Le livre d’Elisabeth Young-Bruehl dresse un portrait très exhaustif d’Hannah Arendt et met en lumière des aspects moins connus de sa personnalité. On y retrouve notamment de nombreux extraits de ses correspondances, de ses prises de position en privé, ou encore pas mal de poèmes écrits par la philosophe........Détails.......
Hannah Arendt n’a cessé toute sa vie de penser les choses en profondeur… Aussi, lorsque certains la qualifient d’inclassable, ils ont à la fois raison, mais semblent oublier que seuls ceux qui pensent avec une faible intensité peuvent être classés.
La pensée se nourrit de contraires, de paradoxes et de contradictions d’apparence irréconciliables.
On pense par exemple à son amitié avec Martin Heidegger, lui l’adhérent du parti nazi et elle, d’origine juive et sympathisante des idées sionistes. Ils se reverront malgré tout après-guerre en toute amitié…
Loin d’être dogmatique, Arendt ne cessera de nuancer ses positions sur le sionisme et sur sa judaïté, allant même jusqu’à vivement critiquer les modalités de création de l’état d’Israël.
De même, lorsque le New York Times l’envoie à Jérusalem couvrir le procès d’Eichmann, personne ne s’attendait aux observations lucides d’Arendt.
Loin de se laisser aller à une pensée binaire facile, elle laisser son sens critique agir et mener une critique déroutante de la banalité du mal…
On retrouve la même perspicacité et le sens des nuances dans ses engagements en faveur des droits civils ou contre la guerre au Vietnam… A chaque fois sa pensée dépasse l’attendu et apparaît en mouvement… Cette prise de risque explique les nombreuses critiques et incompréhensions auxquelles elle a dû faire face…
Certaines de ces critiques sont légitimes, il n’existe pas de pensée sans faille, d’autres émanent parfois d’esprits paresseux qui s’en prennent plus à la personnalité d’Arendt qu’on fond de ses propos…
Quoi qu’il en soit, la pensée d’Arendt stimule l’esprit et ce livre apporte une cohérence au travail d’Arendt pas toujours facile à déceler dans la lecture de ses ouvrages…
Les quelques extraits ci-dessous sont presque tous issus des écrits et paroles de Arendt (cela est précisé lorsque ce n’est pas le cas) … Je n’ai cité aucun passage de narration, mais le livre est bien écrit et très facile à lire.
– Même dans les plus sombres des temps, nous avons le droit d’attendre quelque illumination, et une telle illumination peut fort bien venir moins des théories et des concepts, que de l’incertaine, vacillante et souvent faible lumière émise par des hommes et des femmes, dans leur vie comme dans leur œuvre en presque n’importe quelles circonstances, et projetée sur le temps qui leur est donné à vivre sur terre.
– Je suis habitée d’une sorte de mélancolie contre laquelle je ne puis lutter que par thl’entendement, en pensant ces choses jusqu’au bout.
– Tous les chagrins sont supportables si l’on en fait un conte ou si l’on raconte une histoire pour les dire.
– Ce qu’on expérimentait alors, c’était que le penser comme pure activité, c’est-à-dire ce qui n’est pris en mouvement ni par la soif de savoir ni par le besoin de connaissance, peut devenir une passion qui n’étouffe pas les autres capacités et les autres dons, mais les ordonne et les gouverne.
– Aucune philosophie n’est vierge de contradictions, mais aucun penseur ne peut se donner pour but la contradiction.
– Pour moi, l’Allemagne est la langue maternelle, la philosophie et la poésie. Pour tout cela je peux et je dois rester ferme.
– Tous les efforts pour s’échapper du présent dans la nostalgie d’un passé encore intact, ou dans la vision anticipatrice d’un avenir meilleur, sont vains.
– Les réfugiés : une nouvelle espèce d’êtres humains engendrés par l’histoire contemporaine, ceux qui sont mis dans des camps de concentration par leurs ennemis et dans des camps d’internement par leurs amis.
– Cela a été un fait malheureux de l’histoire du peuple juif que seuls ses ennemis, et presque jamais ses amis, aient compris que la question juive était une question politique.
– Tout peuple réprimé est doublement opprimé, par ses ennemis et par ses propres classes privilégiées.
– La philosophie qui s’intéresse à la vérité fut et sera probablement toujours une sorte de docta ignorantia – considérablement instruite et par conséquent considérablement ignorante.
– Les évènements éclairent leur propre passé, mais jamais ils ne peuvent en être déduits.
– Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme.
– Les nombreux revirements des lignes politiques de Hitler ou de Staline furent aussi remarquables que confus : le seul point sur lequel on ne peut attendre aucun compromis et aucun changement opportuniste est l’usage de la terreur, l’institution des camps de concentration et l’abolition permanente des libertés civiles, parce que sur eux seulement repose fondamentalement le pouvoir des gouvernements totalitaires.
– Il était déjà dangereux, en un sens, que tout le mouvement radical de notre époque fût détruit dans cette identification à la révolution russe, et cette usurpation qu’elle représente ; il était pire encore que cette fixation sur l’Union Soviétique survécût aux désillusions de la révolution.
– La fidélité n’est pas une illusion vide et à long terme c’est la seule chose qui puisse nous assurer que notre monde privé n’est pas aussi un enfer.
– Le bourgeois se tient au milieu des ruines de son monde, sans se soucier de rien d’autre que de sa propre sécurité, prêt à tout sacrifier – foi, honneur, dignité – à la plus légère provocation.
– Le totalitarisme ne tend pas à soumettre les hommes à des règles despotiques mais à un système dans lequel les hommes sont superflus.
– L’unanimité de masse n’est pas le résultat d’un accord, mais une expression de fanatisme et d’hystérie.
– La sagesse est une vertu du grand âge, et elle n’advient qu’à ceux qui, dans leur jeunesse, surent n’être ni sages, ni prudents.
– Que nous puissions détruire le monde signifie que dieu nous a créés pour en être les gardiens : de la même manière, nous sommes les gardiens de la vérité.
– Blücher : « Les pessimistes sont des lâches et les optimistes des fous. »
– Cela ne me dérange pas d’être une femme professeur, parce que j’ai plutôt l’habitude d’être une femme.
– Si l’on ne mesure pas combien le monde moderne, issu des révolutions politiques du XVIIIème siècle et de la révolution industrielle du XIXème, a modifié l’équilibre global des activités humaines, on peut difficilement comprendre ce qui est arrivé depuis l’avènement du marxisme et pourquoi l’enseignement de Marx, nourrit de la grande tradition comme il l’a été, a pu malgré tout être utilisé par le totalitarisme.
– Jaspers : La bombe atomique a donné naissance à une situation radicalement nouvelle. Ou bien l’humanité tout entière périra physiquement, ou bien il faudra une transformation de la condition morale et politique de l’homme.
– Chaque fois que l’époque moderne a eu des raisons d’espérer une nouvelle philosophie politique, elle reçut à la place une philosophie de l’histoire.
– Durant un moment fugitif j’eus l’impression qu’il dépendait de moi de vouloir vivre ou de vouloir mourir. Et bien que je n’ai alors pensé que la mort fût terrible, j’ai aussi pensé que la vie était plutôt belle et que je l’aimais vraiment bien.
– Les régimes totalitaires ont privé la personne morale de son expression individuelle en rendant absolument problématiques et équivoques jusqu’aux décisions de conscience. On ne peut absolument pas imaginer comment un homme devrait agir quand il est affronté à l’alternative de trahir et donc de tuer ses amis ou d’envoyer sa femme et ses enfants à la mort, quand même le suicide signifierait le meurtre immédiat de sa propre famille. L’alternative n’est plus entre le bien et le mal, mais entre le meurtre et le meurtre.
– Il y a, en fait, de nombreuses ressemblances entre la société américaine contemporaine et la société allemande des années qui ont précédé puis suivi la prise du pouvoir par les nazis.
– L’effondrement moral complet de la société respectable sous le régime hitlérien nous enseigne que, dans de telles circonstances, ceux qui sont fiables ne sont pas ceux qui prônent les valeurs et tiennent fermement aux normes et aux critères normaux (…). Ceux qui doutent et les sceptiques sont beaucoup plus fiables, non que le scepticisme soit en soi une bonne chose, ni que le doute soit sain, mais parce qu’ils sont rompus à l’examen des choses et à l’habitude de se faire leur propre opinion. Les meilleurs sont ceux qui savent que, quoi qu’il arrive, aussi longtemps que nous vivons, nous sommes condamnés à vivre avec nous-mêmes.
– Les vrais péchés d’un poète sont vengés par les dieux de la poésie.
– Dorénavant, le capitalisme n’était plus un système fermé qui engendrait ses propres contradictions et se révélait « propice à la révolution » ; il se nourrissait d’éléments extérieurs (les économies pré-capitalistes) et son effondrement automatique pourrait advenir, s’il advenait, qu’à condition que la surface totale de la terre fût conquise et totalement dévorée.
– En d’autres termes, ceux qui prêchent l’intégration, etc. sont souvent ceux qui n’ont pas eu à en payer le prix, et qui ne le voudraient pour rien au monde. Ils regardent alors du haut de leur éducation, l’air pincé, leurs pauvres concitoyens en proie à l’obscurantisme et aux « préjugés ».
– Blücher : « Accepter de l’intérieur tout l’être humain – l’amour ; accepter de l’extérieur la personnalité totale – l’amitié »
– La pensée n’est pas animée par le besoin d’apparaître et ne tend que très modérément à se communiquer à autrui.
– Caton : « A l’approche de la mort, je me sens comme un homme qui approche du port après un long voyage ; il me semble que j’aperçois la terre. »
Source AgoraVox
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