Rudolph Herzog publie un essai sur l’humour dans l’Allemagne nazie. Où l’on apprend que les comiques ne sont pas toujours subversifs, et que les Allemands connaissaient l’existence des camps dès les années 1930. Entretien.
Le sujet est totalement défrisant: comment rigolait-on, sous Hitler ? Quelles blagues étaient tolérées ? L’humour allemand n’étant pas au départ réputé pour sa légèreté, qu’est-ce qui passait le barrage de la censure, dans les années 1930-1940 ? Rudolph Herzog, le fils du réalisateur d’«Aguirre, la colère de Dieu», a collecté et analysé les plaisanteries qui couraient sous la dictature nazie. La conclusion est sans appel: les Allemands, dès les années 1930, connaissaient l’existence des camps. Il n’y a pas de quoi rire.
Comment est née cette idée étrange d’étudier l’humour pendant la tragédie ?
Rudolph Herzog En déménageant les affaires d’une vieille tante, j’ai retrouvé des carnets sur lesquels elle avait noté les blagues qui couraient à Berlin dans les années 1930. Il y avait des choses comme : «En Suisse, un nazi se renseigne sur l’utilité d’un bâtiment public. « C’est notre ministère de la Marine », répond le Suisse. Le nazi rit: « Quel besoin avez-vous d’un ministère de la Marine ? » Le Suisse: « Quel besoin avez-vous d’un ministère de la Justice ? »» J’ai donc réalisé un documentaire sur ce sujet, avec des survivants. Le succès du film a donné naissance au livre.
On constate que la répression politique de l’humour n’était pas aussi sévère qu’on pouvait le penser.
La vérité est qu’on pouvait plaisanter. Les blagues étaient monnaie courante, les dessins satiriques nombreux, les sketchs de chansonniers amusaient les foules. L’humour aux dépens d’Hitler était très répandu, dans toute la société.C’était donc une forme de résistance ?Non, c’est le contraire. C’était une soupape de sûreté, et c’est pour ça que le régime laissait faire. Les nazis ont bien compris que tout – les frustrations, les mécontentements – passait dans l’humour. Ce n’est pas parce qu’un quidam racontait une blague qu’il était dangereux. Du coup, personne ne se privait ! L’humour n’aidait pas à résister, mais à supporter.Il y avait aussi une face abjecte, dans cet humour…Oui. Ainsi: «Julius Streicher, un des protagonistes du boycott des magasins juifs, reçoit un télégramme d’une petite ville allemande: « Envoyez tout de suite juifs – stop – sinon boycott impossible. »» Le régime nazi laissait dire. La plupart des plaisanteries qui valaient à leur auteur une inculpation se terminaient par un simple avertissement du juge. Ce n’est qu’avec les premières défaites que tout s’est durci.Néanmoins, des humoristes et des comiques ont été déportés…Souvent parce qu’ils étaient juifs. Un comédien comme Kurt Gerron a été longtemps laissé en liberté, avec ses sketchs comiques, puis, en 1944, il a été déporté à Auschwitz, où il est mort. D’autres ont suivi. La situation était souvent schizophrénique: il y avait des acteurs célèbres dont les noms figuraient en haut de l’affiche de certains films, alors qu’ils étaient persécutés en silence. Certains, comme Klaus et Erika Mann, qui avaient fondé le cabaret Le Moulin à Poivre, ont été contraints à l’exil. D’autres, comme Karl Valentin, ont été tout simplement interdits. Et, à partir de 1942, la tolérance à l’ironie est tombée à zéro. Signe des temps: entre 1942 et 1945, le nombre des condamnations à mort a été multiplié par dix. L’humour est devenu synonyme de défaitisme. Une blague d’avant-guerre, parfaitement banale, pouvait désormais valoir la guillotine.Une de vos conclusions les plus étonnantes, c’est que le peuple allemand, dans son ensemble, connaissait l’existence des camps.Un humoriste comme Weiss Ferdl, qui était tout sauf un opposant, se permettait de raconter la blague suivante: «J’ai fait une petite excursion à Dachau. Quel endroit ! Des barbelés, des mitrailleuses, des barbelés, encore des mitrailleuses et de nouveau des barbelés ! Mais moi, je vous dis, si j’ai envie, j’y entre !» C’était en 1936… Ces blagues étaient tellement répandues, tellement populaires, qu’il est impossible d’accorder le moindre crédit aux dénégations d’après-guerre, du type «Nous ne savions pas». Tout le monde savait.L’Allemagne n’a donc pas été une victime passive du régime nazi ?Non. L’analyse de l’humour de cette époque montre qu’Hitler a très tôt été percé à jour. Les Allemands n’ont pas été «hypnotisés», ils ont vite compris ce qui se passait. Et, malgré tout, l’Holocauste a eu lieu. Cela prouve que l’humour, qu’on qualifie souvent de subversif, ne l’est pas forcément. Dans le cas de l’Allemagne hitlérienne, il a été exactement le contraire.
Source JerusalemPlus