En Israël, les épouses d’hommes politiques vivent souvent dans l’ombre de leur partenaire. On ne les voit guère en public et elles font rarement parler d’elles. Lihi Lapid, elle, est différente. A 45 ans, la femme du ministre des Finances Yaïr Lapid s’est déjà fait connaître pour elle-même : elle est l’une des féministes les plus en vue du pays, a écrit deux romans à succès, un célèbre livre pour enfants et un manuel de recettes de cuisine très populaire. Journaliste, elle tient en outre une rubrique pour les femmes dans un grand quotidien.
Outre toutes ces activités, Lihi Yaïr a une autre casquette : celle de mère de famille. Après la naissance de ses deux enfants, elle a vite dû renoncer à sa carrière de photographe de presse. « A ce moment-là », se souvient-elle, « j’ai compris que la profession que j’avais choisie m’aurait interdit d’être aussi femme et mère ».
Aujourd’hui, ses enfants, Lior et Yaël, ont respectivement 18 et 17 ans. Yaël est autiste. Si ce handicap n’est pas une mince charge à porter pour les Lapid, Lihi insiste toutefois : « Je ne me présente jamais en disant que j’ai une fille autiste. Je dis que j’ai deux enfants, Lior et Yaël, et qu’en plus d’être mère, je suis aussi beaucoup d’autres choses, comme écrivain et féministe. »
Nous nous rencontrons fin septembre dans la modeste maison que les Lapid ont acheté il y a dix ans dans la banlieue nord de Tel-Aviv. Les enfants sont en classe, Yaïr à Budapest. Nous nous installons sous le porche, qui donne sur un terrain où une voie rapide doit être construite. Un projet déjà annoncé au moment où les Lapid ont acheté la maison et qui leur a permis de bénéficier d’un prix intéressant. Aujourd’hui, la route n’est toujours pas construite. « Nous profitons de tous les instants en attendant », affirme Lihi, vêtue d’un tee-shirt bleu et d’un pantalon moulant noir.
Une fille du désert
Les ancêtres de Lihi ont quitté la Russie pour la Palestine il y a dix générations. Son arrière-grand-père, Itzhak David Malka, supervisait la construction des maisons de Mazkeret Moshé, l’un des premiers quartiers juifs construit hors des murailles de Jérusalem. Un autre de ses ancêtres, Moshé Avigdor Amiel, devenait Grand Rabbin de Tel-Aviv en 1946.
Lihi, elle, est née à Ramat Gan en 1968. Un an plus tard, ses parents, Rafi et Talma Mann, s’installent à Arad, la toute nouvelle ville construite dans le désert, pour fuir des difficultés économiques. Ils y resteront dix ans. Lihi adore cette ville dans laquelle elle a grandi. « Je suis une fille du désert », affirme-t-elle aujourd’hui en riant.
Rafi fabrique des mosaïques. Après son service militaire, Talma donne naissance à un fils, David, aujourd’hui âgé de 47 ans. Lihi a aussi une sœur, Ilill Keren, 36 ans, qui habite tout près de chez elle.
Après Arad, la famille renoue avec le centre du pays et s’installe à Ramat Hasharon. Lihi fréquente le lycée artistique Thelma Yellin, à Guivataïm, où elle étudie le dessin avant la photographie. « On aurait dit l’école de la série télé Fame », affirme-t-elle. « C’était le paradis ».
En 1986, elle commence son service militaire en tant que photographe pour l’hebdomadaire de Tsahal, Bamakhané (Dans le camp). Se faire engager là n’est pas facile. Seule une femme photographe l’a précédée. Quand l’officier qui l’interroge lui demande si elle sera capable de porter un sac de 20 kg bourré de matériel photo, elle répond : « Posez-vous cette question aux garçons ? » Non, répond l’officier. Elle prend alors son courage à deux mains pour déclarer : « Dans ce cas, je n’y répondrai pas. »
Elle est acceptée malgré tout.
Plus tard, elle aidera cet officier à devenir responsable de la photographie au quotidien Maariv.
Ils se marièrent et eurent… 2 enfants
Durant son service militaire, elle rêve de tout photographier de la vie des soldats. Il lui est malheureusement impossible de travailler au Liban, où Tsahal stationne depuis 1982, car les femmes ne sont pas autorisées à entrer dans le pays.
En 1988, elle entre à l’école de photographie Camera Obscura de Tel-Aviv. La même année, elle obtient un poste dans l’édition du week-end du journal Maariv.
Un soir, elle part en reportage photographier les lumières de la nuit à Tel-Aviv avec un reporter du Maariv qui effectue sa période de réserve pour Bamakhané. En apprenant qu’ils vont travailler ensemble, plusieurs amis leur ont prédit que cela finirait par un mariage. Ils ne se trompaient pas : c’est tout de suite le coup de foudre. Deux ans et demi plus tard, en décembre 1990, elle épouse le reporter, Yaïr Lapid. En 1992, elle s’inscrit en littérature à l’université de Tel-Aviv, mais n’ira pas jusqu’au diplôme.
En 1994, Lihi Lapid est envoyée par Maariv au Rwanda. Elle doit accompagner une mission humanitaire de Tsahal dans ce pays en proie à une guerre civile génocidaire, au cours de laquelle un demi-million de personnes, soit 20 % de la population, seront massacrées.
L’expérience la traumatise. « Ces 10 jours de reportage ont changé ma vie », raconte-t-elle.
De retour en Israël, elle est choquée de voir que les drames du Rwanda laissent ses amis indifférents. « Ils disaient que c’était déjà de l’histoire ancienne. Tout le monde s’en fichait », soupire-t-elle.
Elle continue ensuite à photographier, mais songe déjà à quitter la profession. « J’avais envie de devenir mère », explique-t-elle. Elle a alors 27 ans. Lior naît en 1995, Yaël un an plus tard. Quand celle-ci atteint l’âge de 15 mois, les Lapid comprennent qu’elle souffre d’un retard de développement ; l’enfant est alors diagnostiquée autiste. Le fossé entre elle et les autres enfants va aller en grandissant.
Mère et féministe avant tout
Malgré sa passion pour sa carrière, Lihi doit affronter la difficile réalité des mères qui travaillent. Son métier de photographe l’oblige à se rendre disponible à tout moment pour sillonner les rues de Tel-Aviv en moto. Elle constate à ses dépens que personne ne veut d’un photographe de presse qui n’est pas sur le pied de guerre 24 heures sur 24. Impossible pour elle de dire : « Oh, désolée, je suis en train d’allaiter… »
Bientôt, son téléphone cesse de sonner.
Ses instincts féministes se réveillent alors. La voilà qui se lance dans l’écriture d’un roman sur quatre femmes qui partagent pendant trois jours une chambre d’hôpital après leur accouchement. Elle a deux très petits enfants à la maison et travaille toujours comme photographe pour Maariv. Autant dire que le temps lui manque pour écrire, mais elle persévère. En 2001, son livre Secrets de l’intérieur, paraît en hébreu et remporte aussitôt un franc succès.
Deux ans plus tard, elle se voit confier la rubrique Femmes du quotidien Yediot Aharonot. En 2008, elle publie son deuxième roman, Femme vaillante, qui restera le best-seller n° 1 du pays pendant 17 semaines. Elle y relate sa difficulté à renoncer à croire qu’elle pourrait guérir Yaël de son autisme. « Parce qu’on ne peut pas tout contrôler, de toute façon », écrit-elle. « Je ne pourrai pas sauver ma fille, même si je lui consacre tout mon temps, toute mon énergie, tout moi. Parce qu’il y a des fois où l’on ne peut pas sauver quelqu’un… Je dois penser que l’ici et maintenant est important aussi, et qu’il faut que j’en profite. » Son livre vient d’être traduit en anglais et sort ce mois-ci aux Etats-Unis sous le titre Woman of Valor.
Lihi a publié en 2006 Le souffle magique, un ouvrage pour enfants désormais célèbre en Israël. Un an plus tard, ce sont Les recettes préférées de Lihi Lapid, compilation de recettes publiées au fil des semaines dans sa rubrique de Yediot Aharonot.
Pour Lihi, une féministe est définie par le fait qu’elle travaille à l’extérieur. « Toute femme active est une féministe », affirme-t-elle, « qu’elle le veuille ou non ». Elle souhaite que chacune puisse avoir le choix : « Nous ne voulons pas d’une situation où, pour être mère, on est obligée de rester chez soi », insiste-t-elle.
Fini le droit à une vie privée
Sa vie va changer du tout au tout en janvier 2012, quand Yaïr décide de se lancer dans la politique. « Je suis avec toi ! » lui répond-elle en l’étreignant. Avec son travail de journaliste de la presse écrite et son émission de télévision, Yaïr a déjà un nom. « C’est à ce moment-là qu’il a réalisé que les adultes, désormais, c’était nous ! ».
A l’époque, elle ne sait pas encore à quel point l’entrée de son mari dans l’arène politique va transformer sa propre vie.
Le premier choc vient le jour où elle découvre la nouvelle notoriété de son conjoint. « J’étais en train de boire un café en terrasse et j’ai soudain vu sa photo en gros plan, en couverture d’un journal ; j’en ai renversé mon café ! », raconte-t-elle. « C’était comme si, tout à coup, on avait mis ma vie sur le volume maximum ! » Fini, dès lors, le droit à une vie privée.
La campagne électorale de Yaïr la propulse sous le feu des projecteurs : « On ne peut pas ne pas répondre quand la presse nous interviewe », fait-elle remarquer. Le fait que les journalistes écoutent avec attention tout ce qu’elle a à dire représente pour elle une valeur ajoutée.
Pour se concentrer sur la campagne, elle prend 3 mois de congé à son journal. Elle se poste à l’entrée des centres commerciaux avec le tee-shirt de Yesh Atid, le parti politique de Yaïr, et distribue des prospectus tout en répondant aux questions du public. Elle sent que la formation de son mari va attirer beaucoup plus d’électeurs que ne le prédisent les sondages.
Une existence bien remplie
Le jour du scrutin, elle fait la tournée des bureaux de vote en offrant des sandwiches aux bénévoles. « On a voté pour lui, on a voté pour lui ! » Elle entend cette phrase assez souvent pour en conclure qu’il est en train de se passer quelque chose de très positif.
Le soir des résultats, toute la famille proche est réunie chez les Lapid. Quand le présentateur annonce 19 sièges pour Yesh Atid, un chiffre bien supérieur à ce qu’on attendait et qui en fait le 2e parti politique d’Israël, toute l’assemblée manifeste sa joie. Yaïr et Lihi, eux, gardent le silence. Puis Yaïr embrasse sa femme.
Depuis mars dernier, Yaïr est ministre des Finances. « En fait », commente Lihi, « notre vie n’a pas tellement changé. Je ne crois pas avoir été obligée de porter une robe plus d’une fois ! Le seul inconvénient, c’est que je vois Yaïr moins souvent. Il rentre tard le soir, très tard… »
Lihi mène une existence bien remplie désormais. Elle passe chaque jour de nombreuses heures à écrire. Elle reçoit des lettres de femmes qui lui parlent de leurs problèmes et elle consacre ses après-midi à ses enfants.
Pendant deux mois, Lihi Lapid va effectuer une tournée aux Etats-Unis pour accompagner la sortie de son livre, Woman of Valor, dans ce pays. C’est la première fois qu’elle est traduite en anglais. « Cela a longtemps été un rêve pour moi », avoue-t-elle. Il est important, pour elle, de faire entendre, en dehors d’Israël, une voix israélienne qui parle d’autre chose que de sécurité.
« C’est une chance de pouvoir raconter à des gens qui n’habitent pas en Israël le combat que nous avons dû mener avec notre enfant handicapée, et de leur dire que nous n’avons pas pour autant cessé d’être un couple qui s’aime. »
Source JerusalemPost