J'ai commis une bévue cette semaine, un impair... Que dis-je ? Une faute grave. Mon crime? J'ai fait co-signer un texte, initialement rédigé avec Ghaleb Bencheikh, sans doute l'un des théologiens musulmans les plus éclairés du monde, et Anwar Ibrahim*, ancien vice Premier Ministre et opposant malaisien, musulman modéré proche d'Al Gore, par... Tariq Ramadan !...
Dans ce texte, intitulé "Musulmans Démocrates de tous les pays, unissons-nous!", nous développons des idées aussi sulfureuses que réactionnaires, comme la nécessité de relancer l'exercice de pensée critique dans le monde musulman et le travail d'ijtihad (interprétation) des sources scripturaires ou encore le besoin de remettre en cause "la prédominance d'un islam arabocentré sclérosé, basé sur une vision du monde obsolète et souvent méprisante à l'égard des musulmans non arabes".
Quelques mots pour rappeler ici la genèse de cette association scandaleuse (personne ne trouvant quoi que ce soit à redire au texte lui-même). Il y a quinze jours, Anwar Ibrahim me propose de venir lui exposer une idée qui me trotte dans la tête depuis quelques années: initier un mouvement mondial de réforme de l'islam pour le vingt-et-unième siècle.
Il me propose d'en profiter pour prendre part avec lui à une conférence islamique à Kuala Lumpur (Malaisie) à laquelle participe également Tariq Ramadan, théologien musulman controversé qui enseigne à l'université d'Oxford.
De prime abord, j'ai une opinion très défavorable du bonhomme, c'est le moins qu'on puisse dire. Me reste en particulier en mémoire un échange pour le moins équivoque avec Nicolas Sarkozy sur la lapidation des femmes adultères. Je m'envole donc pour la Malaisie avec la ferme intention de le confronter et de mettre à mal ses position sur ce sujet comme sur d'autres.
Dans ces circonstances (une conférence islamique se déroulant dans un pays à majorité musulmane où les plus hautes autorités religieuses vilipendent Noël comme étant un complot islamophobe, un pays où la pratique de l'islam est particulièrement rigoriste et où l'antisémitisme est structurel--Anwar s'y fait régulièrement accuser dans la presse de... connaître des juifs!), je me réjouis par anticipation de pouvoir le surprendre en flagrant délit de double discours. Car tout le monde s'accorde à le dire, c'est cette pratique sournoise et dangereuse, à laquelle excelle Ramadan, qui lui permet de dissimuler en France son fanatisme et son antisémitisme.
Je suis resté sur ma faim.
Le professeur d'études islamiques de l'université d'Oxford commença par inviter les cinq cent jeunes étudiants musulmans du monde entier de l'assistance à exercer leur esprit critique au lieu de suivre aveuglément les recommandations (fatwas) de leurs oulémas, appelant en plaisantant à une "fatwa pour limiter le recours aux fatwas".
Il poursuivit en expliquant à une assistance quelque peu décontenancée qu'au lieu d'uniquement blâmer les Américains ou l'Occident ou encore Israel pour tous leurs problèmes, les musulmans devraient commencer par balayer devant leur porte, que l'antisémitisme n'avait pas sa place en islam, les juifs faisant partie de l'oumma.
Il s'attaqua ensuite au traitement inacceptable des femmes ainsi qu'à celui des minorités ethniques et religieuses dans une majorité de pays à majorité musulmane--mentionnant à ce stade nommément la Malaisie. Enfin, il pourfendit l'arabocentrisme de l'Islam, "devenu plus que problématique", et l'influence prédominante d'un pays en particulier qui interdit aux femmes de conduire une voiture.
Ces remarques ne furent pas du goût de tous et il fut copieusement attaqué dès le lendemain dans la presse nationale par des organisations islamistes locales pour, entre autre, avoir "tenté de forcer les fidèles à penser par eux-mêmes".
Fort de cette expérience surprenante, je me re-penchai sur ses discours et interviews, à la recherche d'exemples de dérapages avérés et reparlai de lui à quelques amis musulmans progressistes: pour eux, indubitablement, Tariq Ramadan s'est assagi et a mis de l'eau dans son sirop de menthe depuis le temps où il bottait en touche au lieu de condamner certains actes terroristes en Algérie.
J'en suis arrivé à la conclusion que les procès en double langage qui lui sont faits ne reposent sur rien. À l'aune de ces conversations et de recherches restées vaines, je décidai à la fin de mon séjour de proposer à Anwar Ibrahim et Ghaleb Bencheikh, avec lesquels l'idée d'organiser une grande conférence mondiale de musulmans démocrates réformistes avait commencé à prendre forme, de proposer à Tariq Ramadan de co-signer notre manifeste.
Nous l'avons fait parce que son audience est large (près d'un million et demi de "likes" sur sa page Facebook) et que notre but est non pas juste de réunir des leaders musulmans démocrates du monde entier (quoi qu'on en dise, et jusqu'à preuve du contraire, je considère qu'il en fait partie puisqu'il a signé notre manifeste) mais également d'intéresser les musulmans de France, d'Europe et du monde à nos discussions.
Les deux éminences acquiescèrent. Tariq Ramadan signa des deux mains et le texte fut publié mardi 10 janvier par Asharq al Awsat, 1er quotidien arabe du monde (en terme de tirage et de lectorat), par le Huffington Post en anglais, le Jakarta Globe en Indonésie, El Pais en Espagne, Die Welt en Allemagne. En revanche, pas un seul quotidien français n'accepta le texte, au motif que M. Ramadan figure parmi les signataires.
Ce n'était pas que le texte lui-même posât problème mais le fait que l'un des cosignataires "pratique un double langage". Lequel ? Où, je le demande, peut-on lire ou entendre de sa part quoi que ce soit qui contredise les idées auxquelles il souscrit en cosignant ce texte ?
Que mes amis indignés se rassurent: je ne suis pas devenu ramadaniste... C'est dans la pensée de Ghaleb Bencheikh, l'autre signataire, qui préside la Conférence mondiale des religions pour la paix et prône une refondation de la pensée islamique que je me retrouve le plus. Je demeure réservé concernant l'importance que Tariq Ramadan accorde aux détails matériels de la pratique de l'islam.
Je trouve problématique sa tendance à se laisser enfermer dans certaines postures, fâcheuses, par peur selon moi de se couper de la partie dieudonisante et complotiste de sa base.
Je trouve choquant qu'à chaque fois ou presque qu'il évoque spécifiquement le génocide des Juifs, il se sent obligé d'ajouter que les historiens doivent être laissés libres d'accomplir leur travail en toute tranquillité. La manière dont Tariq Ramadan l'altermondialiste prétend que son cheguevarisme, ses vues concernant le conflit israélo-palestinien, le capitalisme ou la politique étrangère des États-Unis seraient inspirées par l'islam me laisse perplexe, quand bien même j'en partage certaines, et ce d'autant que je me suis laissé dire que Monsieur Islam n'existe pas.
En tant que musulman austro-américain libéral, ou ultra libéral, comme on dit en France, je ne me reconnais pas dans sa vision du monde; je demande à n'être pas pour autant dénigré comme étant un musulman de second rang.
Mais si je n'épouse pas toutes les opinions de Tariq Ramadan, je reconnais que son discours et son projet sont résolument réformistes au sein de l'islam, que les accusations d'antisémitisme portées contre lui sont sans fondement, que l'ostracisme dont il fait les frais est un non-sens.
De plus, l'argument selon lequel il serait "en réalité" en faveur d'un islam politique est bancal à partir du moment où il accepte et même prône la séparation des pouvoirs politiques et religieux. La CDU d'Angela Merkel est un parti chrétien, faut-il le rappeler ? Condamner les dérives antidémocratiques de l'islam politique quand elles surviennent est une chose. Condamner l'islam politique en soi, sous prétexte de faire barrage au communautarisme, une toute autre.
À ceux qui voudraient interdire le jeu démocratique aux partis politiques se réclamant des valeurs de l'islam sous prétexte que ce dernier serait intrinsèquement "incompatible avec la démocratie", rappelons que christianisme et démocratie sont compatibles depuis relativement peu de temps.
Je ne suis pas d'accord avec tout ce que dit Tariq Ramadan, loin de là. Mais je ne peux pas accepter qu'on considère comme intolérables de sa part des propos - sur Israël, les riches ou la finance internationale - qui ne semblent pas déranger plus que cela quand ils sont tenus par José Bové, Edwy Plenel ou Rony Brauman, dont les positions sont proches de celles de Ramadan sur bien des sujets.
S'indigner de la radicalisation de certains tout en distribuant des points de respectabilité ou de déshonneur aux uns et aux autres permet aux modérés se gargariser de n'être pas radicaux mais n'a pas le moindre impact sur ceux qui prennent le chemin de la radicalisation. La réalité est que les leaders musulmans qui plaisent aux élites françaises n'ont pour l'heure quasiment aucune audience en banlieue.
Étant donné celle dont Tariq Ramadan bénéficie quant à lui et puisque qu'il s'agit donc moins de vilipender les discours radicaux que de faire cesser le processus de radicalisation lui-même, l'exclure de la conversation en général et de celle des réformistes musulmans en particulier est non-seulement injuste mais contreproductif et irresponsable.
*Anwar Ibrahim vient d'être recondamné à cinq ans de prison (il en a déjà purgé six) pour sodomie au terme d'une procès éminemment politique, véritable parodie de justice orchestrée par le pouvoir malaisien en place.
Source HuffingtonPost