mercredi 29 juin 2016

Mon père, ce juif clandestin dans l’armée nazie




Comment le passé secret de mon père, qui transparaissait dans ses obsessions, m’a poussé à sonder mon identité juive. J’ai grandi à Manhattan. Quand j’étais enfant, mon défunt père, un juif né en Roumanie, aimait entonner des chansons allemandes sous la douche. A l’époque, je n’y comprenais rien. Mais après avoir étudié l’allemand à l’université, quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris qu’au rang de ses préférées, figurait le «Horst Wessel Lied», l’hymne du parti nazi, aujourd’hui encore interdit en Allemagne...







En voici les deux premiers couplets:

«Die Fahne hoch! Die Reihen fest geschlossen!
 SA marschiert mit ruhig festem Schritt.»

 
«Le drapeau haut ! Les rangs bien serrés !
La SA (Section d’assaut) marche d’un pas calme et déterminé.»




Je soupçonne que bien rares sont les juifs pour qui ces paroles à faire froid dans le dos rappellent des souvenirs d’un papa qui chante.
Ma mère également décédée, une Américaine de première génération qui s’est consacrée à son foyer, était elle aussi juive.
Son père, un immigré polonais, était même rabbin. Et, voyez-vous, mon père s’est pourtant arrangé pour interdire quasiment tout –par exemple, un exemplaire de la Haggada– ce qui pouvait signaler la moindre proximité avec la religion juive dans notre appartement de l’Upper East Side.
Un jour, la nièce de ma mère a demandé à mon père ce que nous prévoyions de pour la fête de Pessa’h. Il est devenu blême et muet. Nous avons fini par fêter Noël parce que mon père y tenait absolument. Chaque année, mes parents, mon frère aîné et moi-même ressortions notre sapin artificiel du fond de la cave et regardions l’allumage rituel de la bûche de Noël (Cacho fio) à la télévision. A propos de l’identité religieuse de ma famille, rien n’était normal.
Arrivé en Amérique au début des années 50, mon père s’est forgé une brillante carrière de cadre à Wall Street.
Dans l’un de ses premiers postes, il était préposé au service des opérations boursières de la société F. M. Mayer, aux côtés d’un autre réfugié transylvanien du nom de George Soros.
Quand j’étais petit, il me disait qu’il était catholique. Jeune adolescent, je me rappelle qu’une révélation lui a échappé: ses deux parents avaient été juifs, mais ils s’étaient convertis au christianisme vers l’année de sa naissance, 1925. Et c’est là que j’ai appris qu’il avait dû effacer sa judaïté pour survivre à l’Holocauste.
Dans son pays natal, la Roumanie, il avait fréquenté un lycée jésuite. Lorsque les Allemands marchèrent sur la ville au début des années 40, il fut appelé sous les drapeaux de l’armée nazie.
Adolescent, il officia comme traducteur pour Friedrich Paulus, le général allemand défait contre les Russes à Stalingrad.
A mon adolescence, j’étais ému à chaque fois que j’imaginais le passé tragique de mon père, ce juif nazi qui vivait dans le mensonge. Mais qu’il fasse pression pour que moi aussi je coupe mes liens avec l’héritage juif de mes grands-parents, paternels et maternels, m’a dérangé.
Paternaliste et, pour ainsi dire, dominateur, il avait du mal à faire la différence entre ses propres besoins et ceux des autres, qu’il s’agisse de religion ou d’autre chose, d’ailleurs.
En ce qui concerne notre judaïté, il pensait que son instinct était protecteur. Il considérait que même à la fin du XXe siècle en Amérique, tout rapport avec la religion juive risquait de se solder par une extermination. Et si j’avais le malheur de ne pas être d’accord, j’étais taxé de naïveté; j’étais même un peu fou. A chaque fois que je tardais trop à me faire couper les cheveux et que des boucles commençaient à poindre sur ma tête, il me menaçait de me renier si je n’allais pas immédiatement chez le coiffeur.
Il se moquait éperdument du style. Ce qu’il craignait, c’est que j’ai trop l’air juif.
Il est mort à l’été 2014, alors même que j’entamais l’écriture de mon livre First Dads: Parenting and Politics From George Washington to Barack Obama, que je lui ai dédicacé.
Il s’est révélé une excellente référence lorsque je me suis mis à étudier l’évolution de la paternité au cours des 250 dernières années.
Le deuxième président des Etats-Unis, John Adams, un homme brillant mais imbu de sa personne, n’a lui aussi pas pu considérer ses enfants comme des individus à part entière, qui avaient le droit de se forger leur propre identité. En 1777, alors qu’Adams travaillait dur au Congrès continental à Philadelphie, il écrivit à son fils cadet: «Il faut que je fasse de toi un médecin.» Le garçon n’avait alors que cinq ans.


Mon père haïssait la religion juive


Lors de mes études universitaires, j’ai nourri le désir de me rapprocher de l’héritage juif de ma famille.
En licence, j’ai choisi l’allemand comme matière principale parce que je m’identifiais volontiers aux auteurs juifs allemands qui ont prospéré au XIXe et au début du XXe siècle: j’avais l’impression que Heine, Freud et Kafka me parlaient directement.
Je me sentais aussi comme un étranger que l’on a éloigné de la culture Wasp prédominante.
Mais plus j’embrassais un judaïsme laïque, plus cela rendait mon père furieux. Je savais qu’il haïssait la religion juive, mais je ne m’attendais pas à une telle réaction. Après tout, il avait épousé ma mère qui, bien qu’elle eût abandonné toute pratique religieuse après leur mariage, avait tout de même continué de se plonger dans la littérature juive.
Elle dévorait chaque nouveau roman d’Isaac Bashevis Singer dès sa parution et, à l’été 1978, quelque mois avant qu’il ne reçoive le prix Nobel, elle m’a même emmené rendre une visite à ce virtuose de la plume dans son appartement de West End Avenue, où j’ai eu l’occasion de jeter un coup d'œil à sa machine à écrire en Yiddish.
Un jour, mon père m’a dit que, l’une des raisons pour lesquelles il avait épousé ma mère, c’est qu’elle avait des allures de Wasp à l’extérieur et qu’elle était juive à l’intérieur.
Avec ses yeux bleus et son teint pâle, elle ne «ressemblait pas à une juive». Quelque part en son for intérieur, une parcelle de lui avait une identité juive, mais il redoutait de se mettre en danger s’il la donnait à voir. Cette parcelle juive a souvent été occultée par ses autres parcelles, comme celle du soldat allemand qui restait attaché à la fois aux chansons du Troisième Reich et à tout l’attirail nazi.
Quand la jaquette de son exemplaire écorné du Troisième Reich, des origines à la chute de William Shirer a commencé à s’user, il a découpé les croix gammées qui étaient imprimées sur la couverture. «Je ne veux pas qu’elles partent à la poubelle», m’avait-il dit en les rangeant soigneusement dans un tiroir.
Ces aspects contradictoires resurgissaient souvent lorsque revenais de la fac et que je lui parlais de l’identité juive qui naissait en moi.
Cela le mettait, pour le moins, mal à l’aise et il me faisait quelques réponses toutes faites. Notamment: «Tu es comme Hitler, qui considérait le judaïsme comme une race!» ou «Le judaïsme est une malédiction!»  La première tenait à sa part juive qui exécrait Hitler, la seconde à sa part antisémite qui continuait de s’identifier à l’agressivité nazie.
Et pendant ce temps, je tentais de comprendre, pour moi, ce que cela voulait dire d’être juif. Fallait-il appartenir à une race, à une culture ou à une synagogue? Ou aux trois, peut-être?


Dimension très américaine


Vers l’âge de 25 ans, j’ai fréquenté une synagogue reconstructionniste à Baltimore et je me suis mis à assister régulièrement à l’office du shabbat. Je me suis aussi inscrit à des cours d’hébreu.
Ce fut vraiment appréciable de côtoyer la communauté juive de Baltimore, où je me suis fait plusieurs amis intimes. Etudiant en littérature, j’ai été intrigué par les interprétations divergentes de la Torah qui avaient opposé les rabbins des siècles durant.
Compte tenu de ses innombrables admonestations visant à me faire rejeter tout rapport avec la judaïté, je savais que mon père deviendrait fou de rage s’il était au courant de mes activités. J’ai alors commencé à culpabiliser comme si, d’une certaine manière, je l’avais trahi.
Conformément à la dynamique psychologique de ma famille, le simple fait d’entrer dans une synagogue constituait un acte radical. J’ai alors ressenti une certaine empathie pour ces jeunes juifs qui s’étaient un jour rebellés contre leurs parents en adhérant au Parti communiste ou, une génération plus tard, au Parti républicain américain.
Mais, en l’espèce, je ne cherchais pas à me rebeller. Je cherchais seulement à être moi-même.
Je n’ai pas mis les pieds dans une synagogue depuis des années. Dieu en était la cause: une immuable absence de foi s’était installée en moi. Pour autant, je repense encore avec tendresse au temps que j’ai passé à apprendre les rudiments de la religion juive. Je me sens plus entier et moins coupé du monde de mes aïeux.
Bien que le besoin de mon père de fuir son passé fût obsessionnel et extrême, il revêtait une dimension très américaine. L’Amérique est cette terre d’invention et de création personnelle, qui offre à tout un chacun la possibilité de devenir qui il veut être.
Mais je réalise à présent qu’après avoir immigré à New York, mon père n’avait pas vraiment eu le choix: il fallait qu’il se débarrasse entièrement de sa judaïté. Il lui aurait été simplement trop douloureux de se reconnecter, même tardivement, à la terreur qu’il avait dû endurer en tant qu’enfant et adolescent –la divulgation de sa véritable identité aurait pu lui coûter la vie.
Je suis heureux d’avoir pu éprouver diverses identités juives jusqu’à trouver celle qui semblait me convenir. Mon père n’a pas eu cette chance.


Joshua Kendall


Source Slate