mercredi 25 février 2015

Cinema : Entretien avec Keren Yedaya ( Trailer )

 
Keren Yedaya (née en 1972) est une cinéaste israélienne. Elle naît aux États-Unis, mais sa famille part en Israël en 1975 quand elle n’a que trois ans. Elle a fait ses études à l’école d’art Camera Obscura à Tel Aviv. Keren Yedaya est connue comme activiste politique en faveur du féminisme et des droits des femmes. Alors que Loin de mon Père sort cette semaine sur les écrans français, Keren Yedaya revient sur son nouveau film...Interview...


Keren Yedaya Director Keren Yedaya attends the 'Loin De Mon Pere' photocall during the 67th Annual Cannes Film Festival on May 15, 2014 in Cannes, France.

Votre film est adapté de Far From His Absence, un roman de l’auteure israélienne Shez. Comment vous l’êtes-vous approprié ?
Shez, que je connais depuis des années, m’a envoyé son livre quand il est sorti. Elle rêvait que je l’adapte. Je l’ai lu d’une traite et j’en suis immédiatement tombée amoureuse. Mais mon film n’y est pas du tout fidèle, même si cette histoire d’emprise d’un père sur sa fille en est la base. Les premières versions du scénario que j’en ai tirées ne fonctionnaient pas du tout sur le plan du cinéma. L’écriture m’a finalement pris trois ans. J’ai changé par exemple l’âge du personnage. C’est une femme d’une trentaine d’années dans le livre, tandis que dans le film, elle a la vingtaine et peut- être un avenir devant elle. C’était une manière d’introduire de l’espoir. J’ai également évacué tous les personnages qui gravitaient autour de Tami pour souligner son isolement.


Tami est physiquement enfermée dans cet appartement et dans un corps qu’elle ne possède pas. Son horizon semble résolument bouché.
Le corps de Tami est sa prison. Elle n’a pas besoin de son père pour lui interdire de sortir. Elle se l’interdit toute seule. Il a circonscrit son univers depuis sa naissance. Sa souffrance s’exprime à travers ses désordres alimentaires ou ses scarifications.


Comment avez-vous rendu votre film si réaliste, du point de vue d’une victime d’inceste ?
Je mène, depuis que j’ai seize ans, un travail en direction des femmes en Israël. Leurs témoignages m’accompagnent. Avant de réaliser Mon Trésor, j’ai été une des premières dans mon pays à affirmer que la prostitution n’était pas un choix et qu’il fallait créer des lieux d’accueil pour les femmes qui souhaitaient rompre avec cette vie. Je me suis occupée de victimes de viols dont les foyers ne savaient que faire. Mes films naissent tous d’une nécessité politique et sociale mais je cherche à ce qu’ils portent aussi une réflexion sur l’art cinématographique. Je suis autant passionnée par la politique que par le cinéma. Les deux sont pour moi indissociables. Je ne cherche pas à faire des films pédagogiques. Mon travail consiste à faire en sorte que mes films fassent à la fois débat dans la sphère politique et dans la sphère artistique.


L’inceste est traité de manière frontale dans votre film. Pourquoi avez-vous tenu à filmer les scènes de sexe ?
La représentation qu’on donne de l’inceste est toujours un peu cliché. Elle met souvent en scène un enfant aux prises avec un adulte monstrueux. Mais ce n’est pas rendre service aux victimes. Cela ne contribue pas aux débats. Mon film montre la réalité de l’inceste dans toute sa complexité. Mon héroïne aime son père, elle est jalouse, dépendante de lui. Filmer le sexe permettait d’appréhender tous ces aspects. C’est le sujet même du film. Oui, il y a une scène d’orgasme mais cela n’enlève rien au fait que l’inceste soit un crime. Chacune des scènes que j’ai filmées a un sens et une utilité.


Ces scènes sont filmées dans la pénombre, la plupart du temps, et n’incluent pas de nudité.
Je ne peux plus demander aux comédiens de se dévêtir pour moi. Les réalisateurs hommes pensent que pour obtenir une scène de sexe réussie, il faut que les acteurs soient nus. C’est faux. J’ai placé ma caméra au plus près de mes acteurs, ils portent des protections mais le résultat est aussi puissant que s’ils avaient été nus.


Comment avez-vous trouvé votre comédienne principale Mayaan Turjeman ?
C’est son premier rôle au cinéma. Elle a fini l’école il y a deux ans. Quand j’écris, je sors très peu de chez moi, exactement comme le personnage de Tami. Je ne donne pas dans les mondanités non plus. Mais j’ai été invitée à faire partie d’un jury, dans son école de comédiens. Les étudiants devaient faire un monologue de quatre minutes. Mayaan en a fait un si drôle et si féministe que j’ai été conquise.


Tzahi Grad, son partenaire, est un acteur expérimenté et célèbre en Israël. Ce rôle de père abusif n’était-il pas risqué pour lui ?
On a beaucoup travaillé ensemble mais d’une manière totalement inédite pour lui car je ne m’appuie pas sur le scénario pour le travail préparatoire avec les acteurs. Pour injecter un peu de moi dans l’histoire, nous avons multiplié les rendez-vous pendant lesquels nous parlions de nos existences respectives, de notre enfance. Nous sommes devenus amis. J’ai besoin de créer cette proximité avec mes acteurs et à partir d’elle, je les connecte à leurs personnages. Il se peut que Tzahi appréhendait un peu son rôle mais moi tout ce que j’ai vu c’est la passion qu’il a mise pour l’interpréter.


Vous retrouvez Laurent Brunet, le chef opérateur de Mon Trésor, qui introduit quelque chose de très solaire dans votre film, malgré l’enfermement de votre héroïne.
C’est un magicien. Notre collaboration se passait de mots. Je voulais une lumière très naturelle. J’aime quand on voit les particules de poussière danser dans le soleil, ce que l’on trouve dans les scènes d’intérieur. Pour la scène de la plage, je souhaitais que la lumière soit très forte pour marquer le violent contraste entre quelqu’un qui a été trop longtemps enfermé et qui est exposé soudain à la lumière.


Vous optez pour des partis pris de mise en scène forts, en adéquation avec votre sujet…
Je recours aux zooms sans utiliser de Dolly (version moderne du travelling). Peu de réalisateurs choisissent un tel parti pris. Je devais justifier ce choix auprès de mon équipe car la Dolly offre des possibilités illimitées alors que les zooms m’ont obligée à restreindre mon champ. La Dolly satisfait l’ego du réalisateur qui montre qu’il sait faire de belles images et contrôle tout. En refusant cet outil et en ne recourant qu’aux zooms, j’aborde la mise en scène avec beaucoup plus d’humilité. Dans la même optique j’ai refusé qu’il y ait une maquilleuse sur le plateau. Je peux comprendre qu’à Hollywood, ils essaient de rendre tout le monde beau mais pourquoi dans les films d’auteur doit-on cacher la peau ? Je trouve cela complètement absurde alors que notre travail consiste à chercher la vérité.


Ces choix-là de réalisation sont presque politiques…
Pour réaliser un tel film, il fallait faire preuve d’humilité. Le zoom était le moyen le plus adéquat pour approcher les personnages. C’est un outil modeste. Je ne suis pas de ces réalisateurs hommes qui déploient un art cinématographique rutilant. Si le monde du cinéma veut faire entendre la voix des femmes, il doit comprendre que nous faisons les films d’une manière différente.

 


Source Judaicine