L’historienne a fait partie de l’équipe de recherches qui a travaillé sur l’origine des 1 285 œuvres (Monet, Picasso, Degas) trouvées chez Cornelius Gurlitt, fils d’un marchand d’art proche des nazis. Un électrochoc dans l’histoire des biens spoliés.....
En 2012, à Munich, la collection d’environ 1 500 toiles de maîtres de Hildebrand Gurlitt est découverte par la police au domicile munichois de son fils, Cornelius Gurlitt.
Cet ensemble est en majeure partie issu de spoliations. Cornelius Gurlitt meurt en 2014 à l’âge de 82 ans et son testament destine ces œuvres au musée des Beaux-Arts de Berne, qui décide de n’accepter que celles dont l’origine n’est pas douteuse.
Une quinzaine d’historiens de différentes nationalités est alors réunie et chargée par l’Allemagne de vérifier les provenances des œuvres. Fin décembre, ils doivent remettre leur rapport. Parallèlement, une action en justice a été lancée par la cousine de Cornelius Gurlitt, Uta Werner. Elle conteste le testament et souhaite récupérer les œuvres.
Si le jugement tranche en sa faveur, elle pourra décider de poursuivre les recherches sur l’origine des œuvres ou les arrêter. Emmanuelle Polack, chargée de mission à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et spécialiste du marché de l’art français sous l’Occupation, fait partie de ce groupe d’historiens et chercheure de provenance.
Quels sont les artistes de la collection Gurlitt ?
Monet, Picasso, Chagall, Degas… 1 285 œuvres dormaient dans l’appartement modeste de la banlieue de Munich de Cornelius Gurlitt. Son père était un marchand d’art proche de Hermann Voss, le directeur de la galerie d’art que Hitler souhaitait ouvrir à Linz.
Gurlitt a beaucoup acheté pour cette galerie. Son goût le poussait vers les expressionnistes allemands et les avant-gardes françaises, donc vers l’art taxé de dégénéré par les nazis.
Il aimait les œuvres graphiques, les papiers, les lithographies, les gravures, à l’heure où d’autres marchands aimaient les huiles. Pour la galerie, il achetait les œuvres classiques qui plaisaient à Hitler. A l’époque, quatre Matisse s’échangent contre un Brueghel. La galerie n’a jamais vu le jour mais les tableaux ont été stockés dans les bureaux de Hitler à Munich.
Combien d’œuvres ont été spoliées en France ?
On ne le sait pas exactement. 100 000 œuvres ont été transférées de la France vers l’Allemagne pendant la guerre ; 60 000 ont fait le chemin inverse grâce aux Alliés et à Rose Valland (1).
A la fin des années 40, 45 000 ont été restituées aux familles ou aux ayants droit. Sur les 15 000 restantes, 2 000 ont été confiées aux musées nationaux et le reste a été vendu. Cela fait donc 13 000 œuvres vendues dont les traces disparaissent dans les années 50. Restent donc 40 000 œuvres éparpillées ou détruites.
Comment la recherche d’œuvres procède-t-elle ?
Les chercheurs de provenance se comptent en France sur les doigts d’une main alors qu’il en existe une centaine en Allemagne. Avant la découverte de la collection Gurlitt, c’était aux familles de solliciter l’administration lorsqu’elles s’apercevaient que des œuvres étaient en déshérence. Mais la découverte des trésors de Gurlitt fut un électrochoc.
L’ex-ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a mis en place un groupe de chercheurs de provenance pour que la France ait une attitude active : c’est le groupe des Musées nationaux Récupération (MNR). Il s’occupe des œuvres confiées à la garde des musées nationaux et dont on pense qu’elles ont été spoliées.
J’y ai travaillé un an. La mission de ce groupe n’est pas de prévenir les familles mais d’alerter le ministère de la Culture. A lui, ensuite, de prendre ses responsabilités.
Vous avez travaillé avec l’équipe d’historiens réunis sur la collection Gurlitt qui doit rendre son rapport fin décembre…Dans ce groupe, il y avait des Allemands, des Américains, des Autrichiens, des Israéliens et deux autres Françaises, ce qui permettait de croiser les sources de plusieurs pays, et nos hypothèses.
Nous nous retrouvions régulièrement à Berlin sous la direction de la task force Gurlitt. J’ai notamment travaillé sur deux tableaux de Jean-Louis Forain. Au revers de l’un d’eux est collée une étiquette avec écrit : «Cabinet d’un amateur parisien, vente de 1942 à Nice».
Qui était cet «amateur parisien» qui dispersait une collection à Nice, alors en zone libre ? Il s’agissait de l’ancienne collection d’un juif. Le marché de l’art n’a jamais été aussi florissant que sous l’Occupation.
Comment prouver une spoliation ?
Il faut écumer les archives. Dans une bibliothèque, à Paris ou en province, on peut tomber sur le catalogue raisonné d’une collection établi par un conservateur à la solde des Allemands, ce qui nous permet d’avancer. Ce fut le cas à Bordeaux pour la collection de Paul Rosenberg.
Les familles n’ont rien dit de la spoliation à leurs descendants pendant longtemps, parce que le deuil des proches était sans commune mesure avec l’inventaire des pertes matérielles.
Certains descendants ignorent encore que des tableaux ou des appartements ont été spoliés à leur famille. Mais le sujet prend de l’importance en ce moment, et c’est nécessaire : ce qui a été volé ou vendu entre 1940 et 1945 vérole le marché de l’art.
Etes-vous contactée par des particuliers ?
Parfois. Il arrive aussi à des particuliers de se lancer seuls dans la recherche de provenance et de me demander des conseils.
Avez-vous retrouvé des œuvres pendant votre collaboration au groupe des MNR ?
Oui, deux tapisseries abritées dans les réserves du Louvre. Elles étaient mentionnées dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Avant l’Occupation, elles se trouvaient chez un important antiquaire juif de la place Vendôme.
La place Vendôme était celle des antiquaires avant d’être celle des bijoutiers. Son magasin a été réquisitionné, un administrateur provisoire s’en est occupé, les œuvres ont été vendues : les étapes classiques de l’aryanisation des biens juifs.
Ces deux tapisseries appartiennent aux ayants droit d’un banquier d’Amsterdam. Elles n’ont toujours pas été restituées.
Quand le seront-elles et seront-elles restaurées avant d’être rendues ?
Je ne sais pas.
(1) Attachée de conservation au musée du Jeu de paume pendant l’Occupation, l’historienne d’art Rose Valland dresse en cachette l’inventaire des œuvres réquisitionnées par les Allemands qui transitent par ce musée, utilisé comme dépôt central avant un départ en Allemagne.
Virginie Bloch-Lainé
Source Liberation
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