« Il se consacrera à l’étude de la Torah jour et nuit », proclame l’un des premiers versets des Psaumes. Á tel point, semble-t-il, que si l’homme en avait les moyens, il devrait consacrer son existence tout entière à la connaissance de la Loi transmise au mont Sinaï ! Et ce, même aux dépens des autres mitsvot, comme le prescrit la Halakha. Or, l’étude de la loi n’est-elle pas destinée précisément à parfaire l’accomplissement des autres mitsvot ?....
Communément, on attribue la Révélation du mont Sinaï au don des Dix Commandements – autrement dit à la pratique des mitsvot qui fut révélée et imposée en ce jour, dans la mesure où les Tables de la Loi représentent en substance « l’essentiel de la Torah », (Barténoura Tamid, 5, 1).
Pourtant, on retrouve à travers de nombreuses sources talmudiques et hala’hiques une détermination à considérer cet événement culminant de l’histoire de notre peuple avec une connotation quelque peu différente…
En effet, ce grand jour semble avoir été, au-delà de l’acceptation et de l’engagement envers les mitsvot, essentiellement celui de l’initiation au monde du « Talmoud Torah », c’est-à-dire à l’étude de la Torah dont le tout premier enseignement fut donc entendu de la bouche du Saint Béni soit-Il Lui-même avec la Parole : « Je suis l’Éternel ton D.ieu ».
Cette mise en perspective revient en effet avec une insistance marquée dans la tradition : un principe, souvent invoqué dans la Halakha, stipule ainsi que toute étude de la Torah doit répondre au principe de « kénétinata », c’est-à-dire qu’elle se doit d’être conforme aux conditions rassemblées lors de la Révélation du mont Sinaï.
Dans le Talmud (Traité Béra’hot, page 21/b), on nous enseigne ainsi qu’une certaine forme d’impureté – celle consécutive à une pollution nocturne – interdit à l’homme d’étudier la Torah, conformément à ces trois jours ayant précédé le don de la Torah où tous les hommes d’Israël furent enjoints de se séparer de leur conjointe.
Ce principe nous apprend également que les paroles de la Torah doivent être abordées avec « peur et crainte, tremblements et frémissements » en accord avec l’atmosphère qui régnait au sein du peuple au moment de la Révélation du Sinaï ; à l’égard de ces considérations, la Halakha prescrit que l’officiant qui procède à la lecture de la Torah doive se tenir parfaitement debout (Ritva Yoma 28/a au nom du Talmud de Jérusalem et Choul’han Aroukh 141, 1).
Une autre loi, toujours relative à la lecture de la Torah, prescrit qu’au moins deux personnes se tiennent près du Séfer Torah au moment de la lecture publique, à l’image du Don de la Torah qui fut donnée « par un intermédiaire », Moché en l’occurrence (Choul’han Aroukh, ibid. par. 4). Or, la lecture de la Torah possède bel et bien le statut d’une étude à part à entière, puisque c’est précisément à ce titre qu’elle fut instituée.
En réalité, il semblerait que la Torah elle-même considère cet évènement dans cette optique puisque dans les versets du livre de Dévarim (4, 9) qui reviennent sur le récit du mont Sinaï, le peuple d’Israël se voit enjoint de « ne jamais oublier les événements dont leurs yeux furent témoins, et de ne pas les laisser échapper de leur pensée à aucun moment de leur existence ». Or il ne fait aucun doute que « l’oubli » évoqué ici est manifestement celui de la connaissance des préceptes, c’est-à-dire de l’étude de la Torah, comme l’atteste sans équivoque une maxime des Pirké Avot invoquant ce verset : « Tout celui qui oublie une seule chose de son étude est tenu responsable d’attenter à ses jours, comme il est dit : ‘Garde-toi et prends soin pour ta propre vie de ne jamais oublier…’ », (chapitre 3, 8).
Enfin, le Midrach Tan’houma (Vayakel 8) rend également compte de cette réalité d’une manière très éloquente : « Pour quelle raison la Torah fut-elle donnée dans le désert ?
Pour nous évoquer l’allusion suivante : de la même manière que le désert est un lieu libre de droit pour tout homme, ainsi les paroles de la Torah sont libres de droit pour tous ceux qui souhaitent l’étudier !».
Outre ces différents indices, on ne saurait mieux établir la pertinence de cette constatation qu’en citant le fait qu’à aucun moment la Halakha ne mentionne une exigence de ce genre – comme le fait de se tenir debout, d’éprouver de la crainte ou encore d’entretenir une pureté rigoureuse – pour l’accomplissement d’une mitsva quelle qu’elle soit !
En un mot, si l’un des 613 commandements est effectivement celui d’étudier la Torah - « Tu les enseigneras à tes enfants » -, il apparaît cependant que l’étude soit plus qu’un commandement parmi d’autres puisqu’elle constitua le coeur et l’essence même de la Révélation du Sinaï.
Le Don de la Torah participait en fait d’une introduction de notre peuple à la dimension profonde de l’étude par le biais de l’apprentissage de son devoir et de son engagement.
D’où l’impérieuse question : pourquoi la Révélation du Sinaï est-elle davantage marquée par le don de l’étude des 613 commandements que par leur accomplissement ?
Mourir pour renaître !
Au fil des nombreuses exégèses exprimées par les Sages, il y a une idée qui semble revenir avec insistance : lorsque les enfants d’Israël se tinrent sur les flancs du mont Sinaï, ils eurent droit en quelque sorte à une « nouvelle naissance » !
En effet, nous révèlent les Sages, l’acceptation du joug de D.ieu et de Ses commandements eut l’effet d’une « conversion », puisqu’en prenant la résolution d’un nouvel engagement, ils reçurent le statut de véritables prosélytes qui, comme le formule la Halakha, « sont semblables à des enfants nouveaux-nés ».
Mais allant bien plus loin que ces considérations halakhiques, le Talmud Chabbat (page 88/b) rapporte l’enseignement suivant : « Pour chacun des [Dix] Commandements qui sortit de la bouche du Saint Béni soit-Il, les âmes des enfants d’Israël s’échappaient [de leur corps], comme il est dit : ‘Mon âme me quittait pendant qu’Il parlait’, (Cantique des Cantiques 5, 6). Or si leur âme les a quittés dès le premier Commandement, comment purent-ils recevoir le second ?
D.ieu fit tomber une rosée avec laquelle Il ressuscitera les morts et Il les fit revivre, comme il est dit : ‘Tu fis ruisseler une pluie bienfaisante’, (Psaumes 68, 10) ». Un autre passage non moins édifiant nous enseigne qu’au moment où le serpent avait pressé ‘Hava de consommer du fruit défendu, il insuffla en elle une « impureté » habitant depuis ce jour tous les êtres humains nés d’elle : mais qui quitta ensuite les enfants d’Israël au moment où ils se tenaient sur les bords du mont Sinaï pour recevoir la Torah.
Or selon le Or ha’Haïm (Dévarim, 4, 10), ces deux phénomènes sont en fait intimement liés puisque c’est au moment où ils perdirent la vie pendant un court instant – frappés par la force de la Parole divine – que cette « souillure » s’effaça définitivement de leurs corps au moment précis de leur renaissance !
La trame de fond de ces différents extraits de textes nous laisse clairement reconnaître les marques d’un passage qui engagea ces hommes d’une situation présinaïque à un état post-sinaïque.
C’est qu’en fait, l’existence de ces êtres avant la date du six Sivan ne pouvait perdurer après la Révélation du Sinaï : derrière l’engagement formel au respect pratique des commandements, ce jour recelait en effet la dimension d’une nouvelle réalité - celle nécessaire à l’intensité de l’étude de la Torah qui constituait elle-même la quintessence de cette Révélation. Ainsi, si l’accomplissement des mitsvot apparaît comme le contenu même de notre engagement envers D.ieu, l’étude de la Torah – bien qu’étant fondamentalement au service de cet accomplissement – en est le socle et le support.
Car si l’injonction des mitsvot engagea ces hommes dans le devoir et la responsabilité de l’accomplissement, celle-ci fut cependant véhiculée précisément par le biais d’une étude au moyen de cet enseignement que D.ieu transmit alors à Moché et au peuple d’Israël.
Or, l’introduction à la connaissance de la Loi divine supposa nécessairement l’émergence d’une vie et d’une réalité toutes neuves, qui puissent devenir le support de cette nouvelle dimension.
Pour le peuple hébreu, cette réalité nouvelle impliquait que ses membres naissent sous un nouveau jour, dénués de cette « impureté » consécutive à la première faute. D’où cette mort subite des enfants d’Israël au Sinaï - fatale face à la grandeur incommensurable de la Parole divine - pour ensuite mieux renaître !
De fait, les Sages nous enseignent que l’érudit qui étudie la Torah est à même de renoncer à l’honneur qui lui est dû, contrairement au roi à qui ce privilège de renoncement n’est pas autorisé. Pour cause, expliquent-ils, le fait que le verset cité en exergue désigne l’étude dont s’enrichit l’érudit comme étant « Sa propre Torah » (Traité Kiddouchin, page 32/b).
En effet, l’étude de la Torah n’est pas seulement un « acte », car lorsque l’homme s’en imprègne véritablement, elle devient un fait : la réalité d’une existence.
600 000 âmes…
Concluons par une Halakha qui, si elle peut sembler de prime abord difficilement pénétrable, s’expliquera d’elle-même suite à ces quelques explications…
On retrouve le principe de « kénétinata » – qui consiste à étudier d’une manière conforme aux conditions du Don de la Torah – dans un contexte qui peut sembler totalement hors sujet : les processions funèbres.
On peut lire en effet dans le Talmud (Traité Méguila, page 29/ a) la question suivante : « Quel est le nombre de personnes nécessaires [lors d’une procession funèbre pour rendre hommage au défunt] ?
Rav Chéchet dit : kénétinata – comme la Torah a été donnée, ainsi doit-elle être reprise – de la même manière qu’elle fut donnée en présence de 600 000 âmes, ainsi doit-elle être reprise en présence de 600 000 âmes ».
Or, il va sans dire que ce lien ici mentionné entre le Don de la Torah et la disparition d’un être humain semble pour le moins difficile à établir… Mais suivant l’approche exposée ici, cet enseignement relève en fait de la plus pure évidence : c’est sans conteste la disparition d’un Juif qui représente le « retrait » le plus significatif de la Torah en ce monde…puisque c’est dans le creuset de son existence qu’elle avait été recueillie !
Source Chiourim