Le philosophe analyse la position du judaïsme en cette seconde moitié du XXe siècle. Nous sommes en 1960. Le marxisme, la sociologie et la psychanalyse dominent le débat intellectuel. Le judaïsme, tout comme le christianisme, est dans la ligne de mire de toutes les critiques de l'idéologie dominante....
Levinas sent le danger et entend y obvier en analysant sans complaisance la situation.
Il fait cette remarque pleine de bon sens: si on ne procédait pas à cette analyse, on en serait réduit à l'interminable question de l'antisémitisme.
Sommes nous à un âge religieux, sommes nous plutôt à l'âge atomique? En dépit des apparences, nous vivons bien à l'heure de la philosophie, mais d'une spéculation philosophique qui tente de ruiner les assises de la foi, notamment celle d'Israël, peuple aussi vieux que le monde.
Levinas ne fait pas preuve d'optimisme, quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Il ne partage pas l'enthousiasme excessif, alimenté par les trop grands espoirs placés en la société industrielle planétaires, censés, dans l'esprit de certains, abolir les contradictions et régler les conflits en agissant à la source.
Mais pour Levinas, une telle opération annihilera en même temps le for intérieur de l'être. Cette «mécanisation» pourrait être fatale à l'homme en soi. L' impérialisme d'une Raison qui écrase tout sur son passage n'annonce rien de bon.
Ce surgissement de la Raison, issue d'une démarche philosophique n'est pas cette conquête de l'éternité promise au logos platonicien. Le terme le plus important dans cette phrase n'est autre que l'éternité, comme on va le voir dans les prochains développements.
Levinas dénonce l'esprit du temps, ce Zeitgeist, selon lequel la spéculation philosophique classique ne sert à rien si elle n'implique pas de la part de ses auteurs, un engagement politique total.
On vivait alors les débuts de la médiatisation effrénée des intellectuels dans la société. Levinas use ironiquement d'une formule assassine: le talent vaut mieux que la sagesse ! Les gens, l'opinion publique, mise en condition par une presse paresseuse et conformiste, acquiesce à tout ce qu'on lui dit de faire ou de ne pas faire. C'est l'heure d gloire des faux prophètes.
Comme dans toutes ses prises de position publiques, le philosophe cite un passage de la littérature midrachique qui veut qu'à chaque instant un ange se présente devant le trône divin pour chanter la gloire du seigneur. Et il disparaît aussitôt.
Levinas compare cette image légendaire à ceux qui attendent avec impatience leur heure car ils se savent promis à la disparition. Ils ne doivent pas louper cet instant fatidique et si cela devait se produire c'est un rendez vous avec Dieu qu'ils auraient raté. Levinas applique ce dilemme aux Juifs: ils ne doivent pas laisser passer ce rendez vous avec l'Histoire, incarnée ici par l'Ange de la Raison.
Le défi lancé par cet ange -et que le judaïsme ne peut pas ne pas relever- tient en une phrase: est ce que le judaïsme doit se fondre dans une société «homogène»?
Incarnant la conscience inquiète du philosophe, Levinas écrit cette phrase désabusée: le judaïsme de la diaspora n'a plus de dedans, cela signifie, je crois, qu'il a perdu son âme, qu'il a troqué son identité profonde contre le plat de lentilles de la culture européenne et de ses faux prophètes, lui dont l'histoire montre, à chaque page de ses Ecritures, qu'il a su les débusquer et les démasquer.
Mais n'est il pas entré trop loin dans un monde auquel il s'oppose, comme il l'a fait depuis son apparition sur la scène de l'histoire mondiale, imposant son monothéisme éthique et faisant au reste de l'humanité l'apostolat de son messianisme?
Le problème est que cette Raison qui darde ses rayons grâce à l'ange (ou ce séducteur, ajoute Levinas) entend nous libérer de tous les particularismes, et du coup le judaïsme devient une cible car il se voit reprocher son comportement asocial. Pour l'auteur, cette Raison tyrannique est à l'œuvre depuis le XVIIIe: depuis les temps de Mendelssohn, elle ne lâche plus le judaïsme ! Son objectif est de modifier les équilibres existants. Et ceci a un impact sur les religions établies dont l'attention est accaparée par cette fulgurante transformation des idées et des sociétés.
Le confusionnisme a fait que le religieux et le profane n'ont jamais été aussi proches l'un de l'autre. Et c'est ici que Levinas pose la question cruciale: Comment, dès lors, résister aux vents qui emportent dans leur tourbillon la personnalité juive?
Ici se situe le point tournant, le pivot de tout le texte. Levinas s'interroge: la Raison sonne le glas des révélations privilégiées; le judaïsme va -t-il enfin se mobiliser contre cette idéologie secrétée par la pensée dite libre?
Dans sa réponse, l'auteur donne son opinion sur l'essence du judaïsme. La religion d'Israël unifie les hommes dans un idéal de justice dont le Messie est la promesse et l'accomplissement.
Et l'éthique est ce que le judaïsme ressent au plus profond de lui-même. Levinas écrit littéralement: son émotion religieuse primordiale.
Une fois de plus, car le contexte l'exige, Levinas revient sur ses propres commentaires talmudiques où il distingue nettement entre l'époque messianique, d'une part, et le monde futur, d'autre part.
Le premier point vise, conformément à l'idée de Maimonide, une société humaine apaisée, en paix avec elle-même, ayant rejeté toute idée d'oppression ou de domination d'autrui, tandis que l'autre est un état métaphysique, supra-humain, que seul Dieu a vu, et aucun œil mortel n'a pu voir ni même simplement entrevoir.
Mais que va faire Israël ? Va-t-il sortir victorieux de son combat avec l'ange ?
Levinas dit: cherchera-t-il à se maintenir dans le monde moderne, au risque d'y noyer son éternité? Et voilà que l'on retrouve le même terme signalé au début de l'article: l'éternité !
En termes talmudiques, les sages avaient opposé les hayyé olam (éternité) aux hayyé sha'a (fugacité du temps qui passe).
Car il y va de l'éternité d'Israël sans laquelle il n y a plus d'Israël. La menace que la Raison moderne qui transforme le monde fait peser sur Israël est absolument unique en son genre.
Malgré toutes les contestations et les remises en cause, dictées par la science historique, en dépit des contradictions décelables au sein même de ses saintes Ecritures, Israël s'est durablement retranché dans sa vie intérieure, son inébranlable rocher.
Mais aujourd'hui, dit Levinas, la pensée moderne s'en prend à cette même vie intérieure, elle cherche à éroder même ce rocher
Le chemin pris par Israël depuis les origines s'explique, désormais, au gré de certains, par des circonstances socio-économiques ou par d'autres causes historiques.
Levinas dénonce les sociologismes et les psychologismes (surtout la psychanalyse). Il n'accepte pas l'idée selon laquelle les idées les plus importantes surgiraient dans un devenir impersonnel qui se saisit des hommes à leur insu et s'exprime à travers eux. Même les prophéties, enjeu vital pour la foi d'Israël, se produiraient par le jeu de forces physiques, comme on extrairait du pétrole ou on fabriquerait du caoutchouc dans un laboratoire...
En s'en prenant à la connaissance prophétique pour la dévaluer face à la connaissance historique, les lames de la Raison s'en prennent au rocher même de l'Absolu.
Lyrique, Levinas souligne que l'éternité d'Israël est absolument nécessaire au monde. Sans l'histoire religieuse et spirituelle d'Israël, l'univers perdrait sa boussole.
L'éternité est indispensable à la personne. Au passage, l'auteur égratigne cette frénésie d'engagement, signalant que même Sartre que l'on prend pour l'incarnation suprême d'une vie engagée, prône l'engagement pour aboutir au désengagement...
Presque une décennie auparavant, Levinas avait déjà abordé cette problématique sous un angle un peu différent; en parlant notamment de l'Etat d'Israël et de la religion d'Israël, il souligne d'emblée un paradoxe -apparent- mais qui saute aux yeux: voilà un Etat tout jeune, rené de ses cendres, adossé à une religion aussi vieille que le monde qui l'entoure.
Et si c'était bien cela, la particularité d'Israël, être à la fois éternel et d'actualité? Levinas appelle cela la vraie souveraineté d'Israël.
Car ce n'est pas son génie politique, ni son génie artistique, ni même son génie scientifique, pourtant incontestable, qui fondent sa majorité, mais bien son génie religieux.
Paradoxe supplémentaire: le peuple juif parachève donc un Etat dont le prestige tient d'abord à cette religion que la vie politique semble, par certains aspects, marginaliser, voire même supplanter.
Pourtant, cette religion remonte aux origines les plus lointaines, à l'époque du second Temple, lorsque les pharisiens la fixèrent en méditant à leur façon les versets de la Tora.. Et cela la place au-dessus de l'Etat dont elle demeure la raison d'être.
Dans un cadre étatique, la religion vaut plus par son éthique, accessible à tous, que par ses pratiques rituelles. Mais dans le cas du judaïsme le passage de la religion vers l'éthique se fait tout naturellement car la règle morale ne se surajoute pas au dogme puisqu' il s'agit d'un dogme qui est déjà d'essence morale.
La création de l'Etat d'Israël est un événement extraordinaire car jusqu'ici on en était à une sorte de préhistoire: le peuple juif se cantonnait à l'accomplissement des commandements, il s'était même doté d'un art et d'une littérature, mais tout ceci, ajoute Levinas, faisait figure d'une trop longue jeunesse. L'état d'Israël marque enfin l'heure du chef-d'œuvre...
Pénétrant plus avant dans la controverse que suscite depuis toujours la place de la religion dans l'Etat d'Israël, l'auteur énonce cette phrase lourde de sens: les vrais religions sont d'abord et avant tout ceux qui cherchent la justice.. Pour Levinas, la solution est d'une évidence totale: la justice comme raison d'être de l'Etat: voilà la religion !
Quant au rapport entretenu entre l'Etat juif et la religion juive, il tient en une phrase: l'étude de la Tora.
S'agit-il de n'importe quel type d'étude? Non, c'est celle des sages du Talmud et que Franz Rosenzweig avait en quelque sorte ressuscitée dans son Freies jüdisches Lehrhaus (Beth ha-Midrash) de Francfort sur le Main. Il s'agit d'une exégèse qui fait parler le texte alors que la philologie critique prétend parler de ce même texte.
La première méthode, la plus légitime le prend pour une source vivifiante d'enseignement tandis que l'autre le prend pour une chose.
Et Levinas de conclure:: il faut sauver un texte de son malheur de livre (p 329). C'est-dire d'être devenu un livre, une sorte de lettre morte.
Le judaïsme est une non-coïncidence avec son temps, dans la coïncidence.. Se conformer à son temps, c'est renoncer à l'intériorité, à la vérité, c'est se résigner à la mort.
Le monothéisme éthique est son accomplissement sur terre grâce au messianisme.
Le monothéisme, écrit Levinas, est l'antériorité éternelle de la sagesse par rapport à la science et à l'histoire.
Mais le philosophe reste réaliste en écrivant: la Révélation apporte une clarté, elle ne donne pas de recettes...
Source HuffingtonPost