lundi 25 novembre 2013

Une juste nommée Marina Yenova


La justice n’est pas toujours l’apanage des grands de ce monde. Une pauvre paysanne russe du XVIIe siècle en est l’exemple criant. Si la langue russe a inventé le mot pogrom, le peuple russe a inventé Marina Yenova, une façon de rééquilibrer l’horreur. On connaît le concept de « justes des nations », ces hommes et ces femmes qui, durant la seconde guerre mondiale, au péril de leur vie, choisirent de sortir de leur prudente réserve pour arracher les Juifs des griffes de leurs persécuteurs.


Le cas de Marina Yenova, est quelque peu différent. Il serait de mauvais goût d’essayer de procéder à un classement, mais on peut dire que cette femme se conduisit comme une juste avant la lettre.
Le bouleversant récit que voici, a été rédigé par les deux délégués du tribunal de la ville de Brisk (nom yiddish de Brest-Litovsk, ville de Russie) en juin 1663.
Marina Yenova est une jeune paysanne appartenant à un de ces féodaux qui se rappelle de l’existence de ses sujets à l’heure où se perçoit l’impôt. Marina élève seule son enfant. On ne lui connaît pas d’autre famille.
Le 15 juin 1663, son fils disparaît. Après une journée de recherche, le petit corps de l’enfant est retrouvé, noyé, sur les berges de l’étang. La disparition de l’enfant a, bien entendu, ameuté tout le village de Vaheine où se déroule le drame. Et, bien que la fête de Pâques soit passée, les commentaires et les questions vont bon train. A qui profite la mort d’un enfant chrétien ?
Préoccupée par son désir de donner une sépulture décente à son enfant, Marina semble rester à l’écart du tumulte. On peut lire dans le procès verbal de sa déposition recueillie par le tribunal de Brisk, la grande ville voisine : « Après avoir ramené mon enfant, j’ai nettoyé son corps, je l’ai ensuite étendu sur le banc et je suis partie en pleurs au marché pour demander à l’agent des autorités un permis pour enterrer mon fils. A mon retour, accompagnée d’Izi Lomsky, le percepteur royal, le corps de mon enfant n’était plus à l’endroit où je l’avais déposé. Il était maintenant à même le sol. Je demandais à Lomsky si c’était lui qui avait jeté le corps de mon fils. Lomsky m’a alors saisie par la nuque et emmenée à la prison en disant à tout à chacun, que je venais de tuer mon enfant. Entre temps, je venais de remarquer que le corps de mon enfant portait des blessures… »
A la lecture de ce document, on comprend que l’agent des autorités avait autorisé Marina à assister à l’enterrement de son fils avant de la ramener en prison. En voyant le petit corps ainsi meurtri, elle avait levé les bras au ciel et s’était écriée : « J’ai déposé le corps de mon enfant chéri intact, sans aucune blessure. Puis en se retournant vers le percepteur, elle avait ajouté : « C’est l’œuvre de tes mains car depuis que tu es venu à Vaheine, tu ne cesses de m’importuner pour des raisons que j’ignore. Tu m’as déjà expulsé du terrain où j’habitais lors de ta dispute avec les Juifs ».
Profondément affligée par ce que lui arrive, Marina entend ses geôliers lui laisser entrevoir une chance de salut : « tu n’as rien à craindre de nous, on ne te fera aucun mal. Tout cela nous arrive à cause des Juifs. Par leur faute, nous autres, Chrétiens, nous ne pouvons plus gagner honorablement notre vie. La ville de Vaheine leur appartient désormais ».
Les notables du village voient dans cette affaire une aubaine dont ils pourraient tirer profit. En faisant de Marina, la mère d’un martyr chrétien, cela leur permettrait dans un premier temps de régler quelques comptes en suspens avec les Juifs et ensuite de transformer le tombeau du martyr en un lieu de pèlerinage, occasion rêvée pour sortir de l’oubli le village.
Mais les bonnes paroles des geôliers restent sans effet sur Marina. Les résultats escomptés tardant à venir, la pauvre femme est trainée sur la place publique pour subir le châtiment du fouet. Son crime ? Refuser de reconnaître que son fils est la victime d’une machination juive, ces Juifs qui poignardent un enfant chrétien pour prendre son sang.
Inutile de mentionner ici le détail du supplice subi par Marina. Le fait qu’elle soit enceinte ne lui fait même pas obtenir un traitement de faveur. Pour les habitants de Vaheine, les tueurs du Christ ont du lui faire avaler un filtre magique pour mieux l’ensorceler.
Les délégués du tribunal de Brisk ont du mal à rédiger un quelconque acte d’accusation contre les Juifs. Alors, suite à des pressions locales, ils exigent : la tête de Marina Yenova !
Au cours d’un nouvel interrogatoire, la jeune paysanne russe rend l’âme sans prononcer les paroles d’accusation tant attendues contre les Juifs, ces paroles qui auraient été le prétexte du déclenchement d’un nouveau pogrom contre les Juifs et qui lui aurait rendu son innocence, sa liberté et sauvé sa vie.

Source LeMondeJuif