mercredi 29 juin 2016

Ron Ben-Yishaï : « Israël est une villa dans la jungle »




Ron Ben-Yishaï est un journaliste israélien, expert du Moyen-Orient. Il a été correspondant de guerre sur de nombreux théâtres, pour des médias comme Time et NBC. Son expérience lui a d’ailleurs valu de témoigner dans le film Valse avec Bachir, d’Ari Folman, sur la guerre du Liban...




Dans le cadre d’une conférence organisée par l’Europe Israel Press Association (EIPA), en partenariat avec la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), nous l’avons rencontré pour qu’il nous livre son évaluation de la situation d’Israël dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui.
 

Quelles leçons la France pourrait-elle tirer de la politique antiterroriste israélienne ?
La situation dans laquelle se trouve Israël est totalement différente de celle de la France, sur bien des points. Mais le gouvernement français et même le peuple pourraient en apprendre comment endiguer le terrorisme. Le terrorisme doit avant tout être prévenu, plutôt que combattu. Et la base de toute politique de prévention du terrorisme, c’est le renseignement. Quand on parle de renseignements, les gens pensent aux romans de John le Carré, aux espions, à la NSA, aux films de cape et d’épée… Mais depuis quelques années, un nouveau phénomène nous empêche de travailler de façon « traditionnelle ».
Habituellement, les terroristes liés de près à des organisations peuvent être repérés, soit par des conversations téléphoniques ou électroniques, soit par infiltration de leur cellule soit en les soudoyant…  Ces terroristes-là produisent ce qu’on appelle une « signature », que l’on peut tracer avant d’éliminer la menace.
Or, depuis des années, les terroristes sont de moins en moins affiliés à des organisations. Ils sont tout simplement endoctrinés généralement sur les réseaux sociaux par des mouvances islamiques et une fois leur acte accompli, ils sont acclamés comme des « chahid » (ndlr : martyr), sur ces mêmes réseaux sociaux.
Il a donc fallu développer de nouveaux moyens de les contrer. Il existe aujourd’hui ce qu’on appelle l’Osi, l’Open Source Intelligence (ndlr : Roso, Renseignement d’origine source ouverte en français). Avec ce nouveau type de surveillance, il n’y a pas besoin d’organiser des écoutes, ou d’envoyer un espion. Tout est déjà disponible sur Facebook, Twitter ou Instagram, où les gens écrivent : « J’aimerais prendre un couteau et tuer quelqu’un ». Il suffit de procéder à un data mining (ndlr : exploration de données) pour trouver les informations pertinentes et détecter un comportement suspect.
 
Et que faire une fois ces informations trouvées ?
C’est là que réside la question.
La solution la plus simple, c’est d’aller voir la famille du suspect, de la réunir et de lui expliquer. « Votre fils va tenter de tuer un soldat israélien. Il se fera tuer. Votre maison sera détruite. Et vous perdrez votre licence pour travailler en Israël. » Bien évidemment, les européens ne peuvent pas faire cela, par manque de législation.
 
N’est-ce pas une politique un peu trop répressive ?
Évidemment. Mais qu’est-ce qui est plus important ? La vie des soldats, ou que le suspect s’en sorte indemne ? Il n’y a pas besoin de détruire sa maison, c’est une menace dissuasive, pour leur faire comprendre les conséquences. Une fois prévenues, les familles ne peuvent plus dire « nous n’étions pas au courant », puisque vous les avez prévenues en amont. C’est ce qui est fait en ce moment même avec Noora Salman, la femme du tueur d’Orlando, Omar Mateen. Les policiers américains l’entendent afin de comprendre pourquoi elle n’a pas averti les autorités de ce que son mari s’apprêtait à faire, alors qu’elle semblait au courant.
En France, vous pourriez retirer des permis de travail à ceux qui sont suspectés d’être liés à des affaires terroristes.
 
Considérez-vous que l’Iran soit aujourd’hui une menace existentielle pour Israël ?
Non, l’Iran n’est pas une menace pour l’instant, et ce pour une raison très simple : il n’a pas l’arme nucléaire. Les experts estiment que l’Iran est à une année de développer une arme nucléaire. S’il venait à en posséder une, l’existence d’Israël pourrait être menacée.
 
D’ici là, que pourrait faire Israël pour l’en empêcher ?
Israël a plusieurs options. L’une d’entre elles serait d’alerter la communauté internationale afin de faire peser sur l’Iran la menace d’un embargo économique, une autre, en dernier recours, serait l’intervention militaire.
Pour la classe politique israélienne, jusqu’aux extrémistes les plus bellicistes, cette intervention militaire est la dernière option.
Israël n’a aucun intérêt à employer la force. Nous bénéficions plus de la paix et de la tranquillité que nos ennemis. Mais au Moyen-Orient, un conflit peut éclater sans prévenir. Il suffit d’un évènement, de l’ordre d’un officier de terrain, pour se retrouver en guerre.
 
Vous semblez entrevoir une troisième guerre au Liban. Est-ce selon vous inévitable ?
La guerre a pu être évitée pendant dix ans, alors pourquoi pas dix années de plus ? Honnêtement, je ne peux pas prédire ce qu’il adviendra dans les prochaines années, voire les prochains mois. Le Printemps arabe a transformé le Moyen-Orient en région volatile, instable. Il y a tellement de factions différentes. Pour un groupe armé comme le Hezbollah, entrer en guerre contre Israël serait du suicide, mais qui sait ce qui peut arriver ?
 
Le Hezbollah est donc pour vous une plus grande menace que l’Iran ?
Oui, car le Hezbollah est plus proche de nos frontières et qu’il possède un gigantesque arsenal. Leurs missiles sol-sol ont la capacité d’atteindre n’importe quelle ville ou village en Israël. Aucun endroit d’Israël n’est trop loin pour le Hezbollah. Et ils ont en leur possession plus de missiles que la France.
 
Que pensez-vous du processus de paix amorcé par la France il y a quelques semaines ? Quelles conséquences pensez-vous qu’il aura ?
J’ai appris que l’Union européenne allait approuver cette initiative. Mais pour moi, ce n’est pas une bonne idée. La France nous demande de négocier avec les autorités palestiniennes, et si aucun accord n’est trouvé, un arrangement sera imposé.
Or les conditions de cet arrangement, par exemple rétablir les frontières de 1967, sont plus avantageuses pour les autorités palestiniennes. Il leur suffit donc de refuser toutes les propositions d’Israël d’ici là. Je pense donc que cette initiative française n’est pas dans l’intérêt d’Israël.
La France a raison de vouloir changer les choses et ne pas laisser la situation se dégrader encore. Mais ce n’est pas la bonne manière de faire. Autrefois, la France comprenait le Moyen-Orient, et savait user de diplomatie. Mais aujourd’hui, d’un point de vue diplomatique, cet arrangement est stupide.
 
Mais maintenant que la Russie est impliquée au Moyen-Orient, pensez-vous qu’elle devrait plus s’impliquer dans la transition pacifique ?
Elle l’est déjà. Les Russes font partie du quartet pour le Moyen-Orient, aux côtés de l’Onu, de l’Union européenne et des États-Unis. Et ils soutiennent d’ailleurs l’initiative française.
 
Qu’est-ce qui pourrait selon vous déclencher un conflit au Moyen-Orient ?
Je ne sais pas, et c’est là qu’est la « beauté du jeu ». Lorsque le Moyen-Orient n’était composé que d’États, il était facile d’évaluer les intérêts de chacun dans un conflit. Aujourd’hui, le Moyen-Orient regroupe trop de forces et d’intérêts qui se confrontent, et il est impossible de savoir ce qui déclenchera la prochaine guerre. En Syrie par exemple, il existe plusieurs centaines de groupes différents qui peuvent tous être à l’origine d’un conflit.
L’exemple le plus simple se trouve dans la bande de Gaza. Depuis le conflit de 2014, le Hamas ne veut pas s’engager dans un conflit armé avec Israël. En revanche, certains groupes affiliés à l’État islamique existent dans la région et ont pour but d’envenimer la situation. Ils envoient donc plusieurs missiles par semaine en direction d’Israël en guise de provocation.
 
Pensez-vous qu’Israël use de finesse dans sa politique de sécurité nationale ?
Je pense, oui. Israël a su rester à l’écart de la guerre ouverte qui se déroule actuellement en Syrie et en Irak, et a réussi à maintenir la paix avec l’Égypte et la Jordanie. Si Israël n’avait pas fait preuve de finesse, nous aurions été depuis longtemps en guerre avec le Hezbollah et en Syrie.
 
Mais l’absence d’un ministère des Affaires étrangères n’a-t-il pas entravé la politique de sécurité ?
Pour ce qui est des questions de sécurité, Israël repose sur un establishment solide, composé de l’Armée de défense d’Israël (ndlr : Tsahal), du Service de sécurité intérieure israélien, du Conseil de sécurité nationale, de l’Agence du renseignement israélien, du Mossad…
Tous ces organes sont composés d’experts en termes de sécurité nationale. Un ministre des Affaires étrangères n’a donc pas un  rôle très important. Son ministère peut fonctionner sans lui. Il n’est qu’un politicien qui généralement aggrave plus les choses qu’il ne les arrange.
Le gouvernement, qui est le commandeur suprême de l’armée, délègue les décisions à plusieurs ministres qui composent le Cabinet de sécurité nationale. Les choix ne sont donc pas faits par le Premier ministre, ni par le ministre de la Défense. Le ministre de la Défense n’est que le référent du gouvernement auprès de l’armée. Il est le lien entre le gouvernement et l’establishment de défense.
 
Est-ce que, comme on peut le lire dans plusieurs journaux du Proche-Orient, Israël veut fragmenter le Moyen-Orient en un maximum de petits pays ?
Israël n’en a cure. Nos bonnes relations avec les Kurdes d’Irak du Nord ne sont un secret pour personne. Mais fragmenter le Moyen-Orient ne profiterait que marginalement à Israël. Nous avons appris qu’un voisinage instable n’attire que des problèmes.
Pour nous, Israël est une « villa dans la jungle ». Nous voulons protéger notre villa, mais aussi faire de la jungle un milieu moins hostile.
Si le Moyen-Orient est fragmenté, il sera plus difficile de négocier avec nos voisins, de trouver des responsables.
 
Pensez-vous que le Hezbollah et Bashar al-Assad soient liés ?
Évidemment. Et c’est le Hezbollah qui donne ses ordres à al-Assad, pas l’inverse. Et à travers le Hezbollah, c’est l’Iran qui tire les ficelles. Bashar al-Assad est le pion le plus faible sur l’échiquier syrien.
Il existe une fable qui résume bien la situation au Moyen-Orient.
Une grenouille et un scorpion sont sur le bord du canal de Suez. Le scorpion demande à la grenouille de l’aider à traverser.
La grenouille hésite, de peur de se faire piquer. Mais le scorpion la rassure, lui disant qu’ils couleraient tous les deux s’il la tuait. La grenouille finit donc par accepter et commence à transporter le scorpion sur son dos. Mais alors qu’ils sont à mi-chemin, le scorpion pique la grenouille. Étonnée, la grenouille dit au scorpion : « Tu disais que me tuer n’était pas dans ton intérêt, et voilà que nous sombrons tous les deux ? » Ce à quoi le scorpion répond : « Chère amie… nous sommes au Moyen-Orient. »