« I want France to be a Start-up Nation. (…) A nation that thinks and moves like a start-up », ce qui peut vouloir dire au choix, un pays composé d’une myriade de startuppers, ou administré comme une startup.
Plus récemment, le Président a émis un souhait au France Digital Day, fin 2019 : que la France, pour qui l'Elysée a mobilisé 5 milliards d'euros d'investissement institutionnel, produise 25 licornes, ces start-up tech valorisées à plus d’un milliard de dollars, d’ici à 2025.
Et au pas de course, en vous remerciant.
Au commencement était la start-up
« Cela ne tient tout simplement pas la route », sourit Arthur De Grave, qui explique pourquoi seule une poignée de pays, dont la France ne fait pas partie, peut revendiquer le titre de start-up nation.
En première position, Israël, que Dan Senor et Saul Singer qualifient en 2009 dans « Start-up Nation The Story of Israel’s Economic Miracle » de « patient zéro ».
C’est à Tel-Aviv que l’on retrouve la plus grande concentration de startups, excellant dans des domaines comme l’informatique, les biotechs ou la cyber sécurité. Pour Senor et Singer, cela tiendrait à plusieurs facteurs. Le premier est un trait de caractère inhérent à la culture du pays, la chutzpah, qui signifie en yiddish « culot », « irrévérence ».
L’auteur explique aussi que depuis sa fondation, l’État hébreu, en guerre permanente avec ses voisins, a développé une forte affinité au risque.
Combinée à la force de frappe de l’armée, à la structure hiérarchique aplanie et aux moyens technologiques conséquents, cela produit des entrepreneurs au « cuir plus épais qu’un diplômé de l’Essec. »
Autre exemple de start-up nation, l’Estonie, qui après la chute de l’URSS en 1991 mise très vite sur les outils numériques.
Le pays a produit quatre licornes (Skype, Taxify, TransferWise, Playtech), soit autant que la France, dont la population est pourtant 55 fois plus importante.
Eugénisme, individualisme, racisme… les racines obscures de la Silicon Valley
« De plus, si Israël et l'Estonie sont parfois qualifiées de start-up nation, c'est un sobriquet qu'on leur a collé sur le tard, ça n'a jamais été un programme économique consciemment mis en avant par un gouvernement quelconque », rappelle Arthur De Grave.
« Personne, à part Macron, n'a jamais fait mine de penser qu'on pouvait faire des start-up le pivot d'une stratégie industrielle, voire la clef de voûte de tout l'édifice social. Ce genre de conneries, c'est que chez nous. »
En somme, un pays devient « start-up nation » suite à la congruence de différents phénomènes économiques, culturels et historiques. Devenir une start-up nation ne peut donc s’improviser comme ça, entre le fromage et le dessert, en singeant une Silicon Valley qui fait elle-même figure d’exception au sein de son pays.
Car contrairement à ce que pressent l’imaginaire collectif, les États-Unis ne sont pas une terre de start-ups : une fois sorties de la bulle siliconienne, elles sont trop éparses pour que le pays du Grand Canyon, de Trump et du mélange mayo-ketchup puisse remporter le titre.
La France, 40 ans après la bataille
Le problème, selon Antoine Gouritin, auteur de Le startupisme : le fantasme technologique et économique de la startup nation, c'est que la France croit encore au mythe des licornes. Elle n'a pas déchanté, et s'accroche à ce vestige du passé.
De fait, le projet de création de licornes porté par le gouvernement est pour Lauren Boudard, co-fondatrice de la newsletter Tech Trash et co-autrice de l'ouvrage Les Possédés est tout à fait anachronique :
« Au-delà du fait que cela ne me semble pas un horizon souhaitable, la France débarque 40 ans après la bataille.
Cela n'a pas de sens de vouloir transposer de force un modèle inefficace tant sur les plans sociaux qu'économiques* en dépit de l'hostilité croissante que l'on observe envers la figure du start-uppeur, devenu presque malgré lui un symbôle de la Macronie. »
*On pense notamment à Uber et WeWork outre-Atlantique, dont les méfaits nous incitent fortement à méditer sur les limites du modèles des licornes...
Pour l'autrice, cela revient à prendre le problème du mauvais côté :
« Au lieu de vouloir à tout prix concurrencer la Chine et les États-Unis en faisant émerger des champions de la reconnaissance faciale ou de l'intelligence artificielle, réfléchissons d'abord au modèle de société dans lequel nous nous engouffrons tête baissée, et investissons des terrains délaissés, comme celui du logiciel libre. »
Faire émerger des champions, voilà donc une bien jolie injonction. Irréaliste ? Dans certains domaines en tout cas.
Face à l'hégémonie des GAFAs, difficile pour les petits acteurs de trouver leur place. On pense par exemple au cas Qwant, dont le projet louable et porté par des valeurs d'indépendance et de transparence, peine à prendre des parts de marché face au géant Google.
La question même est un écran de fumée
Pour Irénée Régnauld aussi, auteur du blog Mais où va le web et fondateur de l'association Le Mouton Numérique, le sujet est déjà obsolète. « Cette interrogation est derrière nous.
La formule issue de la novlangue politique qui fait mouche, comme le "travailler plus pour gagner plus" de Sarkozy à l’époque, n’est plus pertinente à l’échelle d’une société dont les modèles s’effondrent. »
Le modèle en tant que projet de société, qui mélange allégrement solutionnisme technologique et darwinisme social, ne correspond pas à ce que recherchent les Français, de plus en plus conscients des dérives qu’il porte avec lui de manière inhérente.
« Le modèle génère des burn-out et des start-up pas terribles, personne ne va vouloir travailler là-dedans.
Il ne créé aucun géant du net, et ne demande surtout pas si nous en avons réellement besoin, pas plus qu'il ne remplace les services publics que l'économie numérique n'a pas amélioré. La question même est un écran de fumée. »
Pour lui, le vrai débat se situe plutôt au niveau de la recherche.
Si l’on veut vraiment développer une tech intelligente et raisonnée, ou tout simplement se développer en tant que société, l’auteur préconise de (re)donner aux chercheurs leur juste place.
« Le problème, c’est qu’on mélange tout : start-up, innovation technologique et recherche, alors que bien souvent les deux ne vont pas de pair, et que les premières ne remplacent pas les secondes. Uber, c’est juste un chauffeur, une voiture, un GPS. »
Récemment, Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, a affirmé être favorable à une loi de programmation pluriannuelle de la recherche "inégalitaire, vertueuse et darwinienne" pour stimuler la recherche française. La formule en a fait bondir plus d’un.
Car dans la recherche comme dans la vie, le progrès ne vient pas des capitaux ou de la compétition, mais de la coopération et de la curiosité, et cette infusion de valeurs très start-up nation au sein de la communauté scientifique, porteuse du progrès, ne passe pas, témoigne Irénée Régnauld.
Parti comme c’est parti, c’est surtout un pionnier de la recherche que ne sera pas la France, dont les fonds alloués au secteur sont bien loin des 5 milliards octroyés aux start-up…
Heureusement pour la Start-up Nation, nous pouvons toujours, selon Arthur De Grave, compter sur la France pour aborder les cycles économiques avec une guerre de retard.
Le mythe de la Start-up Nation à la sauce frenchy a sans doute encore de beaux jours devant lui.
Source L'ADN
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