dimanche 30 novembre 2014

Ces Français qui s'engagent dans Tsahal


C'est sa dernière soirée à Tel-Aviv. Il a programmé son réveil à 5 heures du matin, préparé son sac à dos, passé un ou deux coups de fil, et maintenant il est assis face à la Méditerranée, une bière à la main, sur une chaise en plastique rouge du Café La Mer. Benjamin (1) a 20 ans. Il a grandi dans le Val-de-Marne au sein d'une famille juive d'origine marocaine, et passé son bac au lycée confessionnel Ozar Hatorah, dans le 13e arrondissement. Il était à Paris, cet été, au moment de l'opération Bordure protectrice à Gaza...
 

Le cocktail Molotov jeté contre une synagogue, les cris de "mort aux juifs", j'avais l'impression que la guerre arrivait en France. Je me suis demandé si ma place était encore là, dans un pays où je ne peux plus descendre dans le métro avec une kippa..." 
Il est parti "tout seul", a pris des cours d'hébreu, visité le pays, puis s'est inscrit à Mahal, un programme de volontariat destiné aux étrangers qui souhaitent s'enrôler sans devenir israéliens. Demain, à l'aube, il part dans le Golan rejoindre Kfir, la plus grande brigade d'infanterie de Tsahal, spécialisée dans la lutte antiterroriste. Benjamin, baskets, blouson de cuir et smartphone, recevra alors son uniforme kaki, son fusil M16, sa carte de soldat et des plaques à son nom... Il sait qu'il peut "mourir" ou revenir "avec un bras en moins".
Dans la matinée, à la gare de Haganah, au centre de Tel-Aviv, un militaire de 20 ans a été tué d'un coup de couteau par un Palestinien des environs de Naplouse. Le pays s'embrase de nouveau. Et, en France, la polémique sur les soldats français de Tsahal enfle. A l'Assemblée nationale, deux députés viennent d'interpeller le gouvernement. Jean-Jacques Candelier (Gauche démocrate et républicaine) a demandé si "des poursuites judiciaires seront engagées à l'encontre des Français servant dans une armée de colonisation étrangère" et Pouria Amirshahi (PS) a réclamé des éclairages sur "la démarche de ces jeunes" qui "aliment[e] les tensions entre les peuples et import[e] [...] un conflit qui met en danger l'unité nationale".

" Soldats sans famille "

Cet été, la vidéo d'un soldat français déclarant à la frontière de Gaza : "Si Dieu veut, on rentrera tous à la maison" avait été postée sur YouTube. Elle continue de déchaîner le web. Extrait d'un commentaire :"Rentrez en France, bande de sales chiens de sionistes. Votre tête sur le trottoir et marche arrière et avant pour être sûr que le taf soit bien réalisé."
En Israël, on les appelle hayalim bodedim ou lone soldiers, les "soldats sans famille". Ils sont à peine sortis de l'adolescence, n'ont longtemps connu de la guerre que les images retransmises à la télévision, mais ils ont laissé parents, frères, soeurs, amis, à des milliers de kilomètres, pour débarquer ici.
La plupart font leur alya (en hébreu : "ascension" en Terre sainte), prennent la nationalité israélienne et s'engagent dans Tsahal (voir encadré). D'autres choisissent, comme Benjamin, de ne pas devenir israéliens et de rejoindre l'armée dans le cadre du programme de volontariat Mahal, l'acronyme de Mitnadvei Chutz LaAretz, qui désignait déjà les étrangers venus combattre lors de la création d'Israël en 1948. Marches sous le cagnard avec des kilos de matériel sur le dos, nuits sans sommeil, krav maga (technique d'autodéfense)... 
J'ai été incorporé en 2006 quelques jours avant le début de la guerre du Liban, raconte Elie, 27 ans, parti de son 19e arrondissement natal après le bac. L'entraînement était très éprouvant et on se demandait chaque soir si on allait être envoyés combattre le Hezbollah. J'ai failli craquer, je me demandais ce que je faisais là alors que j'aurais pu rester tranquille derrière un bureau. Mais j'avais envie de défendre Israël, de faire l'armée comme on l'imagine, pas comme cuistot à préparer les gamelles."
Ils seraient aujourd'hui 3 000 hayalim bodedim venus de tous les pays du monde, parmi lesquels 500 Français dont une cinquantaine de volontaires Mahal. Et le phénomène s'amplifierait depuis une dizaine d'années. C'est ce qu'on entend, ici ou là, mais il est difficile de vérifier les chiffres. Côté israélien comme côté français, les bouches se ferment quand on aborde le sujet. Un porte-parole de Tsahal : "Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons accepter de participer à cet article." Son homologue au Quai-d'Orsay : "Nous n'avons pas d'éléments, ni de statistiques à communiquer."

Séances d'informations en France

Lors de chaque conflit, pourtant, il y a des morts et des blessés parmi les lone soldiers français. En 2006, Yohan Zerbib, tireur d'élite, venu de Montrouge, a été tué par un éclat d'obus au Sud-Liban à l'âge de 22 ans. Cet été à Gaza, Jordan Bensemhoun, originaire de Vénissieux, sergent-chef au sein de la brigade Golani, n'a pas survécu aux combats du quartier de Chajaya.
Trois autres Français ont été blessés. L'un d'eux, Gabriel Benhaïm, n'était pas citoyen israélien. Surpris début août dans une chambre de l'hôpital de Beer Sheva par une caméra d'i>Télé, il racontait s'être engagé après la précédente opération à Gaza, Pilier de défense, en 2012 : "J'étais chez moi en France et j'ai vu ça à la télé. Je ne trouvais pas ça juste qu'ils se battent ici pour leur pays. Je me suis renseigné. J'ai vu qu'il y avait un volontariat qui s'appelait Mahal. Je n'ai pas réfléchi. Je me suis inscrit."
Israël encourage le mouvement. Fin août, une grande soirée organisée au Théâtre de Jérusalem rendait hommage aux combattants français du front gazaoui en présence du président de l'Etat hébreu. Son armée organise aussi, régulièrement, des séances d'information sur le territoire français.

Pic des appels

Le 26 mai dernier, en fin d'après-midi, un officier de Tsahal a ainsi donné une conférence sur la politique de recrutement à la grande synagogue de la Victoire, dans le 9e arrondissement de Paris. Avec possibilité d'"organiser des rendez-vous" pour les "questions personnelles", comme précisé sur le site de l'ambassade d'Israël. Et des programmes de découverte (Sar-El, Marva) envoient, chaque année, plusieurs centaines d'adolescents travailler bénévolement dans des bases militaires, nettoyer le matériel, installer les camps...
Mais c'est surtout à chaque conflit que les candidats affluent. Au bureau parisien de l'Agence juive, l'organisme chargé de l'immigration, on a noté un pic des appels, à la mi-juin, après l'enlèvement et le meurtre de trois adolescents juifs près des colonies de Goush Etzion, en Judée-Samarie. En juillet et août, lors de l'opération à Gaza, la moyenne est montée à dix coups de fil par jour. 
"Nous leur avons répondu de nous recontacter à l'automne s'ils étaient toujours partants, raconte un conseiller. En général, au premier entretien, lorsqu'on leur explique la réalité du terrain, qu'ils sont en première ligne, qu'ils risquent leur vie, qu'ils restent réservistes et peuvent être rappelés en cas de conflit jusqu'à 51 ans, beaucoup renoncent. Et puis les conditions d'enrôlement sont strictes, pas de maladie transmissible par le sang, pas de problèmes psychologiques, pas de démêlés avec la justice, pas de discours contradictoires..." 
Une centaine de jeunes ont quand même été sélectionnés cet été. Ils ont été envoyés à Ashkelon et à Ashdod pour fabriquer des colis destinés aux soldats. La seconde Intifada, au début des années 2000, a servi de déclencheur pour Joachim, 26 ans. Un père médecin, une mère dentiste, une vie toute tracée dans la santé. Il a abandonné sa première année de médecine du jour au lendemain. 
"Les attentats-suicides se multipliaient, avec tous ces corps déchiquetés, ensanglantés, amputés. Les juifs risquaient chaque jour leur vie là-bas. Moi, je menais une vie tranquille à Paris à boire des coups avec mes copains. Je culpabilisais de plus en plus." Il s'est engagé dans l'un des bataillons les plus durs de Tsahal, les forces spéciales, pour deux ans et trois mois, alors qu'en tant qu'olim ("immigrant"), il aurait pu faire un service plus court.
 
" Rite initiatique "
Il se souvient de nuits entières de guet sous la pluie glaçante, de contrôles à un checkpoint en Judée-Samarie, avec ces Palestiniens "qui voulaient juste aller travailler tranquillement", et des semaines de stationnement à la frontière de Gaza, où il a pensé vivre ses derniers instants. Plusieurs fois, l'ordre d'"entrer" avait été donné, avant d'être annulé au dernier moment.
Simon (1), 31 ans, fait partie lui aussi, dit-il, de la "génération seconde Intifada". Il avait 18 ans quand elle a démarré. "C'est comme si j'avais été dans une équipe de foot et que soudain on ne voulait plus jouer avec moi, raconte-t-il. J'étais pris à partie, je me sentais en porte-à-faux. A peine si j'osais encore dire que j'étais juif." Il a tout laissé tomber en quatrième année de droit à Assas pour une unité combattante à la frontière de Gaza. Chaque jour, sa base adossée à un kibboutz d'Eshkol recevait des tirs de roquettes. Les soldats dormaient sous des tentes, pas des bâtiments en dur. En cas d'impact, il y aurait ainsi moins de dégâts.
"L'institution militaire et les appelés sont lassés par le conflit qui se prolonge, d'autant que la situation ne semble pas avoir d'issue et que défendre son pays quand il est attaqué est plus motivant que tenir un checkpoint ou fouiller une maison dans un territoire occupé, indique Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Irsem et auteur de "Tsahal, nouvelle histoire de l'armée israélienne" (Perrin). Mais l'armée reste le seul élément de cohésion nationale, et le service militaire, le rite initiatique pour devenir pleinement citoyen israélien."
Beaucoup de lone soldiers sont ainsi parmi les premiers à rejoindre les unités combattantes et à prolonger leur service. Comme Nissim, 31 ans, capitaine d'infanterie dans un bataillon d'élite, qui s'est engagé pendant cinq ans et demi. 
Lorsque j'étais en terminale, dans le 19e arrondissement de Paris, le directeur nous avait conseillé de nous tenir à l'arrière du quai, dans le métro. Un élève venait d'être poussé sur les voies. Ici, nous pouvons nous défendre. J'ai fait la guerre du Liban, des centaines d'opérations en Judée, en Samarie, à Gaza... "
Signe d'un communautarisme de plus en plus fort ? "Chaque génération a ses causes. Aujourd'hui, les juifs défendent un judaïsme identitaire qui veut sauver Israël, conclut Esther Benbassa, chercheuse au Centre Roland-Mousnier et sénatrice EELV. On ne peut pas comparer cet engagement avec les départs pour le djihad. Mais c'est une quête de sens, une recherche de cause forte, où l'on risque sa vie." 
La France, dont le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a déclaré début août que "le droit d'Israël à la sécurité[ ...] ne justifie pas qu'on tue des enfants et qu'on massacre des civils", acceptera-t-elle que des ressortissants soient impliqués dans des opérations qu'elle a condamnées ? "On veut que l'Etat réagisse, ce n'est pas normal que des Français participent à des tueries de civils", indique Taoufiq Tahani, président de l'association France Palestine Solidarité.

Trousses médicales

Au ministère de la Défense, on répond que le service des binationaux relève d'une convention signée entre la France et Israël en 1959 et que les militaires non israéliens de Tsahal "sont comparables aux soldats de la Légion étrangère, engagés au Mali avec les autres corps français, sans que cela regarde leur pays d'origine".
Léa (1), 17 ans, liane brune en tee-shirt rose, élève en terminale dans un des meilleurs lycées de Paris, connaît la polémique. Elle a passé deux semaines cet été au sein d'une base militaire de Tsipori, à préparer des trousses médicales pour les soldats, dans le cadre du service de volontariat Sar-El. C'est ce qui l'a décidée. Après son bac, elle rejoindra les troupes israéliennes. Elle dit que "ce ne sera pas le Club Med", qu'elle sait à quoi s'attendre.

(1) Le prénom a été changé.
Source Le Nouvel Observateur