mardi 31 mars 2015

Beate et Serge Klarsfeld publient leurs mémoires


Elle et lui. On commence par elle. Beate Klarsfeld est née en 1939 à Berlin, dans une famille modeste. Autour de son enfance, des ruines de pierres et d'âmes. Sa route est tracée : un trousseau puis un mariage puis des enfants. Elle a une chance dans son malheur. Sa famille la considère comme une mauvaise fille. Son chemin, elle ne va pas l'emprunter mais elle va l'inventer...


Beate Klarsfeld quitte Berlin en 1960, à l'âge de 21 ans. Elle devient jeune fille au pair à Paris. On continue avec lui. Serge Klarsfeld est né en 1935 à Bucarest. La famille a trouvé refuge à Nice, 15 rue d'Italie. Ils sont réveillés, à minuit, par des ordres éructés en allemand.
Serge Klarsfeld échappe à la Gestapo en 1943. Son père, Arno, est interné à Drancy puis déporté vers Auschwitz-Birkenau. À l'arrivée du convoi numéro 61 du 28 octobre 1943, Arno Klarsfeld riposte à un kapo qui le frappe et meurt à l'âge de 39 ans.
L'identité juive du fils se forge alors à tout jamais. "Je n'ai hérité de cette identité ni par la religion ni par la culture : mon identité juive, c'est la Shoah en arrière-plan et un indéfectible attachement à l'État juif, l'Etat d'Israël." La famille quitte Nice en février 1944.

La gifle au chancelier Kiesinger

Le Français juif et l'Allemande non juive : ils n'auraient jamais dû se rencontrer. Elle et lui se rencontrent à la station Porte-de-Saint-Cloud, à 13 h 15, sur le quai du métro. Il a une chevelure noire et un complet prince-de-galles. Elle a un visage clair et une robe bleue serrée à la taille. Ils se marient le 7 novembre 1963.
Le fils reste persuadé que si son père n'avait pas riposté au kapo, à l'arrivée du convoi à Auschwitz, le 28 octobre 1943, il ne serait pas mort. "Pourquoi au moins cette fois, cette seule fois de son existence, n'a-t-il pas courbé l'échine?" Le courage en héritage. Leur vie de combats, à eux, ne va pas connaître non plus de répit.
Les événements clés existent, la guerre des Six-Jours en juin 1967 pour lui et la révocation de l'Office franco-allemand pour la jeunesse en 1967 pour elle, mais ils précipitent plus qu'ils ne déclenchent leur militantisme. Car ils seraient montés, tôt ou tard, sur la scène de la vie pour défendre la mémoire des victimes de la Shoah.
On va suivre chacun de leurs coups d'éclat. Beate et Serge Klarsfeld racontent les victoires et les défaites et non les joies et les peines. L'intime tient ici peu de place. On y lit en creux ce qui a été sacrifié de bonheur privé.
Leurs combats sont entrés dans la légende. Beate Klarsfeld avertit l'opinion publique afin que des anciens nazis (Kurt Georg Kiesinger ou Ernst Achenbach) ne soient plus au pouvoir.
Un portrait du chancelier d'Allemagne fédéral, Kurt Georg Kiesinger : bel homme, père de famille irréprochable, adore les animaux. "S'il y a une chose dont je suis sûre, c'est que la moralité des actes privés d'un homme et celle de ses actes publics n'ont rien à voir." Beate Klarsfeld ne s'intéresse guère à ce que dégage ou non un être humain. Elle ne suit pas, comme tant d'autres, ses impulsions et ses répulsions.
Elle s'intéresse seulement à la somme des actes d'une vie. La gifle qu'elle assène à Kurt Georg Kiesinger en public, le 7 novembre 1968, lors d'un meeting de son parti, la CDU, à Berlin, fait le tour du monde. C'est sa victoire. Kurt Georg Kiesinger est oublié. Willy Brandt, ancien résistant, devient chancelier en 1969. Le couple va être de tous les rendez-vous primordiaux : les procès René Bousquet, Paul Touvier, Jean Leguay, Maurice Papon. Pages extraordinaires sur la tentative avortée d'enlèvement de l'ancien responsable de la Gestapo Kurt Lischka à Cologne, en mars 1971.
Il leur faudra quatre ans pour obtenir du Parlement de l'Allemagne fédérale le vote de la loi permettant le jugement des criminels nazis par un tribunal allemand et quatre autres années pour obtenir l'inculpation des chefs SS Kurt Lischka, Herbert Hagen, Ernst Heinrichsohn, et la tenue de leur procès à Cologne, en 1979 et 1980.

La traque de Klaus Barbie

Beate et Serge Klarsfeld veulent empêcher la réhabilitation des criminels nazis ayant opéré en France. Ils vont traquer Klaus Barbie durant seize ans (1971-1987) pour obliger les justices allemande et française à le poursuivre.
Le nazi a arrêté et torturé Jean Moulin et a envoyé à la mort 44 enfants juifs d'Izieu.
Il a fui au bout du monde pour ne pas avoir à répondre de ses crimes. Ils vont contribuer à traîner Klaus Barbie devant les tribunaux en 1987. Serge Klarsfeld va se battre pour que les criminels nazis soit jugés, mais il va aussi faire paraître les différents volumes du Mémorial de la déportation des juifs de France et du Mémorial des enfants juifs déportés de France. "Je ne suis pas seulement chasseur de nazis ; je suis surtout chercheur des âmes juives disparues dans la Shoah."
On redécouvre ainsi les combats et les débats d'hier et d'aujourd'hui.
La lutte semble toujours devant eux. Beate Klarsfeld fera des séjours en prison, à la suite de ses actions dans les pays de l'Est pour éteindre la renaissance de l'antisémitisme.
On se rend compte que leur autobiographie croisée ne parle pas des vies, de leurs vies, de nos vies mais de bien autre chose : la force sacrée contenue en chaque vie humaine. Le thème de la "mémoire" est au centre de l'œuvre autobiographique. Leurs deux "Mémoires" sont consacrés à la mémoire des victimes de la Shoah.

Seuls les actes comptent

Beate Klarsfeld cite Georges Pompidou écrivant au président bolivien Hugo Banzer Suárez : "Le temps efface beaucoup de choses, mais pas tout." Beate et Serge Klarsfeld ont mis leurs actes en conformité avec leurs propos, dans une hauteur de vie et de vue.
Ils ne parlent pas, ils agissent. Leurs conditions matérielles ont souvent été difficiles. Deux pièces pour quatre personnes, des piles de dossiers, des menaces quotidiennes allant jusqu'au colis piégé, l'argent englouti dans leur cause.
La naissance des deux enfants ne change rien à leur engagement au service de la mémoire des victimes de la déportation. Ils évoquent les coulisses de leurs luttes constituées de démarches inutiles, de rédactions de notes, de dossiers à ranger, de coups de fil à passer, de photocopies à faire, de préparations de l'action. Des heures, des jours, des semaines, des mois, des années, qui parfois n'aboutissent pas.
On est saisi par leur courage. Beate Klarsfeld dit connaître la peur, non pas celle de souffrir mais celle d'échouer. La ligne de conduite ne varie ainsi jamais : seuls les actes comptent. Leurs atouts sont, entre autres, la morale, l'énergie, la culture.
Ils connaissent, à eux deux, l'histoire et la langue allemandes et savent se servir des médias pour alerter l'opinion. Elle et lui font preuve d'une "détermination inflexible" dans la défense de la mémoire de la Shoah. Leur autobiographie croisée s'en tient aux faits.
On ne trouve pas trace d'états d'âme, de plaintes, d'auto-analyse durant l'histoire de quarante-cinq années de militantisme. Serge Klarsfeld écrit une lettre, en manœuvres à Mourmelon, en février 1961, à sa future épouse : "Un peu de courage, de bonne humeur, d'énergie, d'attachement à l'humanité. Beaucoup de poésie pour transfigurer ce que l'on vit et le hausser au niveau d'une expérience exaltante." Il a 26 ans et elle 22 ans. Tout est là, tout sera là.

Marie-Laure Delorme
Source Le Journal du Dimanche