Pendant la guerre civile (1918-1921), la région connut de terribles pogroms antisémites.
C’est la raison pour laquelle beaucoup de Juifs saluèrent la chute du tsar et adhérèrent au bolchevisme. Vassili quitte assez tôt Berditchev pour étudier à Kiev puis, dès 1923, la chimie à l’Université de Moscou.
Il restera toute sa vie un scientifique, mais délaissera de plus en plus les sciences au profit de la littérature.
A cette époque, il croit au communisme et devient même un thuriféraire du régime, des camps dits de «rééducation» et de la collectivisation des terres.
Il commence à publier des nouvelles, dont l’une est intitulée Dans la ville de Berditchev.
Elle est remarquée par Gorki, qui règne alors sur les lettres soviétiques. Il ne mentionne absolument pas la terrible famine du début des années 1930. Il adhère au «réalisme socialiste» (qui est en fait une idéalisation des conditions de vie réelles) et «prêche pieusement les dogmes marxistes», comme l’écrit Anissimov.
Bref, le jeune écrivain Grossman ne se distingue en rien des auteurs officiels chers à Staline. Il bénéficie des mêmes privilèges. Il n’est pas vraiment inquiété pendant la Grande Terreur.
La guerre révèle un nouveau Vassili Grossman
«C’est la guerre, l’extermination du peuple juif, la mort atroce de sa mère avec tous les Juifs de la ville dans les fosses de Berditchev, qui allaient transformer Grossman, «l’écrivain juif assimilé dans la culture russe en écrivain juif russe, chantre biblique de l’extermination de son peuple», résume Myriam Anissimov.
Le 22 juin 1941 à 3 h 45 du matin, la Wehrmacht se rue à l’assaut de l’Union soviétique.
L’armée russe qui, avec ses unités blindées et son corps de parachutistes, était à la pointe du progrès technique vers 1930, a été laminée par la Grande Purge stalinienne qui a éliminé des milliers de maréchaux, généraux et officiers supérieurs accusés de «trotskisme».
Et le Petit Père des Peuples n’a tenu aucun compte des nombreux avertissements qui prévoyaient une attaque allemande imminente.
Les premiers mois de la guerre sont donc marqués par une véritable débâcle de l’Armée rouge, qui ne cesse de reculer et dont des centaines de milliers d’hommes sont faits prisonniers.
Derrière les troupes d’assaut, les Einsatzgruppen massacrent systématiquement la population juive.
La mère tant aimée de Vassili en est l’une des victimes, le 15 septembre 1941, mais il ne l’apprendra qu’en 1943.
L’auteure décrit en détail ces scènes d’horreur. Grossman lui-même écrira L’Assassinat des Juifs de Berditchev.
Exempté du service militaire, il s’engage immédiatement comme correspondant de guerre, pour le journal Krasnaïa Zveda, le quotidien officiel de l’Armée rouge, que tous les Russes liront pendant la guerre. Avec ceux d’Ilya Ehrenbourg, les articles de Vassili Grossman jouissent d’une immense popularité.
C’est qu’il ne se contente pas d’interviewer les généraux et les officiers. Il est attentif au sort des hommes du rang, qu’il côtoie en première ligne. Ceux-ci, qui lisent Krasnaïa Zvezda, se reconnaissent en lui.
Se basant sur ses carnets, où il relate d’innombrables anecdotes sur la vie des officiers et soldats sur le front, il écrit une longue chronique épique, Le peuple est immortel.
Il fera toute la guerre avec l’Armée rouge, des désastres initiaux à l’échec de la Wehrmacht devant Moscou, puis à Stalingrad, à Koursk où se déroule en juin-juillet 1943 une gigantesque bataille de chars, enfin en Pologne et jusqu’à Berlin.
En même temps s’opère en lui une transformation, qu’il attribue au personnage de Strum dans sa grande œuvre, Vie et Destin, qui est en gestation: «le fascisme l’avait contraint de se rappeler que sa mère était juive et de se poser le problème de sa propre judéité.»
Un autre changement en lui: il se distancie de plus en plus du personnage de Staline, «le généralissime», dont le nom ne sera cité qu’une fois dans le roman. Pour Grossman, la guerre a été remportée non par le Guide suprême, mais par le peuple russe et l’immense héroïsme de ses soldats.
C’est lors de la reconquête de l’Ukraine (dont bien des habitants ont collaboré avec les nazis et participé activement au massacre des Juifs), qu’il découvre le génocide.
Il visite notamment le site de l’horreur absolue, le ravin de Babi Yar près de Kiev, où 100’000 personnes, hommes, femmes, vieillards et enfants, furent fusillées par les assassins.
Il verra aussi Treblinka et Auschwitz-Birkenau.
Comme scientifique et chimiste, il décrit dans Vie et Destin l’intérieur d’une chambre à gaz et la mort atroce des victimes.
Ces pages, que cite Anassimov, sont parmi les plus insoutenables du roman. Or la presse soviétique refuse de parler de ce génocide. L’antisémitisme est en train de renaître officiellement en URSS.
En 1941 s’est constitué un Comité juif antifasciste international, dont fera notamment partie Albert Einstein. Du côté soviétique (dont la quasi-totalité des membres sera exécutée lors de la purge stalinienne du début des années 1950), Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg y adhèrent.
Ils rédigeront ensemble Le Livre noir, qui contiendra «des témoignages de Juifs rescapés, de témoins des atrocités (…), des témoignages des bourreaux». La version américaine du Livre noir paraîtra en 1946.
En revanche, en Union soviétique, le Comité est liquidé et l’ouvrage sera interdit jusqu’à la chute de l’URSS. Il n’a été publié dans la Fédération de Russie qu’en 2010.
La rédaction et la saisie de «Vie et Destin»
La guerre prend fin. Grossman, qui a accédé au grade de lieutenant-colonel, en sort avec plusieurs décorations prestigieuses. Le maréchal Vorochilov lui propose d’entrer au Parti.
Mais il décline cette offre … avec tous les avantages matériels que cela comporte.
Depuis 1946, l’antisémitisme en URSS devient une affaire d’Etat. De vives campagnes sont menées contre les «cosmopolites» et les «sionistes». Elles culmineront en janvier 1953 avec le «complot des blouses blanches», des médecins juifs que l’on accuse d’avoir projeté d’assassiner Staline. Or on peut être à la fois un héros et un lâche…
A cette occasion, Vassili Grossman co-signe une ignoble lettre antisémite qu’il se reprochera jusqu’à sa mort.
Après la mort de Staline et l’avènement de Nikita Khrouchtchev, l’URSS connaît une période de Dégel et une courte et timide libéralisation sur le plan littéraire. C’est ainsi que pourra paraître Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, avant que son auteur se voie interdire d’accepter son Prix Nobel et soit l’objet d’une campagne de haine hystérique.
Vassili Grossman travaille à son œuvre majeure, Vie et Destin, qui se situe dans la grande tradition polyphonique tolstoïenne de Guerre et Paix. Or il ose y affirmer qu’Hitler et Staline se valaient, l’un par les camps d’extermination, l’autre par les grands massacres et le goulag.
Le pouvoir est épouvanté «par le parallélisme établi par Grossman entre le fascisme nazi et le totalitarisme soviétique», comme l’écrit Myriam Anassimov.
L’auteur y révèle aussi son appartenance indissoluble à la communauté des Juifs qui ont péri dans la Shoah.
Ses dernières années seront marquées par son combat pour faire paraître son roman. Mais le 15 février 1961, des hommes du KGB viennent à son domicile saisir les épreuves dactylographiées de Vie et Destin. L’auteur a cependant eu la prudence d’en confier des exemplaires à des amis intimes. Il est désormais complètement isolé et malade d’un cancer du rein.
Il décède le 14 septembre 1964. En 1978, des proches de l’écrivain réussissent à faire passer une épreuve sur microfilm de Vie et Destin en Occident.
Le livre, en 1980, est d’abord publié en russe à Lausanne par Vladimir Dimitrijevic aux éditions qu’il a fondées, L’Âge d’Homme, puis en français en 1983, conjointement par L’Âge d’Homme et Julliard. C’est la gloire posthume pour Vassili Grossman.
Le Monde des livres dit: «Le grand roman russe du XXe siècle nous est arrivé.» Et en 1988, date de sa publication en URSS sous Gorbatchev, la Literatournaïa Gazeta n’hésite pas à publier ceci, qui résume l’une des thèses avancées dans le livre:
«A la tête du peuple libérateur se trouve un tyran, un criminel qui lui vole sa victoire en en faisant sa victoire personnelle.»
Quant à l’opus monumental de Myriam Anissimov, elle-même d’origine juive polonaise et née en 1943 à Sierre, il a le défaut de ses qualités. Celles-ci résident dans une mise en contexte scrupuleuse.
Ainsi, l’auteure résume avec force détails la collectivisation de 1930, la Grande Purge de 19361938 ou encore les différentes opérations militaires de la «Grande Guerre patriotique».
Ces parenthèses peuvent parfois paraître superflues au connaisseur, et elles allongent singulièrement le texte.
En revanche, elles sont sans doute indispensables pour un public plus large. Enfin l’auteure a le grand mérite, dans cette biographie exhaustive et souvent émouvante, d’immortaliser un écrivain et une œuvre majeure de la littérature russe du XXe siècle.
Son livre, qui a déjà quelques années d’existence, n’a pas pris une ride et restera un ouvrage de référence pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Union soviétique.
Myriam Anassimov, Vassili Grossman. Un écrivain de combat, Paris, Seuil, 2012, 877 p
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