jeudi 30 juin 2016

L’extraordinaire destin de Menasseh ben Israël, ami de Rembrandt, maître de Spinoza, diplomate auprès de Cromwell






Amsterdam, 1636. À tout juste trente ans, Rembrandt frôle déjà les sommets de la gloire. Les notables de la ville défilent dans son atelier pour être immortalisés sous son trait vif et délicat. Cette année-là, le maître du clair-obscur exécute une eau forte à l’effigie du rabbin Menasseh ben Israël, l’une des plus grandes figures juives de son temps...







L’œuvre témoigne du croisement de deux âges d’or : ceux de la peinture hollandaise et du judaïsme amstellodamois. Elle rend également hommage à un acteur majeur du dialogue judéo-chrétien, dans une Europe encore hostile aux juifs. À notre tour, esquissons le portrait de Menasseh ben Israël !
 
Manoel Dias Soeiro voit le jour à Madère en 1604, dans une famille de marranes portugais. Baptisé à la naissance, il adopte le patronyme de Menasseh ben Israël à son arrivée à Amsterdam en 1610. La capitale de la République des Provinces-Unies est alors une cité prospère, libre et cosmopolite. Affranchie de l’Espagne catholique depuis 1579, elle est devenue la ville la plus puissante du monde.
Les calvinistes y instaurent un régime de tolérance religieuse unique en Europe. Comme la famille de Menasseh, de nombreux juifs de la péninsule Ibérique s’installent dans cette « nouvelle Jérusalem » pour échapper aux persécutions dont ils sont victimes depuis plusieurs générations. Retour en arrière…
 
Chassés d’Espagne en 1492 par les rois catholiques, les juifs se réfugient en masse au Portugal, d’où on les expulse cinq ans plus tard. Une partie d’entre eux refuse pourtant l’exil et se convertit au catholicisme. Devenus des « nouveaux chrétiens », ils judaïsent souvent en secret. Sous peine d’être démasqués, ces « marranes », « conversos » ou « crypto-juifs », sont contraints de modifier sensiblement leur pratique religieuse.
Ils perdent peu à peu l’usage de l’hébreu et la connaissance de la loi mosaïque. À partir de 1536, traqués par une Inquisition impitoyable, les « juifs du secret » quittent progressivement le Portugal. Ils tentent de rejoindre des zones plus libres en Europe, comme Bordeaux et Bayonne, Hambourg et Amsterdam.
 
Lorsqu’ils gagnent les rives de l’Amstel, à l’aube du XVIIe siècle, les marranes peuvent enfin jeter le masque. Ils obtiennent l’égalité civique, le droit d’édifier cimetières et synagogues, de pratiquer leur culte : ils deviennent des « nouveaux juifs ».
Sortis de la clandestinité, ils connaissent rapidement un épanouissement spectaculaire à la fois économique, social, culturel et religieux. Fait singulier dans l’histoire juive, leur forte acculturation se conjugue avec un retour très marqué au judaïsme.
En quelques décennies, les juifs d’Amsterdam entrent de plein pied dans la modernité. Mais auparavant, ils doivent tout réapprendre d’une tradition dont ils ont été longtemps dépossédés.
 
Menasseh ben Israël va être un acteur crucial de ces retrouvailles avec le judaïsme. Devenu rabbin à l’âge de 18 ans, il lutte sur tous les fronts pour rejudaïser ses troupes.
Il se fait tour à tour éditeur, imprimeur et enseignant. Sous sa houlette paraissent Bibles et grammaires hébraïques, livres de prières et d’études, ouvrages de réflexion sur le judaïsme.
En 1626, il crée la première imprimerie hébraïque de la ville. Florissantes, les presses juives d’Amsterdam prendront bientôt le pas sur celles de Venise.
 
Parmi les élèves de Menasseh, on compte un certain Baruch Spinoza. Celui que Gilles Deleuze surnommera le « prince des philosophes » adopte peu à peu une approche critique de la religion : il affirme notamment que Dieu n’existe que philosophiquement et ose réfuter le caractère divin de la Loi de Moïse.
Ses prises de positions pour le moins téméraires lui valent l’excommunication, à l’âge de 24 ans – soit bien avant la parution du Traité théologicopolitique et de l’Éthique.
Chez les autorités rabbiniques de l’époque, l’heure est à l’orthodoxie. Les trublions n’ont pas le droit de cité.
 
Mais revenons à Menasseh. Sa maîtrise de plusieurs langues, sa double culture – européenne et hébraïque –, son érudition extraordinaire, font de lui un formidable avocat de la religion juive et un acteur incontournable du dialogue judéo-chrétien.
Son premier ouvrage, El Conciliador (1632), dans lequel il tente de concilier des passages apparemment contradictoires de l’Ancien Testament, lui confère immédiatement une renommée internationale. Désormais, les grands esprits de son temps, juifs ou chrétiens, le consultent sur des problèmes éthiques et théologiques.
C’est le cas notamment du juriste Hugo Grotius, considéré comme le père du droit international.
 
L’admiration dont jouit Menasseh dans les sphères chrétiennes lui permettra d’accomplir l’une des plus grandes missions de sa vie : la lutte pour la réadmission des juifs en Angleterre, dont ils ont été expulsés en 1290. Pour cela, le rabbin endosse avant la lettre le rôle de communicant : il s’appuie habilement sur la vague millénariste et philosémite qui irrigue alors une partie du monde protestant.
Dans ces milieux, on attend fébrilement la Fin des Temps annoncée dans l’Apocalypse.
On considère la dispersion des enfants d’Israël dans le monde entier comme le prélude à l’avènement du Messie. Les juifs doivent donc réintégrer au plus vite le royaume d’Angleterre, en conclut Menasseh…
 
Cet argument théologique, il le brandit auprès d’Oliver Cromwell, qu’il rencontre à Londres en 1655. Fin diplomate, Menasseh a minutieusement préparé le terrain : dès 1650, il dédie son plus célèbre ouvrage, Espérance d’Israël – que Spinoza possédait dans sa bibliothèque – au Parlement et au Conseil d’État de la jeune république anglaise.
L’année suivante, il rédige une Adresse à Cromwell, dans laquelle il réclame la réadmission de ses coreligionnaires, non sans souligner les profits économiques qu’une présence juive pourrait générer pour le Royaume.
 
Mais l’idée d’un retour des juifs est loin de faire l’unanimité. Menasseh lève alors les dernières objections par une réfutation systématique des attaques antijuives dans Justice pour les juifs.
En 1656, ses démarches aboutissent à une reconnaissance du droit pour les juifs d’habiter l’Angleterre. L’édit de bannissement sera ouvertement levé en 1690.
 
Pour convaincre ses interlocuteurs anglais, Menasseh a également emporté à Londres l’un de ses derniers écrits, une exégèse du Livre de Daniel intitulée Piedra Gloriosa (1655). C’est à Rembrandt qu’il a confié le soin de l’illustrer.
Cette collaboration constitue un véritable événement dans l’histoire du livre juif : pour la première fois, un artiste chrétien est sollicité par un rabbin en vue d’illustrer un ouvrage – qui aborde de surcroît un sujet des plus sensibles : le messianisme.
Mais l’audace de ce projet ne s’arrête pas là. Rembrandt ne se prive pas de représenter Dieu sous les traits d’un vieillard spectral. Un geste inouï dans un contexte juif comme protestant. Si cette figure surprenante disparaît dans certaines éditions, Menasseh ne semble pas l’avoir désapprouvée.
 
Menasseh ben Israël s’éteint à son retour d’Angleterre en 1657, après avoir mené à bien son dernier combat. L’inauguration, en 1675, de la grande synagogue portugaise d’Amsterdam, sera donc célébrée sans lui. Pourtant, il aura largement contribué au rayonnement de la communauté sépharade, dont cet édifice est le symbole éclatant.
Ainsi s’achève l’histoire d’une personnalité majeure de l’histoire juive, dont l’élégante eau-forte de Rembrandt semble souligner à la fois la droiture et la douceur.
 
Ilka Lemberg


Sources :
– Menasseh ben Israël, Justice pour les juifs, présenté, traduit et annoté par Lionel Ifrah, Paris, éditions du Cerf, 1995.
– Yosef Kaplan, Les nouveaux juifs d’Amsterdam. Essais sur l’histoire sociale et intellectuelle du Judaïsme séfarade au XVIIe siècle, Paris, Chandeigne, 1996
– Daniel Lindenberg, Destins marranes. L’identité juive en question, Paris, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1997.
– Henri Méchoulan, Être juif à Amsterdam  au temps de Spinoza, Paris, Albin Michel, coll. « Présences du Judaïsme », 1991.
Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem. Juifs et Chrétiens à Amsterdam au siècle d’or, sous la direction de Laurence Sigal-Klagsbald et d’Alexis Merle du Bourg, Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Panama Musées, 2007.


Source JewPop