Cette incroyable petite dame de 90 ans et trois mois, bouillonnante de vitalité, est une page d’Histoire et une leçon de vie. Le regard perçant et le geste directif, elle reçoit ses visiteurs belfortains avec chaleur, au milieu des tableaux qu’elle peint avec talent. Dans son appartement de Bnei Brak, le quartier religieux de Tel-Aviv, Machla Tisser redevient Madeleine Langenauer, son prénom d’emprunt et son nom de jeune fille...
« Je suis née à Sambor, en Galicie polonaise. Je suis arrivée à Belfort en 1930, à l’âge de cinq ans, avec mes parents Avram et Léa, qui ont également donné naissance à Rose, Rachel, Georges et Gisèle. A l’école, l’institutrice n’arrivait pas à prononcer mon prénom. Quand j’ai demandé une carte d’identité à l’âge de 15 ans en 1939, j’ai été obligée de le changer.
J’ai choisi celui de Madeleine car c’était le prénom du jour utilisé par les fleuristes pour vendre leurs bouquets. Plus tard, pendant l’Occupation, j’ai pris le nom de Langevin pour mes faux papiers, parce qu’il était proche de Langenauer. Mais cela m’a valu quelques problèmes, ce nom étant celui d’un professeur communiste connu ».
D’une identité à l’autre dans une fuite sans fin, Machla-Madeleine devient aussi Ryva Blumenkrantz en janvier 1948 : « L’agence juive réutilisait des certificats d’immigration britanniques et en changeait les photos pour les immigrants en Palestine, afin de tromper les autorités. Le mien vient d’une personne originaire de Bialystock, en Pologne. Je ne l’ai jamais rendu ! ».
Exhibant fièrement ce vrai-faux document historique, la petite dame de Tel-Aviv rappelle aussi que pour ses vieilles copines françaises, elle est avant tout « Mado ». Un surnom synonyme de grandeur d’âme, digne de son étonnant parcours.
« A la Libération, nous sommes retournés à Belfort, mais des envoyés des kibboutz nous ont tous convaincus d’émigrer en Palestine »
A Belfort, Machla habite au 7, puis au 3, Grand-rue, au cœur de la vieille ville : « Grâce à l’aide de son frère Shlomo qui avait fait fortune à Bienne en Suisse, mon père a ouvert un magasin de confection rue Sur-l’eau. Très religieux, il ne voulait pas qu’on fréquente la synagogue parce que l’organiste n’était pas juif. Et il a ouvert un lieu de culte dans ses locaux ».
Machla adhère à l’organisation des jeunes juifs sionistes de Belfort et décroche un diplôme de secrétaire sténodactylo à l’école de commerce et d’industrie. Surviennent la guerre et la débâcle : « La municipalité nous a demandé de quitter la ville. Possédant une voiture pour ses livraisons, mon père a voulu rejoindre notre oncle en Suisse, mais nous avons été refoulés à la frontière. Nous avons donc pris la route du sud, sous les bombes italiennes ».
Entrant dans un café pour acheter du soda près de Moulins, Madeleine entend Pétain annoncer la capitulation à la radio.
La famille Langenauer décide de ne pas retourner à Belfort et trouve refuge à Tulle. Elle parvient à survivre grâce à son stock de vêtements et à l’aide de l’oncle Shlomo.
Pour Madeleine, c’est le temps des lois antijuives et de la clandestinité : « Avec l’aide du rabbin de Belfort réfugié à Toulouse, j’ai pu fournir des faux papiers à toute la famille, qui s’est dispersée dans la région. Pour mes parents, j’avais choisi le nom de Laval ! ».
Chacun travaille ou étudie sous une fausse identité, échappant plusieurs fois à l’arrestation. Parlant mal le français, Avram Langenauer se cache dans un placard et Madeleine, sur le point d’être découverte, trouve un emploi à l’hôpital de Limoges : « Toute ma famille a survécu à la guerre, mais en Pologne, une vingtaine de nos proches ont péri dans la Shoah. A la Libération, nous sommes retournés à Belfort, mais des envoyés des kibboutz nous ont tous convaincus d’émigrer en Palestine. Je me suis d’abord occupé d’un camp de jeunes qui préparaient leur départ, et mon tour est enfin arrivé, à l’été 1947 ».
Un voyage complètement illégal puisque les Britanniques usent alors de leur mandat sur la Palestine pour empêcher une immigration massive, jugée déstabilisatrice pour la région.
Après une longue attente au camp d’Arenas à Marseille, Madeleine prend un camion pour le port de Sète, dans la nuit du 9 au 10 juillet : « Nous sommes montés sur le “President Warfield”, un ferry américain qui servait à relier Norfolk et Baltimore. Il était prévu pour 800 passagers, mais nous nous sommes retrouvés à 5.000 !
Avec mes trois amies, nous nous sommes occupé des femmes enceintes et des enfants, même si ce n’était pas notre métier ».
Munie d’un visa collectif pour la Colombie, l’embarcation affrétée par la Hagannah, la future armée israélienne, se dirige d’abord sur Gibraltar pour donner le change, puis met le cap sur la Palestine, en se rebaptisant « Exodus 47 ». Un nom qui fait désormais partie de la véritable identité de « Mado » : « Sept jours après, au large de Haïfa, six navires anglais nous ont encerclés et l’un d’entre eux nous a éperonnés dans la nuit ».
Une véritable bataille s’engage, qui fait trois morts et des dizaines de blessés parmi les passagers. Le 18 juillet, ces derniers sont transférés de force dans trois bateaux prisons grillagés. Madeleine et ses amies se retrouvent à bord de « l’Empire rival » : « Nous pensions aller dans un camp de transit à Chypre, comme d’autres avant nous, mais nous nous sommes retrouvés à Port-Bouc en France, le 30 juillet. Personne n’a voulu descendre, et cela a duré six semaines ! ».
En pleine canicule, les immigrants sont obligés de se dévêtir et dorment sur le pont à tour de rôle. Avec ses trois amies, « Mado » est chargée de distribuer l’eau potable : « Nous nous étions installées sous l’escalier, à côté des toilettes et tout le monde nous surnommait : les Françaises de derrière l’escalier ». Impuissantes, les autorités britanniques décident de transférer les récalcitrants à Hambourg, dans la partie de l’Allemagne qu’elles occupent. Le 8 septembre, les passagers de l’ancien Exodus sont débarqués et emmenés dans des trains grillagés, jusqu’aux camps de Poppendorf et Amstau, près de Lübeck.
« Rejoindre la terre sainte »
« Pour protester, on a mélangé les drapeaux britannique et nazi » explique malicieusement Madeleine, « et on a réussi à arracher une partie du grillage tout en chantant ». De longues semaines vont alors prolonger cette épopée qui va influencer la communauté internationale en faveur de la création de l’état d’Israël. Madeleine en garde des souvenirs tangibles : « Il n’y avait qu’un photographe sur l’Exodus et il a fait développer ses photos en Allemagne contre de la nourriture. Je lui ai moi-même donné des sardines et des cigarettes en échange d’un double de ses clichés ». Après la chaleur étouffante de l’Exodus, il faut désormais lutter contre un froid intense. Vêtue d’une unique robe d’été, Madeleine se fait tailler un pantalon et une veste dans sa couverture, et récupère le fil de sa toile de tente pour les coutures.
Le 29 novembre 1947, la jeune fille fête avec les enfants du camp la déclaration de l’ONU en faveur d’Israël : « Nous ne connaissions même pas notre drapeau mais nous en avons confectionné un quand même. Cette annonce m’a renforcée dans mon envie de rejoindre la terre sainte et nous nous sommes évadées avec mes trois amies ».
Mais les Françaises de « derrière l’escalier » sont arrêtées par les Américains : « Nous avions de la nourriture dans nos sacs et à l’époque c’était un crime. Nous nous sommes retrouvées en prison. J’ai alerté un GI juif et le soir même un membre du Joint, un mouvement d’entraide américain, nous a secourues ». A Munich, les quatre amies sont prises en charge par une organisation sioniste qui leur délivre de faux certificats d‘immigration. En février 1948, Madeleine profite d’un temps de repos à Marseille : « Le 19 mars, nous avons enfin débarqué à Haïfa. Nous avons acheté des oranges et chanté toute la nuit sur les hauteurs de la ville ».
Passée par les kibboutz et engagée un temps comme travailleuse sociale, « Mado » se marie avec Arieh Tisser. En 1952, elle est recrutée par l’ambassade de France et y travaille comme secrétaire jusqu’en 1989.
Soudain mystérieuse, elle se lève et fait signe de la suivre : dans une pièce voisine, un tableau qu’elle n’a pas peint trône sur un meuble. Il contient le diplôme et la médaille de chevalier de l’ordre national du Mérite décernés par la République française.
Veuve et sans enfant, Madeleine Langenauer est revenue une fois à Belfort, en 1957 : « Je suis restée en contact avec la communauté juive, qui m’envoie son bulletin. Je me souviens de toutes les anciennes familles de la ville ».
Une mémoire incroyable qu’elle entretient en suivant les cours de l’université Bar Illan. La petite dame de Tel-Aviv, princesse de l’Exodus, a écrit ses mémoires pour ses nombreux neveux et nièces qui vivent en Israël et en Grande-Bretagne.
Refusant le qualificatif de pionnière, elle continue de se battre pour son idéal, venant en aide aux immigrantes russes. Le combat de « Mado » n’est pas terminé.
Source L'Est republicain