mercredi 27 mars 2013

Sabra et Chatila : Plongée au coeur d’une controverse

 


Témoignage personnel au lendemain des massacres de Sabra et Chatila : où il est prouvé que les Israéliens sont loin d’être restés insensibles à la mort de ces centaines d’innocents. Il y a peu, on a autorisé la publication du protocole de la réunion du Cabinet qui décidait, en 1982, de démettre Ariel Sharon de ses fonctions de ministre de la Défense. Alors que j’en prenais connaissance, l’attitude d’un lieutenant de parachutiste, avec lequel je me suis entretenu il y a 30 ans, m’est soudain revenue en mémoire.

La commission Kahan avait jugé Ariel Sharon indirectement responsable des massacres perpétrés par la milice des phalanges chrétiennes dans les camps de réfugiés de Sabra et de Chatila. Durant la réunion du Cabinet destinée à traiter ce problème, un Sharon hors de lui a argué pour sa défense qu’il ne s’était pas douté une seconde que les miliciens qu’il avait autorisés à pénétrer dans les camps entendaient se venger sur la population civile palestinienne. Les miliciens se comportaient en effet « correctement » depuis le début de la guerre et ni le Mossad ni les services de renseignements militaires ni même aucun expert ne l’avaient mis en garde, ni ne lui avaient déconseillé de les utiliser dans le conflit.
Deux jours après les massacres, en compagnie d’Ed Grossman, un confrère du Jerusalem Post, je suis allé visiter un poste de commandement de parachutistes installé à quelques centaines de mètres du camp de Chatila. Le bâtiment que l’unité a investi semble être une ancienne école. Des soldats dorment dans les couloirs, enveloppés dans des sacs de couchage. Dans un bureau rempli de livres, deux lieutenants discutent. L’un d’eux vient vers nous et nous demande qui nous sommes.
Il a 21 ans et vient du kibboutz Ashdot Yaacov. A 100 mètres de l’unité, il y a une intersection, d’où part la route qui mène au camp. Nous pouvons aller jusqu’à cette intersection, nous indique-t-il, mais pas plus loin. Ce serait trop dangereux pour des civils israéliens. Quant au camp, son accès est interdit, tout comme il est interdit aux soldats, y compris à lui-même, de parler aux journalistes. Oui, de la position qu’il occupait, il a bien entendu des échanges de feu dans les camps après l’arrivée des phalangistes, mais rien qui puisse laisser soupçonner qu’un massacre était en cours.
Pendant qu’il me dit cela, son attitude est bizarre. Pourtant, ce sera seulement le soir venu que le souvenir de ce langage corporel très expressif me frappera.

« Pour l’amour du Ciel, cherchez la vérité ! »

De l’intersection, on ne voit rien du camp, sauf si l’on monte sur les toits. Les soldats nous laissent passer quand nous leur disons que nous aimerions nous faire une idée de l’intérieur du camp. L’ambassade du Koweït, un beau bâtiment, s’élève un peu plus loin. Devant elle, un garde s’entretient avec un sergent de l’armée libanaise. Tous deux nous parlent du massacre d’une manière détachée, comme s’il s’agissait d’un simple incident survenu dans le quartier. Les phalangistes ont tué avec des couteaux, voilà pourquoi les Israéliens n’ont pas entendu de coups de feu, affirme le sergent. Je demande à monter sur le toit de l’ambassade pour voir, mais le garde a une meilleure idée : « Pourquoi n’iriez-vous pas carrément à l’intérieur du camp ? », nous suggère-t-il.
A l’intersection, les soldats ne font plus attention à nous et nous nous engageons dans la route qui monte vers l’entrée du camp, à 500 mètres.
Des véhicules de l’armée libanaise sont stationnés là, mais personne ne nous arrête. Dans le camp, la rue principale est bordée de maisons détruites. Des décombres, émergent tantôt un bras, tantôt une jambe. Près d’une fosse aspergée de chaux, des dizaines de corps bien alignés attendent d’être ensevelis. De jeunes Palestiniens, le visage couvert d’un masque pour se prémunir de l’odeur pestilentielle, creusent furieusement d’autres trous, sous la supervision de représentants de la Croix-Rouge. Il règne une atmosphère d’hystérie mal réprimée. Nous ne nous attardons pas.
Cette nuit-là, dans mon hôtel du quartier chrétien de Beyrouth est, je repense au lieutenant. Pour nous parler, il a mis entre lui et nous un peu plus de distance qu’il n’est normalement de mise, et son corps était légèrement détourné. Il savait qu’il n’avait pas le droit de parler à la presse, mais il n’est pas parti pour autant. Il faisait mine d’examiner les livres de la bibliothèque, alors qu’en fait, il attendait la prochaine question.
Ce soir-là, dans ma chambre d’hôtel, j’ai compris le sens de ce comportement : « Il faut parler de cette histoire », semblaitil me dire. « Je ne peux pas beaucoup vous aider parce que ce serait contraire aux ordres, mais continuez à poser des questions, continuez à chercher et vous trouverez ». Peutêtre même nous suppliait-il : « Pour l’amour du Ciel, cherchez la vérité ! » J’ai donc résolu d’y retourner le lendemain.

« Emmène-le voir les hommes ! »

Cette fois, je suis seul dans ma voiture quand j’atteins la ligne qui divise la ville. Une sentinelle israélienne repère ma plaque d’immatriculation jaune sous la boue dont je l’ai volontairement recouverte et me fait signe d’arrêter.
« Nous avons l’ordre de ne laisser passer aucun journaliste israélien », m’informe-t-il.
Je gare ma voiture à l’angle le plus proche et, cinq minutes plus tard, je reviens à bord d’un taxi, détournant le visage pour ne pas être reconnu. Nous passons le barrage et entrons dans le Beyrouth musulman, la partie ouest de la ville.
Le lieutenant du poste de commandement m’accueille chaleureusement. « Vous avez enregistré ce que je vous ai dit hier, n’est-ce pas ? » J’avais en effet un mini-enregistreur dans la poche de ma chemise, mais je ne l’ai activé qu’en sortant de l’immeuble. Lui ou l’un de ses hommes ont dû me voir. Il sait aussi que je suis entré dans le camp. L’autre lieutenant, ainsi que des soldats auxquels nous avons parlé la veille, se joignent à nous. La conversation est légère, presque joviale. Chacun de nous attend qu’on en vienne au fait. Quelqu’un lance enfin : « Vous trouverez les hommes que vous cherchez à l’intersection ». Un autre renchérit : « Le peloton des tirs de mortier ». Nous nous serrons la main et nous souhaitons bonne chance.
Le peloton n’est plus à l’intersection, mais un soldat me désigne une villa au bas de la rue. Trois soldats sont assis devant. Je demande à parler à l’officier et l’un d’eux m’emmène à l’intérieur. Un jeune homme qui porte un polo noir à col roulé par-dessus son treillis militaire émerge.
Je lui demande s’il est possible de les interroger, lui et ses hommes, sur ce qui s’est passé la nuit où les phalangistes sont arrivés. Lui-même n’était pas là au moment du massacre, me répond-il, et il n’a aucune autorité pour me laisser parler à ses hommes. Je précise que c’est la base qui m’envoie. Une affirmation qu’il aurait été facile pour lui d’ignorer, étant donné que personne ne l’avait appelé à mon sujet, mais il ne lui en faut pas davantage pour se laisser convaincre.
Après un regard aiguisé par lequel il semble réfléchir plutôt que m’étudier, il lance à un soldat : « Emmène-le voir les hommes ! ». Nous contournons le bâtiment, passons sous un balcon où un sergent est de faction derrière une mitrailleuse protégée par des sacs de sable. « Qui est-ce ? », crie-t-il.
Celui qui m’escorte ne l’a pas entendu et le sergent se lève : « Qui est-ce ? », répète-t-il d’une voix ferme. Je me présente.
Le sergent réfléchit, hoche la tête et se rassoit.
Quatre soldats jouent au basket dans la cour. Mon escorte en appelle un et me laisse avec lui. Nous nous asseyons sur un escalier, à l’ombre. Le soldat vient de Yeroham. Il fait partie d’un bataillon de la brigade Nahal affecté aux kibboutzim. Les hommes qui le composent viennent pour la plupart de villes de développement, m’explique-t-il. Il me parle simplement, sans émotion apparente, mais non sans une certaine perplexité.

Le dégoût des phalangistes

Le chef d’Etat-major, le général Rafael Eitan, a déclaré à la radio que les phalangistes sont entrés dans les camps par l’est et que les Israéliens, stationnés à l’ouest, n’étaient pas au courant. C’est faux, me confie le soldat. Les phalangistes ont franchi les lignes israéliennes à l’intersection sans se cacher et lui-même a d’ailleurs parlé à quelques-uns d’entre eux. Il savait donc qu’ils entraient dans le camp pour en découdre avec les combattants de l’OLP laissés derrière Yasser Arafat quand celui-ci est parti à Tunis.
A la demande des phalangistes, le peloton posté à l’intersection a tiré toute la nuit des fusées éclairantes sur le camp. Il faut dire qu’avant l’arrivée de la milice chrétienne, il avait essuyé une attaque en provenance du camp.
A l’aube, le peloton a en outre tiré plusieurs obus de mortier sur le camp, visant des poches de résistance. A ce momentlà, personne n’imaginait qu’un massacre était en cours.
Les trois autres joueurs de basket nous rejoignent. L’un d’eux raconte que, pendant la nuit, un phalangiste est venu demander un brancard. Bien qu’on n’ait entendu pratiquement aucun coup de feu, l’homme a affirmé que 250 terroristes avaient déjà été tués. Les soldats présents ont estimé cela invraisemblable. « Nous savons quelle puissance de feu il faut pour éliminer une poignée de combattants, et là, il venait nous dire qu’ils avaient fait 250 morts, alors qu’on n’avait presque rien entendu ! Nous avons bien ri après son départ. Et puis, quelqu’un a dit : “Ou alors, ils comptent les civils…” Là, nous avons arrêté de rire. » Tous sont tourmentés par l’idée qu’ils ont fourni l’éclairage pour favoriser le massacre, même s’ils n’en savaient rien. Et ils expriment tout le dégoût que leur inspirent les phalangistes. « D’ailleurs, ils le savent bien, vu la façon dont nous les regardons », précise l’un d’eux.
Le sergent posté sur le balcon nous interpelle. « Il veut te voir », m’indique un soldat.

Prêt à payer le prix

Comme les autres cadres de l’unité, c’est un kibboutznik.
Il a à peine un ou deux ans de plus que les conscrits. Il est de Kabri, non loin de la frontière libanaise. Il réprime mal sa fureur et est heureux de cette occasion qui lui est donnée de parler à la presse.

« C’est révoltant qu’ils cherchent à nier leur responsabilité comme ça ! » s’exclame-t-il, parlant de Sharon et d’Eitan. Luimême savait à l’avance, par le réseau de radio de l’armée, que les phalangistes allaient traverser les lignes israéliennes pour pénétrer dans le camp. Bien sûr, personne n’a pensé une seconde qu’un tel massacre puisse avoir lieu, ajoutet- il, mais, massacre ou pas massacre, rester au Liban est corrupteur pour une armée d’occupation. Et même si un retrait équivaut pour son kibboutz à essuyer des attaques terroristes, il se dit prêt à payer ce prix.
En repartant, je rencontre la sentinelle de la grille, qui termine son service. Elle me demande si elle peut me parler.
Ce soldat-là aussi exprime le dégoût que lui inspirent les phalangistes et dénonce l’occupation israélienne, qui amène la corruption. « Nous devons quitter le Liban », conclut-il.
Le renseignement militaire israélien a établi à quelque 800 le nombre de personnes tuées dans les deux camps, dont des femmes, des enfants et des vieillards. Il est clair que ni Sharon ni aucun haut gradé israélien impliqué dans le passage des phalangistes n’ont jamais souhaité voir des civils assassinés. Il allait bien sûr de soi que l’opprobre international retomberait sur le commandement israélien. Mais en Israël, on s’irritait de voir que les phalangistes, prétendus alliés d’Israël qui avaient tout à gagner de l’incursion de Tsahal au Liban, rester les bras croisés pendant que des soldats israéliens combattaient et se faisaient tuer. Un coup de balai dans les camps palestiniens de Beyrouth ouest serait la dernière grande opération de la guerre et cette mission – éliminer les combattants de l’OLP cachés parmi la population civile d’une zone densément peuplée – convenait davantage à des soldats libanais qu’aux Israéliens.

Décence et courage moral

Israël a donc incité l’armée libanaise, restée passive jusquelà, à mener elle-même cette opération, mais les Libanais ont refusé, préférant se tenir en dehors des combats. Ce sont donc les phalangistes qui s’en sont chargés. La commission Kahan a reproché au commandement israélien, non pas d’avoir fait entrer les phalangistes dans les camps, mais de ne pas avoir mis en place une structure efficace pour contrôler la milice chrétienne à l’intérieur ni un mécanisme pour faire cesser immédiatement l’intervention en cas de dérive.
De la position qu’ils occupaient, les Israéliens ne voyaient pas l’intérieur des camps et les seuls renseignements qu’ils obtenaient leur venaient des phalangistes eux-mêmes.
De retour au croisement, je hèle une jeep de l’armée pour retourner à la route principale, où je trouverai un taxi. La voiture est déjà pleine, mais un officier m’appelle d’une deuxième jeep. Je reconnais le général de division Avraham Tamir. Il refuse d’aborder avec moi les implications du massacre. « Je ne suis là que comme observateur », me dit-il. Toutefois, il paraît évident que, pour lui, tout espoir de rétablir l’ordre au Liban est désormais enseveli sous les ruines de Sabra et de Chatila.
Je retrouve cette nuit-là un Israël sous le choc. Des massacres épouvantables, il y en a déjà eu pendant la guerre civile libanaise, et il y en aura sans doute encore au Liban. Sauf que, cette fois, Israël a facilité la tâche aux coupables.
Toutefois, un détail important modifie l’équation psychologique : les soldats de Tsahal sont loin d’être restés indifférents à ce qui s’est passé. Je n’en ai entendu aucun exprimer une quelconque satisfaction devant cette catastrophe qui s’est abattue sur leurs ennemis palestiniens.
Aucun n’a éludé le sujet au moyen d’une plaisanterie douteuse.
Tous ceux à qui j’ai parlé se sont montrés horrifiés. Les plus jeunes dirigeaient leur colère contre les phalangistes, les plus politisés condamnaient les décisionnaires israéliens. Tous voulaient que l’on parle de l’affaire et n’auraient pas toléré un black-out. Leur réaction dénote une décence et un courage moral que les autres nations peuvent envier à Israël.


 Source JerusalemPost