jeudi 24 décembre 2015

Pierre Laval, de l’arrivisme ordinaire à l’horreur politique



En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences : impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement ; le passage de la logique à l’épilepsie est consommée… Ainsi naissent les mythologies, les doctrines, et les farces sanglantes. » (Emil Cioran dans "Précis de décomposition", 1949, cité dans "L’œil de Vichy", 1993)....



Laval et Vichy


Le régime de Vichy était ainsi né : « L’Assemblée Nationale donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français. Cette Constitution devra garantir les droits du Travail, de la Famille et de la Patrie.
Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées. La présente loi constitutionnelle, délibérée et adoptée par l’Assemblée Nationale, sera exécutée comme loi de l’État. » (signé par Albert Lebrun et Philippe Pétain, à Vichy le 10 juillet 1940). Il n’y a eu aucune ratification par le peuple des actes constitutionnels que Pétain a promulgués dans la plus grande autocratie.
 Ce régime, qui remit en cause sans le dire explicitement à la fois la République et la démocratie, dura quatre années parallèlement à l’Occupation nazie. Il s’effondra avec la Libération de la France et très formellement avec l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental promulguée à Alger par De Gaulle.
 Cette ordonnance, inspirée des thèses constitutionnelles de René Cassin, proclamait que le régime de Vichy ("autorité de fait") n’avait jamais représenté la France qui était donc toujours demeurée républicaine : « La forme du gouvernement est et demeure la République.
En droit, celle-ci n’a pas cessé d’être [article 1]. Sont en conséquence nuls et de nul effet tous les actes (…) promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu’au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française [article 2]. ».
C’est pourquoi De Gaulle a toujours refusé de rétablir la République comme lui demandait notamment Georges Bidault, le président du Conseil national de la Résistance (CNR) : « La République n’a jamais cessé d’être. La France libre, la France combattante, le Comité français de libération nationale l’ont tour à tour incorporée. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. Moi-même suis le Président du Gouvernement de la République.
Pourquoi irais-je la proclamer ? ».
Cette doctrine très gaulliste (déjà proclamée dans le manifeste de Brazzaville le 27 octobre 1940 : « L’organisme sis à Vichy et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur. ») fut néanmoins battue en brèche sans être explicitement remise en cause par Jacques Chirac lorsqu’il a reconnu la responsabilité de l’État dans la rafle du Vel’ d’Hiv’ le 16 juillet 1995 (voir plus loin). On ne pouvait cependant ignorer que le pouvoir en France continentale était aux mains de Pétain…

La politique de collaboration


Philippe Pétain resta officiellement Président du Conseil avec le titre de Chef de l’État mais le gouvernement était désormais dirigé par un Vice-Président du Conseil avec la nomination de Pierre Laval le 12 juillet 1940, bombardé comme le successeur désigné de Pétain en cas de vacance du pouvoir, et cumulant à partir du 28 octobre 1940 le Ministère des Affaires étrangères, mais il a été congédié sans ménagement le 13 décembre 1940 au profit de Pierre-Étienne Flandin puis de l’amiral François Darlan.
Il fut rappelé par Pétain sur forte insistance des nazis le 18 avril 1942 avec le titre de Président du Conseil jusqu’à la Libération (formellement le 19 août 1944), période où il a cumulé également les titres de Ministre de l’Information, des Affaires étrangères et de l’Intérieur.
Toute la politique de Pierre Laval, en 1940 et de 1942 à 1944, a été de montrer la sincérité d’une alliance entre la France et l’Allemagne, ce qui nécessitait d’être plus zélé que les nazis.
Il considérait que le Royaume-Uni perdrait un jour ou l’autre la guerre et qu’il fallait montrer des gages de bonne volonté aux Allemands pour préserver au maximum les intérêts de la France. Toute une propagande s’est développée autour de Pétain, des valeurs du travail, de la famille et de la patrie, autour de l’effort et de la noblesse des paysans, de la période précédente qui était laxiste, immorale et dégénérée.
Je conseille à cet égard de regarder l’excellent film "L’œil de Vichy" réalisé par Claude Chabrol en partenariat avec Robert Paxton et Jean-Pierre Azéma, et sorti le 10 mars 1993.
 Se moquant de la "Révolution nationale" voulue par Pétain et peu "préoccupé" par le statut des Juifs institué dès le 3 octobre 1940 (qu’il signa), Pierre Laval a tout fait pour favoriser la collaboration avec les nazis. Après sa rencontre avec Hitler à Montoire, Laval a convaincu Pétain de le rencontrer aussi le 24 octobre 1940. La poignée de main eut un terrible retentissement symbolique.
De retour au pouvoir (après la disgrâce de Darlan), Pierre Laval redoubla les signes de collaboration avec les nazis, pensant (à tort) que Hitler serait plus clément avec la France dans le cadre d’une réorganisation de l’Europe. Au point de se faire humilier lors d’une autre rencontre avec Hitler à Munich le jour même de l’invasion de la zone libre par les nazis. Pierre Laval rencontra Hitler au moins trois fois pendant la guerre.
 


« Je souhaite la victoire de l’Allemagne… »


Le 22 juin 1942, à l’occasion du premier anniversaire de l’attaque de l’Allemagne contre l’Union Soviétique, Pierre Laval prononça à la radio ce qui le fit condamner pour haute trahison.
Il donna cette alternative : « Ou bien nous intégrer, notre honneur et nos intérêts vitaux étant respectés, dans une Europe nouvelle et pacifiée ; ou bien nous résigner à voir disparaître notre civilisation. (…) J’ai la volonté de rétablir avec l’Allemagne et l’Italie des relations normales et confiantes. De cette guerre surgira inévitablement une nouvelle Europe. (…) Pour construire cette Europe, l’Allemagne est en train de livrer des combats gigantesques. (…) On parle souvent d’Europe.
C’est un mot auquel, en France, on n’est pas encore très habitué. On aime son pays parce qu’on aime son village. Pour moi, Français, je voudrais que demain, nous puissions aimer une Europe dans laquelle la France aura une place qui sera digne d’elle. ».
On notera que les mots employés avaient perdus de toute signification : "Europe pacifiée" (par les ravages du nazisme), "civilisation" (déjà disparue avec Auschwitz), "digne d’elle" (en collaborant avec l’occupant). Un peu comme après la Libération les "républiques démocratiques" ou "populaires" qui n’avaient rien de démocratique et rien de populaire. Alors que la Communauté Économique Européenne (CEE) puis l’Union Européenne (UE) ont été réellement porteuses de paix sur le continent européen (et même Prix Nobel de la Paix).
 Et dans un détour d’argumentation, Pierre Laval lâcha cette phrase qui choqua tous les Français, même ses plus proches collaborateurs : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans elle, le bolchévisme demain s’installerait partout. ».
Il avait initialement prévu de dire « Je crois en la victoire de l’Allemagne et je la souhaite parce que… » mais Pétain lui avait fait corriger : « Non, vous n’avez pas le droit de dire "je crois", vous n’êtes pas militaire, donc vous ne pouvez pas faire de pronostic sur l’issue du conflit, vous n’en savez rien. ». Lors de son procès, Pétain rejeta toute la responsabilité de la phrase sur Pierre Laval : « Quand je l’ai entendu à la radio, je croyais que c’était fait, qu’il avait arrangé l’affaire, quand j’ai entendu que cette phrase était répétée à la radio, j’ai bondi. Je ne me suis pas rendu compte. Je croyais que c’était supprimé et je suis navré qu’elle soit restée. » (3 août 1945).
Maurice Schumann, représentant de De Gaulle à la BBC à Londres, a réagi le soir même : « L’homme qui ose souhaiter la victoire de l’Allemagne s’est exclu de la France, il s’est condamné à mort.
[Il est] un Judas doublé d’un maître-chanteur et triplé d’un négrier. (…) Pour forcer les ouvriers français à mener dans les usines bombardées du Reich une existence pire que celle des coolies [ouvriers agricoles d’origine asiatique], il a commencé par fermer mille trois cents usines, de manière à synchroniser la création du chômage avec l’invitation au voyage. » (22 juin 1942).

La répression antisémite


La répression des Juifs se renforça et ce fut Pierre Laval qui proposa le concours de la police française dans les arrestations. Plus de dix mille Juifs, surtout des femmes et des enfants, furent arrêtés par la police française (dirigée par René Bousquet) lors de la rafle du Vel’ d’Hiv’ les 16 et 17 juillet 1942.
 Il a fallu attendre le 16 juillet 1995 avec l’élection de Jacques Chirac pour que le Président de la République française reconnût la responsabilité de l’État dans cette cruelle ignominie : « La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable.
Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » en ajoutant plus positivement : « Je veux me souvenir que cet été 1942, qui révèle le vrai visage de la "collaboration", dont le caractère raciste, après les lois anti-juives de 1940, ne fait plus de doute, sera, pour beaucoup de nos compatriotes, celui du sursaut, le point de départ d’un vaste mouvement de résistance.
Je veux me souvenir de toutes les familles juives traquées, soustraites aux recherches impitoyables de l’occupant et de la milice, par l’action héroïque et fraternelle de nombreuses famille françaises.
J’aime à penser qu’un mois plus tôt, à Bir Hakeim, les Français libres de Kœnig avait héroïquement tenu, deux semaines durant, face aux divisions allemandes et italiennes. (…) Cette France n’a jamais été à Vichy.
Elle n’est plus, et depuis longtemps, à Paris. Elle est dans les sables libyens et partout où se battent les Français libres. Elle est à Londres, incarnée par le Général De Gaulle.
Elle est présente, une et indivisible, dans le cœur de ces Français, ces "Justes parmi les nations" qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie (…) les trois quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu’elle a de meilleur. Les valeurs humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l’identité français et nous obligent pour l’avenir. » (16 juillet 1995). Ce discours est d’ailleurs toujours d’actualité avec la crise des réfugiés syriens.
Son successeur François Hollande confirma cette interprétation historique le 22 juillet 2012 : « La vérité, c'est que la police française, sur la base des listes qu'elle avait elle-même établies, s'est chargée d'arrêter les milliers d'innocents pris au piège le 16 juillet 1942.
C'est que la gendarmerie française les a escortés jusqu'aux camps d'internement. La vérité, c'est que pas un soldat allemand, pas un seul, ne fut mobilisé pour l'ensemble de l'opération. La vérité, c'est que ce crime fut commis en France, par la France. ».
En tout, plus de soixante-seize mille Juifs furent arrêtés par la police française entre 1942 et 1944, puis déportés et massacrés à Auschwitz. La justification de Pierre Laval était terrifiante : « Le seul moyen de conjurer le péril juif était le rapatriement de ces individus dans l’Est de l’Europe, leur pays d’origine. » (30 septembre 1942, télégramme aux ambassadeurs français).
Pierre Laval institua aussi le STO (Service de travail obligatoire) qui apporta une main d’œuvre de 600 000 ouvriers français dans les usines allemandes de juin 1942 à août 1943 (le STO a encouragé l’entrée en Résistance de jeunes qui refusaient de partir en Allemagne).
 À partir du 26 novembre 1942, Pierre Laval a concentré tous les pouvoirs avec la bénédiction de Pétain (il n’avait plus besoin de la signature du vieux maréchal). Il accentua la répression contre les résistants, les maquisards, tous les opposants au régime ou à l’occupant, et intégra même dans son gouvernement des militants carrément fascistes comme Joseph Darnand (1er janvier 1944), Philippe Henriot (6 janvier 1944) et Marcel Déat (16 mars 1944). À Marseille, un milicien fut même nommé préfet.


Source AgoraVox