Il est midi, de l’autre côté de la rue, en face d’un café branché du Mitte, le quartier central de Berlin, un homme se balade nonchalamment sur le trottoir, vêtu de ce qui ressemble fort à un pyjama. Amichai Grosz, le leader du pupitre d’altos du célèbre Orchestre philharmonique de Berlin, natif de Jérusalem, explique que c’est précisément cette atmosphère détendue et cettet douceur de vivre qui font de Berlin un tel pôle d’attraction pour de nombreux Israéliens comme lui.
Quand Grosz est arrivé à Berlin en 2010 pour auditionner pour le Philharmonique, il était déjà un musicien très en vue – membre fondateur du Jerusalem Quartet, l’un des orchestres de musique de chambre les plus réputés d’Israël. La décision de rompre avec le quatuor à cordes de renommée mondiale pour prendre un nouveau départ n’a pas été facile, reconnaît-il.
« J’ai passé la moitié de ma vie avec le quatuor », explique ce musicien de 32 ans. « C’était comme quitter une famille. C’était aussi prendre un risque. Je n’étais pas sûr du tout de trouver du travail ici », déclare-t-il. « Mais le plus important pour moi, c’était d’évoluer, d’avancer. En Israël, on a tendance à mélanger la musique avec la vie et la vie avec la musique, j’avais besoin d’un peu d’air frais. »
Plus Jérusalem que Tel-Aviv
Il y a, semble-t-il, une demande croissante parmi les Israéliens d’une telle « bouffée d’air frais ». L’afflux des Israéliens à Berlin, qui a commencé au début des années 2000, s’est fortement intensifié ces deux dernières années. Début 2012, l’ambassade d’Israël estimait le nombre d’Israéliens résidant dans la ville entre 10 000 et 15 000. L’année suivante, les chiffres estimatifs ont fait un bond de 14 000 à 20 000.
Cela a entraîné des développements intéressants au sein de cette jeune communauté, comme l’ouverture d’une section israélienne au cœur de la communauté juive de Berlin et la création d’un magazine indépendant, en hébreu.
Tout cela prouve bien, explique Grosz, que le phénomène des Israéliens à Berlin recouvre bien plus que la représentation simpliste, répandue dans les médias israéliens, qui veut voir Berlin comme une nouvelle destination d’escapade noctambule, un genre de Tel-Aviv-sur-la-Spree. Une comparaison qui, soit dit en passant, n’a vraiment pas lieu d’être, ajoute Grosz. « La mentalité de Berlin, avec son atmosphère marginale et sans prétention, me rappelle beaucoup plus Jérusalem que Tel-Aviv. » Ce sont, par conséquent, ses atouts à la fois sociaux et musicaux qui lui ont fait choisir Berlin comme nouveau port d’attache. « Les frontières et les limites de Berlin ne sont pas encore clairement établies ou définies », affirme-t-il. « C’est une ville qui ne cesse de se renouveler, peut-être un peu trop vite cependant. Ajoutez à cela le coût de la vie relativement faible, qui attire des gens du monde entier. Ce n’est pas une belle ville et son climat est loin d’être agréable, mais elle exerce un certain pouvoir de fascination. La cité compte plus de dix excellents orchestres, trois opéras, d’étonnants théâtres, des troupes de danse, tout ce que vous voulez. On ne trouve pas ça même à Londres ou à Paris. Et malgré son allure branchée, Berlin conserve une certaine aura d’authenticité. »
S’approcher de la bouche du volcan
Le passé de Berlin joue également un rôle majeur dans la présence israélienne. Et ce, au-delà du fait que les passeports européens et allemands, en particulier, que possèdent beaucoup d’Israéliens, en raison de leurs origines familiales, permettent de travailler, d’étudier et parfois même de bénéficier d’avantages sociaux plus facilement.
Bien sûr, l’espace occupé par la Shoah dans le discours et la perception d’Israël est un passage que même l’Israélien le plus branché et en mal d’évasion ne peut éviter dès son arrivée dans la ville qui a été le pivot de l’Allemagne nazie. D’ailleurs il ne le souhaite pas.
« L’envie de s’approcher de la bouche du volcan », déclare Irit Dekel, sociologue de l’université Humboldt à Berlin, « est parfois la motivation première pour venir ici ». Quand on interroge les Israéliens sur ce qui les attire à Berlin, certains évoquent ce fardeau historique en même temps que le côté « cool » qui fait la réputation de la capitale allemande. La liberté de jouir d’un mode de vie auquel ils n’ont pas accès en Israël, pour des raisons culturelles autant qu’économiques, leur permet de donner libre cours à cette fascination.
« Qu’ils résident ici depuis un certain temps, ou soient de passage pour un court séjour, la raison principale qu’ils évoquent pour justifier le fait de s’installer ici est la sensation d’une existence paisible que procure la ville. Les Israéliens parlent de la possibilité de vivre en tant qu’individus à part entière, sans avoir à rendre compte du moment où ils vont enfin s’engager à respecter les codes de conduite israéliens : fonder un foyer, avoir un emploi stable et posséder un appartement. En d’autres termes, Berlin est la négation même de l’histoire sombre qu’elle symbolise et en cela attire, car c’est un sentiment très libérateur. A cela s’ajoutent son coût tout à fait abordable, son côté un peu cosmopolite, et le fait qu’elle possède aujourd’hui une communauté israélienne dynamique avec sa propre radio, des rencontres, des magazines et des bulletins d’information, un mouvement de jeunesse naissant, etc. ce qui donne un sentiment d’appartenance aux Juifs de Berlin. »
Se débarrasser de la victimisation
C’est une perception de l’identité migrante très différente de ce qui prévaut, par exemple, au sein de l’immigration israélienne à New York, souligne le Dr Dekel « où, selon les recherches menées dans les années 1980, un vif sentiment d’aspiration à la collectivité israélienne et une puissante nostalgie de la vie en Israël se font jour. » « Ici», poursuit-elle, « nous avons une foule d’artistes, d’étudiants et d’intellectuels. Beaucoup sont arrivés avec un passeport européen, qui leur ouvre de nombreuses portes. Ils font l’aller-retour en Israël, sont actifs au niveau local, et n’ont pas d’état d’âme quant à leur décision de vivre en Allemagne. Ce choix change également les rapports des Allemands vis-à-vis des Israéliens et des Juifs. Débarrassés de la victimisation, ils bousculent tous les préjugés que conservent les Allemands envers les Juifs. » Dekel est un chercheur israélien de la mémoire collective dont le livre, la première ethnographie du Mémorial de l’Holocauste à Berlin, sera publié cet été. Elle a passé ces dix dernières années à Berlin, en Israël et aux États-Unis. Son expérience personnelle révèle des conclusions semblables. « Même nos soirées chantantes, ici à Berlin », explique-t-elle en référence à l’ultime expression d’intimité nostalgique des Israéliens, « font la part belle à l’individualisme ».
Mais, soutient-elle, même si c’est l’emprise du groupe en Israël qui pousse les individus vers la capitale allemande, des fissures apparaissent dans ce tissu collectif qui contribuent en fait à une légitimation de l’immigration à Berlin. « L’emprise collective d’Israël se relâche, dit-elle, et les clichés qui montrent ce jeune Etat comme le lieu le plus sûr au monde pour les Juifs, et l’Allemagne comme le pire endroit possible, sont également en perte de vitesse. »
« Une autre explication de la forte augmentation de l’immigration israélienne à Berlin », ajoute-t-elle, « est le point de vue des consommateurs adopté en Israël ces dernières années à l’égard de la vie en Allemagne. Je suis tombée sur d’innombrables statuts et photos sur Facebook où des touristes israéliens louent les prix bas de la nourriture et de la bière. Les visiteurs s’imaginent ce que pourrait être leur vie ici, et cela engendre un certain état d’esprit. Ils envisagent soudain une vie à Berlin meilleure et plus facile qu’en Israël, et cela crée une atmosphère – un fait nouveau – où l’idée de chercher une vie meilleure en Allemagne peut être tenue comme légitime. »
« Mais notre famille est originaire d’Iran ! »
L’an dernier, le romancier allemand Markus Flohr, 32 ans, a publié un court récit autobiographique sur une aventure qu’il a eu avec une jeune israélienne à Tel-Aviv. La jeune fille, écrit-il, s’est trouvée en butte aux critiques de son frère pour frayer avec un type dont les grands-parents ont assassiné leurs grands-parents, selon les dires du frère. « Mais notre famille est originaire d’Iran ! », lui a répondu la jeune femme.
« Cette histoire », explique Flohr, « illustre mon propre parcours pour tenter de saisir à quel point la Shoah imprègne la vie quotidienne israélienne, d’une manière que l’on retrouve uniquement en Allemagne ». Flohr a passé un an en tant que journaliste à Jérusalem et Tel-Aviv, ce qui lui a inspiré un premier roman, sorti en 2011, Où le samedi est toujours un dimanche.
Avec la troisième génération, poursuit-il, le point focal de l’attitude face à la Shoah s’est déplacé du domaine public, qui était l’apanage de la deuxième génération, à un plan plus personnel, phénomène courant tant chez les Israéliens que chez les Allemands.
« Dans ma famille, je suis le premier à avoir posé la question sur ce que mes grands-parents ont fait pendant la guerre. Ma mère m’a appris beaucoup de choses sur la Shoah, mais, en revanche, elle ne savait même pas que mon grand-père avait été membre du parti nazi. Je pense qu’elle n’a jamais demandé parce qu’elle avait peur de la réponse, le fait de le savoir aurait pu nuire à leurs relations », dit-il. La question de savoir « ce que cela implique dans nos relations interpersonnelles et interculturelles », suggère-t-il, est une des raisons de l’intérêt croissant des Israéliens vis-à-vis de Berlin.
Pour Flohr, il s’agit là également d’une volonté de défier le passé par soi-même. « A mon avis, l’une des raisons de l’attirance des Israéliens pour Berlin, c’est la nécessité de découvrir ce qu’aurait été leur vie si la Shoah n’avait pas eu lieu », estime-t-il. « Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, mais plutôt de la transformer. »
Renaissance juive
L’altiste Youval Hed, 26 ans, confirme l’hypothèse de Flohr. Diplômé de l’Académie de musique de Jérusalem, Hed est venu à Berlin pour étudier à l’UDK, l’université des Arts de Berlin. « J’ai joué avec le West-Eastern Divan Orchestra (le prestigieux projet musical judéo-arabe dirigé par Daniel Barenboïm) », explique-t-il, « dont la moitié des musiciens étudiaient déjà à Berlin. La décision de poursuivre ces études ici s’est donc imposée à moi tout naturellement. Mes parents m’ont complètement soutenu dans ma démarche. Mon père, un survivant de la Shoah, né à Berlin, à Linienstrasse, m’a confié que s’il n’y avait pas eu la guerre, il aurait sans doute étudié là lui-même. » Les médias allemands font également preuve d’un intérêt particulier pour la nouvelle population israélienne de Berlin. « C’est un sujet sensible », souligne Flohr. « Un discours sur la restauration de la présence juive à Berlin a commencé il y a déjà cinq à dix ans, et il interprète l’immigration israélienne comme partie prenante de cette régénération.
L’aspect positif de ce discours est qu’il reconnaît la contribution historique juive en Allemagne et aspire à sa renaissance. Le côté négatif est que ce discours peut engendrer une dynamique problématique de l’histoire allemande, qui cherche uniquement à se faire pardonner. Cela voudrait dire – excusez le sarcasme – « Eh bien, ils sont de retour à Berlin. Cela prouve bien qu’aucun mal n’a été fait. » L’une des conséquences de cette nouvelle courbe démographique est l’ouverture du département israélien de la communauté juive de Berlin, en février dernier. La création du département est due à l’initiative des Israéliens. Mais l’idée d’intégrer la communauté israélienne en devenir à la communauté juive établie, qui compte environ 10 000 membres, dont beaucoup sont d’origine russe, a reçu un accueil favorable, déclare le porte-parole de la communauté juive de Berlin, Ilan Kiesling. « C’est un groupe qui a beaucoup de potentiel », explique-t-il.
Kiesling reconnaît cependant le caractère délicat d’une telle initiative, qui pourrait être perçue comme une validation de l’immigration israélienne en Allemagne. « Notre objectif n’est pas de convaincre les Israéliens de rester en Allemagne, mais de tendre la main à ceux qui ont déjà décidé de vivre ici. »
Une communauté en devenir
« Quand je suis arrivé ici il y a trois ans et demi, j’ai du tout faire par moi-même. Ce n’était pas évident ! », explique Tal Alon, fondatrice et rédactrice en chef de Spitz, le premier magazine imprimé en hébreu à Berlin depuis la seconde guerre mondiale. « Aujourd’hui, les nouveaux arrivants peuvent facilement trouver des informations en hébreu, sur Internet, sur la façon de présenter une demande de visa pour un artiste ou comment postuler pour un emploi.
Une bibliothèque en hébreu fonctionne déjà à Berlin, ainsi que des soirées de jazz israélien, des après-midi récréatives pour les enfants, un groupe Facebook animé sur lequel on trouve de tout, depuis les appartements à louer aux débats sur la façon de marquer les fêtes israéliennes, en passant par des discussions approfondies sur les comportements racistes parmi les Israéliens. Ce sont bien là les signes d’une communauté en devenir ».
Alon, 37 ans, a déménagé de Tel-Aviv à Berlin avec son mari, l’artiste Olaf Kühnemann, et leurs deux fils, âgés de six et neuf ans. « Je n’aurais pas été capable de franchir le pas si je n’avais pas eu l’assurance de pouvoir maintenir des relations étroites avec ma famille en Israël », affirme-t-elle.
« Les enfants skypent régulièrement leurs grands-parents et leurs cousins, et quand nous venons en visite en Israël, ils n’ont pas la sensation bizarre d’être distants ou étrangers.
« Une des principales attractions de Berlin est l’éventail des possibilités qu’elle offre aux créateurs, qui ne cherchent pas nécessairement à faire fortune, mais plutôt à vivre dans une métropole dont le coût de la vie raisonnable offre une certaine qualité de vie et de nombreuses activités culturelles. Mais les avancées technologiques, qui facilitent les relations familiales et professionnelles avec Israël, en plus des vols Berlin-Tel-Aviv relativement bon marché, qui permettent de multiplier les voyages, ont sans doute aussi contribué à la croissance d’une présence israélienne dans la ville, » fait-elle remarquer.
Point de rencontre
Elle souligne également la popularité du marché immobilier de Berlin auprès des investisseurs israéliens – même chez ceux qui n’ont pas l’intention de s’installer en Allemagne. Cela a donné naissance à une population croissante d’entrepreneurs originaires de l’Etat hébreu.
Au cours de sa première année à Berlin, Alon a continué à écrire pour les médias israéliens, ainsi que pour des start-up en Israël. « Physiquement, j’étais ici, à Berlin, se souvient-elle, mais tout mon univers était encore là-bas. Je vivais dans une bulle. L’an dernier, avec l’augmentation de la population d’expatriés israéliens et quand j’ai moi-même commencé à sortir de mon cocon, j’ai senti que le moment était venu de lancer un magazine en hébreu. » Spitz, qui souhaite servir de point de rencontre entre les deux mondes, sans sombrer dans la nostalgie, s’attaque aux obstacles politiques, culturels voire même linguistiques, qui attendent le lectorat du magazine dans sa ville d’adoption. Le numéro de mars-avril, par exemple, a présenté l’arène politique berlinoise ainsi que les médias de la capitale allemande, établissant des comparaisons en termes familiers à presque tous les Israéliens – indiquant par exemple quel journal correspond le mieux au lectorat de Haaretz.
Le numéro de mars est aussi le premier de Spitz en tant que publication indépendante. Les précédents numéros ont été publiés sous les auspices de l’antenne Habad locale. En couverture figure un Israélien attablé devant une assiette de houmous dans un appartement typique de Berlin. Il tient un bébé sur les genoux et feuillette nonchalamment le Berliner Zeitung.
Pour Alon, cette image reflète sa vision de Spitz – un magazine attentif aux besoins de ses lecteurs, qui cherche à leur apporter les outils nécessaires pour leur permettre vivre pleinement leur identité israélienne dans leur nouvelle existence berlinoise.
Source JerusalemPost