En 2014, le musée d’Art moderne de Paris faisait l’acquisition de Composition (1911), sa première création abstraite et l’une des rares qui nous soient parvenues.
Stigmatisée par les nazis en 1937 dans l’exposition d’ « art dégénéré », son œuvre a en effet été partiellement détruit.
Le musée de Montmartre réunit, du 28 février au 6 septembre, près de 80 sculptures, peintures, vitraux, mosaïques et œuvres graphiques de cet artiste engagé, en lutte pour un art nouveau, qui fut déporté et assassiné au camp d’extermination de Sobibor en 1943.
De Berlin à Paris : rencontres avec les artistes de l’avant-garde
Né en Poméranie prussienne (aujourd’hui Pologne) dans une famille juive convertie au protestantisme, il étudie l’histoire de l’art et la philosophie à Berlin et à Munich, où il a pour professeur Heinrich Wölfflin et pour amis Kandinsky et Klee, sans oublier Herwarth Walden, compositeur, futur galeriste et éditeur de la revue expressionniste « Der Sturm ».
Lors d’allers-retours à Florence entre 1905 et 1907, il découvre sa vocation de sculpteur, axe majeur de toute son œuvre. Et lorsqu’il débarque à Paris, en 1908, c’est au Bateau-Lavoir que Wilhelm Uhde, critique et collectionneur, lui trouve son premier atelier.
Sur le pas de la porte, un jeune homme aux yeux noirs le salue : « Otto, voici monsieur Picasso, votre nouveau voisin ».
Il a 30 ans, ses amis désormais s’appelleront Georges Braque, Max Jacob, Auguste Herbin, André Derain, Robert Delaunay et… Guillaume Apollinaire. On aime sa culture, son intelligence, son humanisme. Il intègre la colonie des artistes allemands du café Le Dôme, les « Dômiers ».
En 1909, il expose chez Clovis Sagot, rue Lafitte, et à la Sécession de Berlin. Toute sa vie, sur le plan esthétique autant que politique et intellectuel, il sera un médiateur entre les deux pays, même après qu’il s’est fixé définitivement en France, en 1924.
Le chemin de l’abstraction
Très tôt, Otto Freundlich évolue vers l’abstraction. Après une courte période figurative, les formes s’émancipent. Huile, pastel ou aquarelle, ce sont les masses colorées qui structurent la surface.
C’est plus qu’une simple exploration esthétique : Freundlich voit dans cette organisation spatiale à la fois l’expression et l’anticipation d’une cohérence spirituelle et sociale.
Comme les cubistes, il s’est passionné pour Cézanne et l’organisation des plans géométriques, mais il ne les rejoint jamais, choisissant l’expressivité de la couleur, comme le montre Composition Wvz.107 (1911).
En 1913, Apollinaire, dans la revue « Der Sturm », cite Otto Freundlich comme « l’un des plus intéressants des peintres allemands », aux côtés de Kandinsky, Jawlensky, Marc et Macke.
Dans un bel élan, Apollinaire l’enrôle sous la bannière de l’orphisme, un terme qu’il a créé pour définir la peinture de Robert et Sonia Delaunay, un langage qui brise l’objet en utilisant la simultanéité des contrastes vibratoires de couleurs.
Il y voit une sorte de fusion de l’impressionnisme, du fauvisme et du cubisme.
En réalité, Freundlich a déjà pris une route solitaire :
« J’ai débuté en peinture, indépendamment de toute école, en utilisant des surfaces colorées, claires et purement constructives, sans éléments naturalistes ou impressionnistes, et je suis resté fidèle à cette technique depuis 1908 », écrira-t-il en 1941.
L’art comme combat
C’est avec la sculpture qu’il marque son intérêt pour la figure humaine : les nombreuses têtes qu’il produit, abruptes, sont les totems d’une humanité nouvelle. « Nous avons libéré l’homme même en brisant son apparence conventionnelle. »
En 1914, il travaille quelques mois à Chartres, dans l’atelier de restauration des vitraux de la cathédrale.
L’immersion dans le monde du verre est une expérience dont il se dira « marqué à tout jamais ». Rappelé en Allemagne, il participe pendant la guerre au radical mouvement dadaïste de Berlin, à ses revues et expositions, se lie avec Rosa Luxembourg et Walter Benjamin, s’implique dans le mouvement spartakiste de la révolution de novembre 1918. Éduquer et changer la société, voilà la responsabilité de l’artiste.
Mais l’Allemagne, déjà, chavire. Lors d’une exposition à Düsseldorf en 1922, l’extrême droite le dénonce comme représentant de « l’art juif français ».
Avant-gardiste et antifasciste
Depuis Paris, Freundlich mène de front la défense de l’art abstrait et son engagement antifasciste. En 1930, il adhère au groupe avant-gardiste Cercle et Carré, et à Abstraction-Création en 1931.
Membre de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires en 1933, il préside le Collectif des artistes allemands antifascistes en 1935. En 1938, la galerie Jeanne Bucher lui consacre une exposition monographique autour de sa grande gouache Hommage aux peuples de couleur, achetée par l’État français grâce notamment à une donation de Picasso.
Mais l’orage approche.
En 1937, sa Grosse Tête (1912) fait la couverture du catalogue de l’exposition itinérante « Entartete Kunst » de sept cents œuvres « dégénérées », que le régime nazi promène dans toute l’Allemagne avant de les détruire. À la déclaration de guerre, Freundlich, auquel on a refusé la naturalisation, est interné comme sujet allemand.
Libéré, il rejoint la zone libre sans parvenir à rallier les États-Unis. Réfugié dans un village des Pyrénées, il est dénoncé et déporté par le convoi du 26 février 1943 à Sobibor, où il est probablement gazé dès son arrivée.
Vous nous aimez, prouvez-le....