Chers survivants, enfants de survivants de la Shoah, ainsi que vous qui êtes si intensément liés par la famille, l’amitié, le souvenir. Que soit vivement remercié le KKL qui nous accueille.C’est avec une profonde émotion que, chaque année, en ce jour si particulier de Yom Hashoah, nous nous retrouvons à Roglit pour un moment de recueillement dans le souvenir des 80 000 juifs déportés de France vers l’effroi des camps nazis et fortifier ainsi nos mémoires toujours endeuillées, pour que cette forêt de 80 000 arbres continue de grandir et de protéger leurs souvenirs.
Ensemble, nous faisons face à ces lettres bouleversantes gravées sur les pierres blanches d’Israël – ces noms dont les destins ont été si radicalement niés par l’ignominie nazie, dont la dignité d’homme a été définitivement mutilée par d’autres hommes. Ces noms de disparus sont les noms de ceux que Malraux appelait « nos frères dans l’ombre de la nuit ». Assassinés dans des conditions abominables uniquement parce qu’ils étaient juifs. La folie de la machine exterminatrice a duré jusqu’au dernier jour. La volonté d’effacer toutes traces a toujours été présente dans l’idéologie nazie. Les Juifs le savaient. Dans la terre du complexe d’Auschwitz-Birkenau, dans les ruines du ghetto de Varsovie, longtemps après la guerre, on a retrouvé des manuscrits roulés dans des bouteilles, écrits en yiddish, pour laisser une trace de ce qui fut. Jusqu’à leur dernier souffle, le besoin de témoigner de ceux qui étaient réduits à rien était irrépressible. La lecture de ces textes, aujourd’hui encore, est insoutenable.
Il a fallu du temps, beaucoup de temps, pour que le monde reconnaisse le caractère unique de la Shoah. Les rescapés parlaient ou écrivaient dans le vide. Faut-il rappeler que Si c’est un homme de Primo Levi, a été vendu à moins de 500 exemplaires lors de sa parution en 1947 ! Il faudra attendre les années 70 et, paradoxalement, les premières vagues négationnistes, pour que les survivants, les naufragés, témoignent à nouveau et soient écoutés. Il y a des crimes si terribles, si monstrueux, que personne ne veut savoir. Aujourd’hui encore, malgré les milliers de livres, de films, consacrés à la Seconde Guerre mondiale, la Shoah reste inimaginable, incompréhensible, tant le crime est au-delà de l’imagination humaine.
L’oreille sur ces pierres, nous pouvons encore entendre le souffle et l’écho des millions d’hommes, de femmes et d’enfants juifs plongés dans l’enfer des camps ; un souffle aujourd’hui plus fracassant que les bruits des wagons à bestiaux s’ébranlant vers l’Est, plus bruyant que les impitoyables éructations des kapos, plus éloquent aussi que le plus nécessaire des discours.
La France a sa part de responsabilité dans cette barbarie. Il faut regarder la vérité en face : la folie criminelle de l’occupant a été tolérée, secondée, parfois même pressée par des Français – hommes politiques, policiers, juges et fonctionnaires trop zélés – et par l’État français. Comme l’a exprimé avec force le Président de la République, François Hollande, lors de son discours commémorant la Rafle du Vél d’Hiv, ce « crime fut commis en France, par la France (…) Ce fut aussi un crime contre la France, une trahison de ses valeurs. »
Je n’oublie pas non plus les hommes et les femmes, héros ordinaires, dont l’attitude extraordinaire a permis de sauver trois quarts des juifs de France, sans doute le chiffre le plus élevé de l’Europe occupée. Nous le devons aux Justes, nous le devons à l’engagement d’associations comme l’OSE, nous le devons à la Résistance bien sûr – la « Voix de l’embuscade et de l’avant-garde française », la voix du Veilleur du Pont-au-Change du poème de Robert Desnos de 1942. Des plus illustres – Jean Moulin, Lucie et Raymond Aubrac, Alexandre Parodi, diplomate et membre du Conseil d’État – aux plus modestes, ils ont à leur manière ralenti la dynamique de destruction à l’œuvre. Je pense en particulier à l’histoire de Simone Michel-Lévy, agent des PTT, qui développa un maillage de boites aux lettres clandestines pour l’acheminement de communications secrètes à travers toute la France. Simone Michel-Lévy fut déportée et exécutée comme tant d’autres. Son combat, celui de tous ceux – Justes, résistants et juifs eux-mêmes – qui se dressèrent face à l’hydre antisémite n’est pas achevé.
Je n’oublie pas que la France fut la première, trop tard il est vrai, à s’opposer avec Londres à l’Allemagne nazie. Je n’oublie pas les 250 000 soldats français morts sur le champ de bataille.
Aucune société n’est immunisée contre le fléau de l’antisémitisme. Un seul acte, une seule parole antisémite sera toujours un acte de trop, une parole de trop, insoutenable. Nous ne pouvons pas comprendre la Shoah, écrivait Primo Levi. Mais nous devons comprendre d’où elle est issue et toujours nous tenir sur nos gardes.
Comment, 70 ans après les atrocités de la Shoah, Myriam, Arié, Gabriel et Jonathan, des enfants et le père de deux d’entre eux, pouvaient-ils être assassinés, dans leur école, au prétexte qu’ils étaient juifs ? Comment Ilan Halimi pouvait-il être torturé et tué ?
Vous connaissez l’engagement de la France contre l’antisémitisme, contre le terrorisme. La mobilisation de la République française est totale pour éradiquer ce mal, et l’engagement déterminé de la France au Mali y participe.
Malheureusement, la vérité est tristement cruelle : les actes antisémites n’ont pas cessé ; ils ont même fortement augmenté, comme contaminés par un pernicieux « effet Merah ». 2012 restera une année noire dans l’histoire de France sur le front de l’antisémitisme.
La France, vous le savez, en a fait une priorité nationale, en termes de police, de justice, d’éducation, pour lutter contre les nouvelles menaces et endiguer la prolifération de la haine partout où elle s’insinue, sur internet, dans les prisons… Nous sommes déterminés, car l’antisémitisme heurte au plus profond les valeurs de la République et l’identité de la France.
Grâce à l’Association des fils et filles de Déportés de France créée par Serge et Beate Klarsfeld dont je tiens à saluer le travail et la persévérance, cette œuvre de mémoire, dans cette forêt du souvenir, rend une identité, une dignité, une sépulture que la folie nazie voulait réduire à néant. Sereine revanche gagnée contre la barbarie, Roglit entretient aujourd’hui « la flamme sacrée de l’inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles », pour emprunter les mots de Vladimir Jankélévitch.
Ce combat contre l’oubli, contre le négationnisme, contre l’indifférence n’est jamais achevé. C’est notre devoir immuable aujourd’hui et ce sera le défi des jeunes générations demain de le poursuivre. Ce sera à nos jeunes de porter la flamme, de témoigner, de transmettre la mémoire du peuple juif, des souffrances et des camps. Puisse cette forêt protéger longtemps du silence de l’oubli les chuchotements des hommes, des femmes et des enfants, nos frères en humanité qui ne sont pas revenus !
Source Crif