Gravement menacé, le fleuve biblique pourrait reprendre vie grâce à un plan de réhabilitation. Les premières infrastructures seront bientôt opérationnelles. Dans l’indifférence quasi générale, au cœur du Proche-Orient, un fleuve biblique est à l’agonie. Triste filet d’eau boueuse et stagnante, le Jourdain ne mesure plus, en certains points, que trois mètres de large, et transporte moins de 10 % de la quantité d’eau qu’il débitait en 1948...
Ce spectaculaire assèchement a bouleversé l’écosystème alentour. Il se répercute sur la mer Morte, dont le niveau baisse d’un mètre par an ; quant à la vallée du Jourdain, couloir migrateur de premier plan, elle a vu disparaître la moitié de sa biodiversité.
Si le Jourdain a été surexploité ces cinquante dernières années, c’est avant tout pour des raisons démographiques : les populations de Syrie, d’Israël et de Jordanie se sont multipliées par neuf depuis 1950, et les besoins en eau sont allés croissant. Non potable, celle du Jourdain a principalement été utilisée pour l’irrigation agricole.
Depuis les années 1960, les barrages se sont multipliés sur les affluents du fleuve, en accaparant 96 % du débit. Israël a bénéficié d’environ 46 % de ces eaux, la Syrie de 25 %, la Jordanie de 23 %. La rive gauche du Jourdain étant contrôlée par Israël, les populations palestiniennes n’y ont pas d’accès direct, et n’ont profité que de 5 % des eaux du fleuve.
Il faut dire que l’agriculture intensive qui se développe près du lac de Tibériade – à commencer par la culture des bananes, omniprésentes en Galilée – est très demandeuse en eau… Convoitée par tous, celle du Jourdain est devenue la cible de pillages par les fermiers voisins.
À ces pompages excessifs s’ajoute une pollution endémique. «Israël a beau être un pays développé et à la pointe des nouvelles technologies, 370 000 riverains jettent encore leurs eaux usées dans le fleuve !» s’offusque l’Israélienne Mira Edelstein, de l’ONG EcoPeace qui annonçait, il y a quelques années, la disparition du Jourdain en 2011. En plus du reste, les excédents en sel du lac de Tibériade sont aussi déversés dans le cours d’eau, ce qui augmente considérablement sa salinité.
Le fleuve pourrait toutefois être en train d’écrire une nouvelle page de son histoire. En 2013, 9 millions de m3 d’eau ont été pompés dans le lac de Tibériade puis reversés dans le Jourdain.
«C’est une goutte d’eau, mais cela révèle déjà un changement d’attitude, concède Mira Edelstein. Le gouvernement prend enfin conscience de la gravité de la situation.»
Selon EcoPeace, il faut réintégrer 400 millions de m3 d’eau dans le Jourdain, soit un tiers de son cours originel. «Les pays qui l’ont surexploité doivent maintenant restituer une partie de cette eau, soutient l’écologiste. Nous demandons à Israël 220 millions de m3, à la Syrie 100 millions, et à la Jordanie 90 millions.»
Pour Avital Gasith, spécialiste d’écologie aquatique à l’université de Tel-Aviv, de telles exigences sont déraisonnables. «J’ai le même rêve que les écologistes d’EcoPeace, assure-t-il, mais on ne pourra l’atteindre que de manière progressive. Dans un premier temps, il faut viser 40 millions de m3 d’eau supplémentaires, pas 400.
L’urgence n’est pas tant d’augmenter la quantité d’eau du Jourdain que d’en améliorer la qualité.» Voilà l’objectif du plan de réhabilitation auquel prend part activement ce scientifique.
Lancé en 2011, il est soutenu par plusieurs autorités gouvernementales israéliennes et jordaniennes, sans être encore reconnu comme plan «gouvernemental» – mais les choses pourraient changer après les élections législatives en Israël de mars prochain. «Notre projet n’apportera pas énormément d’eau nouvelle au Jourdain – car où la prendre ? La région en manque cruellement, déplore Ram Aviram, consultant pour ce plan de réhabilitation.
Mais le fleuve sera bien plus propre, car avant d’y être déversées, les eaux usées seront traitées dans deux usines d’épuration voisines.» D’ores et déjà construites à Bithynia et à Beit Shean, dans le nord d’Israël, celles-ci devraient être fonctionnelles au printemps.
Un facteur extérieur pourrait expliquer le récent réveil des autorités concernant le Jourdain : pays aux deux tiers aride, Israël est devenu ces dernières années pionnier pour le dessalement de l’eau de mer.
Depuis la construction en 2005, à Ashkelon, de l’une des plus grandes usines de dessalement au monde, quatre autres usines géantes ont été édifiées en Israël, et environ 30 % de l’eau potable du pays provient désormais de la Méditerranée. Voilà qui lève la pression pesant jusqu’alors sur le lac de Tibériade, premier réservoir d’eau douce d’Israël : sans réel risque d’assèchement, il pourrait désormais être pompé au profit du Jourdain.
Réels, les efforts déployés par le plan officiel de réhabilitation ne se concentrent toutefois que sur une courte section du Jourdain : celle qui va de son principal affluent, la rivière Yarmouk, à la ligne verte, une trentaine de kilomètres plus au sud.
«Il est plus simple pour nous, Israéliens, de commencer par coopérer avec la Jordanie, avec laquelle nous sommes en paix, qu’avec la Palestine, qui borde le Jourdain au sud de la ligne verte et jusqu’à la mer Morte», explique Ram Aviram.
«On ne cherche pas du tout à exclure les Palestiniens, mais chaque chose en son temps, renchérit Avital Gasith. Ce plan n’est qu’un premier pas.»
Dans cette région du monde, chaque décision est liée, de près ou de loin, au conflit israélo-arabe.
Or le Jourdain est bordé par Israël et la Palestine à l’ouest, et par la Jordanie à l’est – pays avec lequel Israël était en guerre jusqu’à la signature, en 1994, d’un traité de paix historique.
La majeure partie du bassin fluvial est aujourd’hui une zone militaire inaccessible au public, au sol jonché de mines et de barbelés. Les Palestiniens exigent en vain, depuis des années, le retrait de la présence israélienne sur la rive du Jourdain ainsi que le déploiement d’une force internationale et la reconnaissance de leurs droits à cet endroit.
Le conflit n’est donc pas étranger, loin s’en faut, à l’attentisme qui a caractérisé la gestion de ce cours d’eau pendant des décennies. «La réhabilitation du Jourdain représente un lourd investissement financier, observe simplement le scientifique Avital Gasith.
Or pendant longtemps, Israël a eu d’autres priorités… Et puis c’est une zone de conflit ici ! Alors malheureusement, nous avons trop attendu, et malgré tous nos efforts aujourd’hui, le Jourdain ne retrouvera jamais son état d’autrefois.»
360 KM, ET UN DÉBIT DIMINUÉ DE 90 %
Dessinant la frontière entre Israël-Palestine et la Jordanie, le Jourdain s’étend sur 360 kilomètres, entre le mont Hermon (Liban) et la mer Morte, en passant par le lac de Tibériade. Tiré de l’hébreu Yarden, Jourdain signifierait «celui qui descend».
S’il débitait encore, en 1948, 1,3 milliard de m3 d’eau par an, le fleuve n’en voit passer aujourd’hui que 50 à 100 millions, soit moins de 10 % de son cours originel.
La vallée du Jourdain, dont la biodiversité est aujourd’hui menacée, voit passer, deux fois par an, 500 millions d’oiseaux migrateurs.
Par Melinee Le Priol
Source La Croix