Le directeur de la rédaction de L'Express a été interpellé sur la couverture de notre hors-série "Juifs de France". Il répond. J'ai bien reçu votre lettre et vous remercie de l'attention que vous avez portée au numéro 28 de notre collection "Regards sur l'Histoire", consacré, en effet, aux "Juifs de France"...
Comme l'indique son nom, cette série retrace la présence dans L'Express, au fil de soixante années, de grands sujets d'actualité, en apportant aussi une vision historiographique. C'est pourquoi l'intitulé "Juifs de France", que nous avons retenu après une longue discussion éditoriale, est parfaitement justifié et pertinent.
En effet, nous parlons dans ces pages des Français de confession juive, mais aussi d'habitants de la France qui n'étaient pas reconnus citoyens de plein droit du fait de leur religion, jusqu'en 1791, ainsi que des populations juives installées en Algérie et qui ont dû attendre le décret Crémieux de 1870 pour obtenir la citoyenneté française : c'est donc bien "Juifs de France" qu'il faut dire pour embrasser, et toute la période historique, et toutes les personnes concernées. Nous évoquons aussi les étrangers, juifs, qui sont venus vivre, voire se réfugier, en France et qui ont été abandonnés ou trahis, souvent livrés aux nazis par l'Etat français, ou au contraire aidés par la population.
Ceux-là n'étaient pas français mais considéraient qu'en France, patrie des Lumières, rien ne pouvait leur arriver: leur destin a donc bien été celui de "Juifs de France venus d'ailleurs".
Double attachement
Enfin, nous voyons, à travers des articles aux dates parfois très éloignées les unes des autres, comment s'est développée la relation entre les Français juifs et Israël, nourrissant divers débats sur la double nationalité et, plus récents encore, sur l'alya. Etre français et israélien a un sens très fort pour de nombreux citoyens, sans que ces deux nationalités puissent toujours être, en leur esprit, hiérarchisées.
Ce double attachement est illustré sur la couverture de notre hors-série par la présence des deux drapeaux, français et israélien, et non d'un seul comme vous semblez le dire. La jeune fille au premier plan brandit un drapeau avec l'étoile de David et, juste derrière elle, un autre manifestant agite l'étendard tricolore. L'un derrière l'autre, l'autre derrière l'un, l'un à côté de l'autre: c'est bien là une image qui résume, depuis 1947, les relations passionnelles entre Israël et la France. Vous trouvez que cette photo évoque le ghetto, je considère qu'elle illustre la République.
A ce propos, puisque vous vous déclarez "admirateur de Raymond Aron", vous n'aurez pas manqué de lire, page 30, le texte qu'il publia dans L'Express du 10 octobre 1980, après les attentats de la rue Copernic et les manifestations qui suivirent.
Il écrit : "Je regrette l'absence du drapeau français dans le défilé aux Champs-Elysées, sous le drapeau bleu orné de l'étoile de David". Aujourd'hui, les deux drapeaux sont entremêlés quand il s'agit de combattre l'antisémitisme, comme ce fut le cas lors des manifestations de l'été 2014, où cette photo a été prise, rassemblements qui répondaient aux cris "Mort aux Juifs" entendus dans les défilés des jours précédents, organisés en soutien aux Palestiniens.
Engagement éditorial incontestable
Permettez-moi, à mon tour, de me dire surpris et attristé par votre réaction. Le 6 août 2014, L'Express a publié en Une de son numéro normal, et non d'un hors-série, la même photo, avec pour titre: "Juifs de France : ont-ils raison d'avoir peur?"
Vous vous dites, et je m'en réjouis, abonné depuis vingt ans, et pourtant vous n'avez pas réagi à ce moment-là, ce qui me fait penser que vous étiez d'accord avec l'expression et avec l'image. Le cliché n'étant pas alors cadré de la même façon, on voit un deuxième drapeau tricolore (faut-il les compter?), et surtout un écriteau clamant "Français unis contre le terrorisme!": cinq mois avant les attentats de janvier 2015, notre couverture était à la fois tristement prémonitoire et montrait bien notre engagement éditorial, incontestable. Je n'ai pas souvenir que vous m'en ayez, alors, félicité...
Par ailleurs, l'expression "Juifs de France" est reprise, dès la page 6 de notre hors-série, par Alain Finkielkraut, dans son excellente interview, réalisée après les dernières tragédies: lui avez-vous écrit? Est-il suspect d'un quelconque amalgame?
Il valide cette expression parce qu'il en a compris le sens large, et non restrictif, comme il me semble que vous l'ayez prise. De même, le 18 septembre 2014, Bernard-Henri Lévy intitule son "Bloc-Notes" du Point "La grande peur des juifs de France": lui avez-vous écrit?
Est-il suspect d'un quelconque amalgame? Je pense que votre réaction à la vue de la couverture de notre hors-série, au-delà de sa spontanéité compréhensible, vous entraîne dans un mauvais combat.
Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'une telle polémique, injuste et infondée, peut distraire des luttes impérieuses tous ceux qui combattent l'antisémitisme. L'Express, dans sa totale indépendance, peut être sévère à propos de la politique menée par Israël, critique envers certaines positions des représentants de la communauté juive en France, polémique parfois - je l'ai été récemment à propos de l'alya.
Mais jamais L'Express ne cèdera à la moindre indulgence envers les antisémites, jamais L'Express ne faiblira face à l'antisémitisme, qu'il baigne dans l'extrémisme politique issu des années noires, se revendique des conflits du Proche-Orient ou se nourrisse de la folie islamiste.
Prenez garde, en cette période de grands périls, à ne pas vous tromper d'ennemi.
Je vous adresse, cher lecteur, l'expression de ma considération distinguée.
Source L'Express