrmacht») crée une émotion sans précédent en Allemagne. On y voit des soldats ordinaires assistant ou participant à des massacres, voire à des opérations génocidaires ; et l’on comprend que beaucoup avaient connaissance de ce qui se passait à l’est. Pour la première fois, ce ne sont pas des uniformes de la police et de la SS que l’on trouve sur les photographies, mais ceux de la Wehrmacht. Et la Wehrmacht, ce sont 18 millions d’hommes sous les drapeaux, c’est-à-dire la totalité de la société allemande ! Dans chaque famille, dans chaque maison, il y a un ancien soldat, un père, un grand-père… Le choc social a été terrible en Allemagne. Depuis, l’historiographie s’intéresse de plus en plus à des notions comme l’adhésion, le consensus, le consentement social et non plus seulement au paradigme totalitaire qui consistait à dire : ils ont marché au pas à cause de la propagande et de la SS.

Après-guerre, comment désapprendre ce qu’on a appris depuis l’enfance ? Comment arrêter de «penser et agir comme un nazi» ?
Ça prend plusieurs générations. Cependant, dès la chute du IIIe Reich, on assiste déjà à une décristallisation du discours nazi. Lorsque Berlin tombe en mai 1945, les Allemands vivent des semaines pénibles avec l’Armée rouge qui viole, pille et assassine.
Mais bientôt, les Alliés organisent la circulation des automobiles, des soupes populaires, l’approvisionnement de la population… L’univers d’angoisse apocalyptique installé par les nazis s’estompe, la théorie du «nous ou eux» formulée par Hitler ne s’est pas réalisée. La vie reprend le dessus. L’Histoire continue.


Source Geo