lundi 13 juin 2016

Les confidences de Dieudonné





Dieudonné ne laisse personne indifférent. Celui qui est vu comme l'un des comiques français les plus doués a cessé d'en faire rire plusieurs lorsqu'il s'est mis à se moquer de façon répétée du peuple juif, allant jusqu'à faire monter sur scène un négationniste reconnu. Aujourd'hui, le controversé artiste se dit «en paix», d'où le titre du spectacle qu'il présentera de manière virtuelle à LaScène Lebourgneuf, dimanche...interview...
 





Au cours des dernières années, Dieudonné M'Bala M'Bala a passé beaucoup de temps sur les planches, certes, mais il semble en avoir passé tout autant devant les tribunaux, condamné à une quinzaine de reprises. Il a aussi intenté plusieurs poursuites dans des cas d'injure ou de liberté d'expression.
Certains, qui l'avaient associé à la gauche, ont sourcillé lorsqu'il s'est rapproché d'organisations comme le Front national, en France. D'autres continuent de le soutenir fermement.
L'artiste, qui compte se retirer avec sa famille dans le Cameroun de ses ancêtres d'ici deux ans, devait revenir dans la Belle Province à la mi-mai pour présenter son spectacle En paix, mais l'entrée au pays lui a été interdite. C'est pourquoi il offrira à Québec, dimanche, deux représentations en faisant appel à la technologie de l'hologramme. Le Soleil s'est entretenu avec lui.



Q Parlez-moi de votre arrivée à Montréal, le 10 mai, lorsque vous avez été refoulé par l'Immigration. C'était une journée mouvementée : vous aviez été déclaré coupable par la justice française des délits d'injure raciale et de provocation à la haine alors que vous étiez en direction du Canada...
R Même pas, puisque l'appel était instantané, parce que c'était une condamnation de première instance. L'appel était fait, c'était suspensif. J'étais très étonné parce qu'on avait un avocat sur place et les condamnations définitives - il y en avait trois ou quatre - n'entraînaient pas dans le droit canadien d'interdiction de ce genre-là, alors j'étais plutôt serein. C'est pour ça que je suis venu, sinon je ne serais pas venu.


Q Vous avez pris davantage de temps pour préparer le spectacle de Québec, par rapport à celui de Montréal, également offert de manière virtuelle. Est-ce à dire que pour le contenu, ce sera une version différente du spectacle En paix, prévue au départ?
R En paix, ça reste vraiment pour moi... Rire avec le thème de la paix était un challenge dans lequel je me suis lancé il y a un an. Il y avait eu les attentats à Charlie Hebdo et pendant que je jouais [le spectacle], il y a eu les attentats du mois de novembre à Paris. Cette thématique de la paix s'est imposée d'elle-même. L'homme de scène est un baromètre. On essaie de s'inspirer aussi du contexte dans lequel on essaie de faire rire. Faire rire avec la paix, j'ai vécu des moments extraordinaires. À aucun moment, j'aborde des éléments qui peuvent fâcher, comme la politique d'Israël...


Q Mais par l'allégorie, tout de même, vous lancez quelques flèches, en particulier lorsque vous parlez des végétaux et, plus particulièrement du lierre grimpant, qui est envahissant... (Dans le texte du spectacle, Dieudonné dit que lorsqu'il en croise, il a «des envies de génocides».)
R Je commence le spectacle en disant «que la paix soit avec vous» et je le termine dans le même état d'esprit. Là je dis que le lierre grimpant... Je ne veux pas faire de parallèle... J'explique que ç'a pris toute la place sur ma maison, que je l'avais invité sur mon balcon et qu'un an après, il habitait tout l'appartement et donc que j'étais en territoire occupé. C'est le seul lien qu'il peut y avoir. Faut vraiment être un peu hystérique... Je crois que sur une heure trente de spectacle, une phrase où je parle du lierre qui était sur mon balcon, il faut être de mauvaise foi...


Q On sent que c'est une pointe là-dessus, il y en a aussi sur d'autres sujets...
R Oui, mais pas sur le sujet israélien. C'est un spectacle qui ne traite pas de ce sujet-là.


Q Vous étiez venu à Québec en 2007 et en 2008 et depuis, on sent que votre relation avec le milieu juif s'est vraiment radicalisée. Est-ce que plus on vous traînait devant les tribunaux, plus vous réagissiez en accumulant les provocations?
R Quand je me retourne sur cette partie de mon histoire, j'ai été à la fois acteur, c'est sûr, mais spectateur aussi d'un changement. Je crois que le premier ministre français [Manuel Valls] disait : «Je suis lié de manière éternelle à l'État d'Israël», et il a fait de moi une sorte de symbole. Je pense qu'on a un destin qui s'est lié, à partir de l'interdiction de mon spectacle de 2014, surtout, mais même avant.
J'ai envie de vous dire que j'ai abandonné ce sujet et dans les vidéos que je fais, j'en parle très rarement. Je suis devenu une sorte de figure de l'antisionisme. Je pense que c'est un peu exagéré, il y a des gens qui font ça mieux que moi au Liban, un peu partout. Je suis un humoriste, effectivement un descendant de colonisé, solidaire de tous les peuples colonisés de la terre, donc évidemment du peuple palestinien.
Mais aujourd'hui, dans mes spectacles, je n'en parle plus. C'était un moment où les intérêts israéliens voulaient illustrer une montée de l'antisémitisme qui viendrait d'Afrique. Comme je suis moi-même de descendance africaine, peut-être qu'il y a eu... Il y a eu aussi Alain Soral, qui a été victime d'un acharnement particulier.
Tout ce que je sais, c'est que la paix, elle, est difficile, mais le fait d'avoir travaillé et raisonné sur la paix, sincèrement, ça me fait dire que ce n'est pas simple de parler à l'autre et de se remettre en cause. Donc, il faut aussi que j'aie la capacité de m'interroger sur moi et mes agissements. Je crois que j'ai toujours fait rire et que ç'a été mon souci à moi.


Q Quand on regarde votre parcours, combien de temps vous avez passé devant les tribunaux, dans des controverses de toutes sortes, on peut se demander comment vous avez pu maintenir votre carrière. Ce n'est pas fatigant d'être Dieudonné?
R La pression amène une volonté d'expression, je pense. Est mort récemment Muhammad Ali, qui était une source d'inspiration très forte pour moi. Lui aussi a été traité de terroriste, de raciste, de tous les noms et il a même été en procès, mais l'histoire lui a donné une verticalité qui n'a peut-être pas été comprise par tout le monde lorsqu'il parlait. Moi, j'ai toujours été sensible, car je suis comme lui un Afro descendant. [...]
Quand on regardera avec le recul nécessaire les polémiques qui ont pu préoccuper certains médias et plutôt certains politiques, je dirais, ça n'a pas d'intérêt fondamental. J'ai toujours pensé que c'était ridicule, mais j'ai commencé à me préoccuper quand ils s'énervaient et que je passais beaucoup de temps dans les tribunaux pour expliquer mes sketches, alors qu'on n'a rien demandé à tous ceux qui ont fait des sketches et des films sur la traite des Noirs. Donc, c'est bizarre, ce sentiment de parler de racisme. Manuel Valls, c'est un fils de colon raciste.
On a vu son grand-père, il était en Afrique, il avait ses serviteurs, et lui, il donne des leçons de morale sur ce qu'est le racisme dans le monde. J'ai survécu à plusieurs gouvernements, la politique, ça va, ça vient et il y a des rires parfois qui collent bien à l'époque. Je crois que mon rire a collé à une époque.

Q Comment faites-vous pour survivre financièrement à tout ça? Des avocats, ce n'est pas donné et en plus, vos condamnations se sont accompagnées d'amendes salées...
R Je pense que là encore, je ferai partie des exemples et des modèles dans la survie, grâce à Internet. Lorsque vous avez un talent reconnu par un groupe d'individus, il vous suffit d'une affiche, d'une annonce et vous repartez à zéro du jour au lendemain, ce qui est très difficile quand on est un industriel ou un banquier.
Mais quand on est un artiste et qu'on n'a pas besoin de beaucoup d'argent pour vivre - bon j'ai quand même beaucoup d'enfants, mais ils s'adaptent. Et puis je fais partie de ceux qui connaissent un vrai succès sur Internet avec les différentes industries que j'ai pu mettre en place comme Ananassurance et Ananacrédit. Il y a une génération qui est en train d'arriver, celle d'Internet avec une transparence qui n'existait pas avant.
Avant, on était dans un monde de réseaux, ça évolue et des gens n'ont pas vu cette évolution. Internet permet à ceux qui nous contrôlent de nous contrôler un peu mieux, mais ça nous permet de les contrôler aussi. Je crois que demain, même les politiques, on s'aperçoit qu'ils n'ont pas su s'adapter et qu'ils ne maîtrisent plus cet outil qui est celui de la transparence. [...]
Ce qui m'intéresse, c'est mon indépendance et l'indépendance des gens qui me suivent. De toute façon, j'ai assez d'argent pour vivre dans mon pays, au Cameroun, pour longtemps.


Q En paix a été présenté comme votre dernier spectacle, mais vous avez amorcé une série de «manifestations artistiques». Quelle est la nuance?
R C'est comme une course de fond, je voulais passer le bâton à une autre génération. Je devais poursuivre le spectacle En paix jusqu'en 2017. Mais j'ai décidé de faire un En paix numéro 2 qui s'appelle Les médias, parce que j'ai tellement de choses à dire avant de partir.
Et j'ai un artiste au Théâtre de La Main d'Or, à Paris, qui s'appelle Yonathan, qui est juif - je ne l'ai pas pris parce qu'il est juif, car je n'ai pas besoin d'alibi non plus -, mais il a fait un spectacle qui s'appelle Ma réponse à Dieudonné, et l'idée est justement, par rapport au rire, d'essayer de recentrer le débat par rapport aux générations qui arrivent derrière moi.
Je sais que par rapport à ma génération, j'ai été une référence par rapport à une sorte de liberté de ton et de puissance comique. Tant mieux, je leur suis reconnaissant de me reconnaître ainsi et je leur donne tout mon soutien pour les années qui viennent. J'ai besoin de dire que je m'en vais, mais que je soutiens les gens.


Q Vous avez toujours du plaisir à faire ce métier?
R J'étais sur scène à quelques mètres des attentats du mois de novembre. J'étais dans le 11e arrondissement. Ça tirait : il y avait eu 19 morts. Quand on était dans la cour, on entendait les tirs et des gens venaient, avec du sang, et il fallait que je remonte sur scène.
Je me disais : «Que se passe-t-il?» J'ai joué une fois à 20h, l'autre à 22h. Et entre les deux, il y avait ces gens blessés, et après je suis remonté sur scène, j'ai fait rire. Les secouristes font les secours, les humoristes font rire. Et chacun doit être à son poste. D'entendre les gens rire, alors qu'il y avait des bruits de Kalachnikov à l'extérieur, je ne l'oublierai pas. C'était un moment fort.


 Q Quand vous regardez le chemin parcouru, est-ce qu'il y a des regrets? Des moments où vous dites «j'aurais dû me la fermer» ou «je n'aurais pas dû écrire ça»?
R Si j'ai heurté ou choqué profondément des gens, j'ai toujours été désolé et je m'en excuse comme je m'en suis excusé au moment des faits. Parce que ce n'était pas l'idée, ce n'était pas ma volonté, c'était de continuer à faire rire. Mais je sais qu'il y a des gens que je n'ai pas fait rire.
Je prends note. Il y a plein de gens qui ne m'ont pas fait rire sur des sujets qui me touchaient.
Autant en emporte le vent, c'est une comédie musicale qui traite de la traite des Noirs dans les champs de coton. Je me disais : «Ouais, c'est un peu léger.» Mais bon, j'ai regardé ça et j'ai dit : «C'est comme ça.» C'est pour ça que je me suis permis ça. Maintenant, je crois avoir fait sincèrement ce que j'avais à faire. Et je continue à montrer que je fais rire les gens. On m'accuse d'antisémitisme, mais je ne pense pas que ce soit drôle. Quelqu'un d'antisémite, je ne pense pas que ce soit drôle.
Quand on me compare à Hitler, je dis : «Attendez, il n'était pas drôle», je ne pense pas. En tout cas, il était blanc, comme la plupart des gens qui me critiquent et ces gens-là ne voient pas ce qu'a été la colonisation, la traite des Noirs.
J'arrive à un moment donné où on commence à parler de tout ça. Peut-être que j'arrive un peu à l'avance, mais je crois que ça vaut la peine d'être écouté. Même si je n'incarne pas la raison, je suis juste un humoriste.


Source La Presse