Avec " Un secret du docteur Freud " (Flammarion), Éliette Abécassis revisite l’histoire de du pionnier de la psychanalyse pendant la guerre. Un amoureux des femmes qui refuse d’admettre le drame menaçant son peuple. Un homme et un père sensible, angoissé et attentionné...Interview...
L’Arche : Vous dédiez ce roman, sur Freud, à votre mère. En quoi vous a-t-elle inspirée ?
Éliette Abécassis : J’ai été initiée à Freud depuis toujours. C’est comme s’il avait été un membre de la famille (rires), tant j’ai été élevée avec et par lui. Enseignant la psycho à l’université, ma mère m’a encouragée à écrire sur lui. Elle m’a donné accès à son œuvre, tout en suivant de près l’écriture du livre. Elle en est donc vraiment l’inspiratrice. Tant ma mère que mon père – prof de philo, talmudiste et grand penseur juif – m’ont appris à aimer la culture, l’exigence de la pensée, le désir d’apprendre et l’ouverture sur le monde. Ils m’ont également transmis le sens de la famille, celui d’appartenir au peuple juif. Sans la famille, la transmission et la tradition, on se perd. Leur fondement se situe autour du shabbat, des fêtes et des rites. C’est une réelle force de vie !
L’Arche : Dans votre roman, Freud dit qu’il tente de « faire reculer les limites de l’incompréhensible ». Lesquelles souhaitez-vous faire reculer en écrivant ?
E.A. : Du point de vue de l’écriture, j’essaye de repousser les limites du romanesque. À savoir, explorer des sujets, des formes et des registres différents, afin de ne pas écrire constamment le même livre. Je souhaite aussi faire reculer les limites de la pensée et donner à penser au lecteur. Outre l’envie de lui transmettre un savoir et une connaissance, je désire provoquer une réflexion sur sa connaissance du monde ou de lui-même. Ici, je le fais à travers le thème d’un intellectuel, pourchassé par les nazis et obligé de quitter son pays. Freud voulait freiner la barbarie, à une époque où l’Homme n’était pas considéré comme tel. Comment retrouver de l’humain face à tous les extrémismes ? Beaucoup d’événements actuels nous rappellent les tensions des années 30, que ce soit le sentiment d’insécurité ou la montée de l’antisémitisme. La situation de Freud ressemble à la mienne, puisque je me pose la même question que lui. Dois-je partir, quitter mon pays que j’aime profondément ? En raison de ce climat épouvantable, je ne le reconnais plus et je me demande où est ma place…
L’Arche : Celle de Freud se situe parmi les siens. Quel genre de père était ce « patriarche, fidèle à ses amis, ses collègues, ses disciples et sa famille » ?
E.A. : Il était extrêmement proche de sa famille. Freud s’est énormément occupé de son frère et de ses cinq sœurs. Il a tout fait pour les sauver du nazisme, mais elles étaient trop âgées pour partir avec lui, alors il n’a jamais réussi à les faire sortir du pays. Passionné par ses six enfants, il a élaboré ses théories en les observant. Ce père, attentif et proche, se montre soucieux de leur bien-être psychique et matériel. Il les soutient beaucoup, y compris dans leurs ennuis conjugaux. Mais c’est aussi un père juif angoissé : au courant de tout, il semble peut-être trop intrusif, surtout avec sa fille Anna qu’il psychanalyse pendant quatre ans. Dans le roman, je livre mon interprétation quant à cette relation forte et passionnée. Anna a risqué sa vie pour son père. Face à son refus de quitter Vienne, elle reste à ses côtés alors que cela la met en danger. Elle est la cinquième enfant de Freud, sa préférée, sa disciple.
L’Arche : Qu’en est-il des autres femmes de sa vie ?
E.A. : Freud est entouré de femmes. Chouchou de sa mère, il adorait celle qui ne cessait de le protéger. Il entretient aussi des liens puissants avec son épouse Martha, ses sœurs, sa belle-sœur, ses filles ou ses patientes. Ce sont justement les femmes qu’il souhaite sauver grâce à la psychanalyse. Alors il commence par observer les hystériques, traitées jusque-là par des décharges électriques. Face à une telle souffrance, il réalise que ce ne sont ni des folles ni des sorcières. Freud déculpabilise les femmes, en les libérant d’un poids souvent lié à un trauma. Parmi ses patientes, il y a Marie Bonaparte, à travers laquelle il cherche le mystère de la Femme et de la féminité. Leur relation – quasi filiale – reflète un beau rapport psychanalytique, comme le relate ce roman. Cette femme consacre son existence à Freud. Elle le sauve, lui et les siens, fait connaître la psychanalyse en France et traduit son œuvre.
L’Arche : Comment cet homme « si clairvoyant, qui sonde le fond de l’âme humaine » peut-il se montrer aussi aveugle quant aux intentions des nazis ?
E.A. : Il est vrai que Freud s’avère d’une lucidité incroyable, sauf quand il s’agit de lui ou de sa famille. Comme si son jugement était bloqué par un débat intérieur et c’est là, précisément tout le sujet du roman. La névrose limite la pensée. Le personnage de Freud est si révolutionnaire, prégnant et important, qu’on en oublie l’homme. C’est pourquoi mon livre le dépeint comme on l’a rarement vu, à travers ses failles, ses angoisses, ses doutes et ses phobies (ex. le train). Tout cela nous le rend encore plus grand et plus humain.
L’Arche : D’autant qu’il est fragilisé et muselé par un cancer de la mâchoire.
E.A. : De par plusieurs opérations et une mâchoire en métal, la souffrance est très présente dans la fin de vie de Freud. Lui, qui a fondé toute sa théorie sur la parole, se retrouve confronté à la douleur de ne plus pouvoir parler. Il s’est toutefois auto-psychanalysé dans ses lettres à Fliss – auxquelles on a accès seulement depuis dix ans – son confrère ORL. On y découvre le secret qui est à l’origine de son œuvre…
L’Arche : Freud s’est « toujours défini comme un athée assimilé », or en quoi reste-t-il néanmoins « proche de son peuple » ?
E.A. : Il est profondément juif, même s’il est représentatif d’un judaïsme viennois, fonctionnant sur le mode laïc. Freud rejette l’idée de religion, mais il continue à revendiquer sa judéité. Ainsi, il s’avère qu’il a garde la bible familiale, offerte par son père, car elle renfermait un trésor… Confronté à la barbarie et au nazisme, il éprouve le besoin de revenir aux sources et ressent un sentiment de solidarité envers sa communauté. Tous ses proches et ses disciples sont juifs. Il encourage d’ailleurs ces derniers à partir car il tient à les sauver. Freud se sent investi d’une mission envers l’humanité et plus particulièrement, envers son peuple. Les nazis voulaient expurger ses théories pour faire « une psychanalyse aryenne », or tous les psychanalystes de cette époque sont juifs ! Aussi la psychanalyse et le judaïsme sont-ils étroitement liés.
L’Arche : À ce sujet, vous relatez l’histoire de Sauerwald, chargé de « spolier et d’assassiner » Freud. Pourquoi se laisse-t-il, à son tour, toucher par cet être d’exception ?
E.A. : Il s’agit d’une histoire réelle, mais méconnue. Celle de Sauerwald, un nazi qui devait déposséder la famille Freud, avant d’en exterminer tous ses membres. Or cet intellectuel lit son œuvre et change radicalement de cap. On ignore pourquoi, mais il décide de sauver Freud et les siens. Quel a été leur lien ? Peut-on psychanalyser un nazi ? Seul l’espace romanesque peut y répondre.
L’Arche : À la fin de sa vie, Freud s’attaque à la figure de Moïse. Quel est le point commun entre ces deux précurseurs ?
E.A. : Ces deux grandes figures de l’humanité ont cherché l’humain. Leur quête : trouver le moyen de rendre l’homme meilleur. Moïse par la loi, Freud par la psychanalyse. Ce sont donc des révolutionnaires, des fondateurs, des patriarches, des héros de la pensée. Freud est fasciné par Moïse car il s’identifie à ce briseur d’idoles, voulant rassembler son peuple. Ce sont des hommes en colère, des hommes iconoclastes comme le rappelle la statue de Michel-Ange. Il y a clairement un avant et un après Moïse & Freud. Rien n’est plus pareil dans le monde, après eux, parce qu’ils ont introduit la rupture de la pensée et de la vision du monde. Ainsi, ces révolutionnaires ont influencé le cours de l’Histoire.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm
Éliette Abécassis, Un secret du docteur Freud. Editions Flammarion.
Article paru dans L’Arche (nouvelle formule trimestrielle), publié avec l’aimable autorisation de son auteur.Source JewPop