Didier Ben Loulou est habité par les traces. Celles que la Méditerranée cultive à travers son héritage et ses brassages. Un territoire que ce photographe ne cesse de sillonner. Alors qu’il est installé en Israël, il redécouvre ses premières images de ce pays en pleine ébullition.....
Quelle émotion de revisiter ces visages qui retracent une époque révolue et intemporelle. Comment décrire cette terre à travers son appareil et ses carnets ?
Jewpop présente un entretien du magazine L’arche avec le photographe, dont les clichés sont publiés dans l’ouvrage « Israel eighties » (Editions La Table Ronde).
L’Arche : D’où vous vient l’amour de l’art ?
Didier Ben Loulou : Je suis né à Paris, dans une famille juive venue d’Algérie avant l’indépendance.
Cette passion ne correspond pas à une filiation, même si ma tante aimait les vieilles églises et les musées. Depuis que je suis petit, j’apprécie la lecture, le dessin, les collages et le Louvre, que j’arpentais tout seul.
Au lycée, je me destinais aux Beaux-Arts, un cours de photo a dévié ma trajectoire. Cet outil correspond mieux à mon envie d’extérieur. J’aime enregistrer des choses réelles. N’étant pas enfermé dans une tour d’ivoire, j’estime que mon studio c’est la rue.
En photographie, tout est question de regard. Comment qualifiez-vous le vôtre ?
Un regard en mouvement, éternellement à la recherche d’un détail qu’on ne perçoit pas forcément. C’est une question de focale. Ma vision est ancrée dans un réel permanent et organique. Elle représente le concentré d’un moment précis.
Qu’avez-vous ressenti en retrouvant ces images dans l’appartement de vos parents ?
Alors que mon père était très malade, je suis revenu en France. Tous ces films, réalisés entre 1981 et 1985, avaient été développés et rangés. Trente ans plus tard, j’ai revisité ce matériau en comprenant que j’avais un vrai document – sur moi-même et sur Israël – entre les mains.
Celui d’un garçon parcourant ce pays, alors qu’il ne connaissait ni la langue ni la culture juive. Ces photos du quotidien ont été prises à l’arraché. Le travail du temps jouant considérablement, j’ai envisagé d’en faire un livre qui représente un document rare.
Ainsi, je suis fier de me livrer et de raconter l’histoire d’un pays qui a beaucoup changé avec l’Intifada, les guerres, le terrorisme, le consumérisme et l’évolution de sa population (cf. la venue des Russes et des Ethiopiens).
En quoi le pays a-t-il évolué ?
Israël a subi de profondes mutations. La vie d’antan paraissait plus rude, voire spartiate. Les gens se contentaient de vivre en short et en sandales. Tout y était plus simple, or les besoins du monde ont changé.
Je ne suis pas nostalgique, mais la vie semblait plus ouverte et souple quant aux rapports idéologiques et religieux. Aujourd’hui les tensions sont exacerbées, mais Israël a aussi connu de grandes avancées.
Cet ouvrage revient sur mon expérience au kibboutz, auprès des haloutzim, ces pionniers ayant quitté l’Europe pour suivre des idéaux collectifs qui n’existent plus.
Quelles étaient vos premières impressions en arrivant en Israël ?
Celle d’un immense bordel dès l’arrivée à l’aéroport (rires). On se croirait dans une cuisine à la veille de shabbat. Là on avance vers plus d’ordre et de sérénité, mais la hutspa reste d’actualité.
Il y a une telle énergie positive, qu’elle m’a poussé à rester. Ce sont surtout les gens qui m’ont touché. J’admire ce pays, parce qu’il est capable de se relever et de conquérir le monde.
En le sillonnant avec votre appareil, comment prenez-vous son pouls ?
À mes débuts, il y a avait une forme de candeur. Pour être photographe, on doit être curieux et n’avoir peur de rien, sinon on ne peut pas se confronter aux autres.
J’ai traîné mes guêtres partout pour saisir la vie qui coulait autour de moi, la plage, la gare routière, le marché. Il est émouvant de redécouvrir ces images qui dormaient…
Ce livre me semble pertinent, parce qu’il révèle une certaine mémoire d’Israël liée à l’histoire juive. « Zahor », souviens-toi qui tu es, d’où tu viens. Je porte en moi l’histoire et l’exil familial. Lorsque j’ai été parachuté en Israël, je n’y connaissais rien, mais la mémoire est devenue le fil rouge de mon travail. On en perçoit d’autant plus le sens quand on vit sur cette terre, où chacun a un vécu et une origine différente.
A travers le portrait d’un kibboutznik, un rescapé de la Shoah, un Perse ou un Marocain, ce livre démontre à quel point nous sommes tous une pièce de cette mosaïque qui fonde un peuple, une société et un pays.
Quelles trace reste-t-il de ces années 80 ?
Une forme de naïveté. Avant, je traversais Israël et les territoires avec une inconscience absolue. J’allais me promener à Ramallah ou dormir à Hébron sans me sentir en danger.
C’était évidemment avant l’Intifada. Le sang a coulé, nous sommes toujours dans l’impasse. Pour un photographe, c’est tragique de ne plus pouvoir circuler partout. Je suis davantage sur mes gardes car je redoute un coup de couteau. Dire qu’avant je faisais tout en stop car, à l’instar d’Abraham, on pouvait circuler du nord au sud.
Les murs, les territoires, les interdits ne me permettent plus d’approcher les autres avec la même liberté, alors que nous vivons sur un mouchoir de poche.
Pourquoi ces visages anonymes reflètent-ils bien les contrastes d’Israël ?
À l’époque du livre, je n’étais qu’un petit Parisien débarquant en Orient. Comment oublier les premières images de Jérusalem ou de Jéricho ? J’aime aborder les gens, découvrir leur visage plein de sincérité. Sur ces photos, on ne sait pas toujours s’ils sont juifs, chrétiens ou arabes. On n’utilisait d’ailleurs pas le mot « Palestiniens ».
Ce microcosme humain révèle une forme de douceur, de douleur et de folie. Loin d’être sociologue, je montre quelque chose de l’ordre de l’altérité. Ces photos reflètent une galerie des visages de l’humanité. Même si les gens restent accueillants, il y moins de passerelles qu’avant. Je regrette que la société israélienne soit devenue plus verrouillée.
C’est dû aux morts des deux côtés, mais cela ne m’empêche pas d’aller à la rencontre des gens.
Vous estimez que « dans ce pays sous tension, à cause de son environnement régional, la moindre erreur est fatale ». Quels sont ses plus grands défis ?
La paix au Moyen-Orient relève de l’utopie, tant il est à feu et à sang. Israël est si proche d’une région où l’on massacre des gens impunément, où l’on assiste à une épuration ethnique alors que le monde s’en fout. Il y a une désertion de l’opinion et des Nations face aux massacres des chrétiens d’Irak. Cette barbarie sans nom fait que le Moyen-Orient s’avère de plus en plus fractionné et inhabitable.
Israël fait presque figure de Suisse sereine ! Mais elle n’a pas droit à l’erreur, tant il faut rester vigilant face à un ennemi qui ne souhaite que sa mort. Cependant ce pays avance, tout en étant confronté à ses propres dangers intérieurs.
La disparité entre riches et pauvres, religieux et laïcs ne cesse de se creuser. Pourtant, je reste optimiste à l’égard de la société israélienne, parce qu’elle semble capable de se remettre en question et d’être mobile. Et puis, il y a cet éternel attachement aux gens.
Qu’en est-il des villes, pourquoi jalonnent-elles votre travail et qu’est-ce qui vous intéresse dans « leurs mythes fondateurs » ?
Il ne s’agit pas de n’importe quelle ville, uniquement de celles qui se situent dans la Méditerranée : Jérusalem, Athènes, Rome.
C’est évidemment lié à mon histoire personnelle et familiale. Tout comme Agnon, je suis constamment ballotté entre Tel-Aviv et la capitale d’Israël. Benny Lévy disait que la pierre de Jérusalem donne une certaine sérénité. Pour revenir à la Méditerranée, ce lieu géographique incarne un catalyseur, un berceau de civilisations.
Je travaille actuellement sur un grand projet d’errance à travers Palerme, Jaffa, Tanger, Barcelone ou les îles grecques. Ce voyage se veut un hommage à cette région du monde, où j’ai ma place.
Un autre travail, entrepris depuis vingt-cinq ans, consiste à photographier des lettres, que ce soit sur des tombes en Galilée ou à travers des objets de pèlerinage. Je suis habité par la trace ou l’instruction car la lettre est d’une grande poésie. Elle transcende le judaïsme. Je rêve d’ailleurs de suivre les traces juives au Maroc.
Si je me nourris de ces différents endroits de la Méditerranée, c’est parce qu’elle reflète une mémoire juive solaire. Cette réflexion sur ces lieux flottants suscite une forme de rêve et de déambulation.
Pourquoi soutenez-vous que « la photographie est une manière de résister, de façon solitaire et solidaire, à la nuit du monde » ?
On peut la percevoir comme une forme purement esthétisante, or moi je m’intéresse à la rue, aux gens et au monde. La photographie permet de témoigner, de s’emparer de certains lieux ou moments de vie. Aussi permet-elle de résister à la barbarie, à la folie et la haine. Pour moi, elle est un outil digne d’un crayon écrivant la lumière.
Être coltiné au réel n’empêche pas la rêverie et la poésie. Au reportage, je préfère la trivialité, la folie et la fureur du monde.
Entretien réalisé par Kerenn Elkaïm
Article paru dans l’Arche (nouvelle formule trimestrielle) du mois de novembre 2016, publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
Source JewPop
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