A l’heure où l’administration Biden s’apprête à prendre ses fonctions, une bonne partie du discours portant sur les mauvais acteurs du Moyen-Orient se concentre à juste titre sur l’Iran. Mais sous le couvert du chaos qui a englouti la région depuis l’échec du printemps arabe, émerge un autre acteur problématique, nécessitant un endiguement. Il s’agit de la Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan, qui pose un défi à ses voisins, exaspérés par les privilèges et les protections dont elle bénéficie en tant que membre de l’OTAN.........Décryptage.........
Ce n’est un secret pour personne que le régime d’Erdoğan est devenu de plus en plus autoritaire au cours de la dernière décennie, et en particulier depuis le coup d’État raté en 2016, qui a illustré l’antipathie entre une armée aux racines laïques et un régime islamiste.
Pour contourner ce problème, Erdoğan a discrètement mis en place un réseau de milices privées entièrement composé de combattants importés de Syrie, dans un geste remarquablement effronté et cynique.
Leur rôle est de faire avancer son grand plan de rétablissement de pouvoir sur d’anciens territoires de l’empire ottoman, allant des territoires palestiniens, à la Syrie en passant par le Caucase et aussi loin que le Cachemire, selon certains rapports.
Cette stratégie est utilisée à la fois pour la répression interne et pour les aventures du gouvernement turc, hors réseau, à l’étranger. En tant que tel, elle a sûrement des implications non seulement pour la stabilité au Moyen-Orient mais aussi pour l’avenir de la démocratie fragile de la Turquie. Dans les deux cas, son impact est fortement négatif.
Au cours des cinq dernières années, la Turquie a lancé des interventions armées dans le nord de la Syrie et le nord de l’Irak, a offert son soutien au groupe terroriste du Hamas.
La Turquie d’Erdogan s’est également confrontée avec ses voisins grecs et chypriotes dans l’est de la Méditerranée et a fourni un soutien militaire aux alliés du Qatar, L’Azerbaïdjan et la Libye.
Tout cela au prix de l’instabilité et du chaos.
Dans toutes ces interventions (à l’exception du contexte naval en Méditerranée orientale), la structure parallèle créée par Erdoğan aux côtés des forces de sécurité officielles de l’État a joué un rôle essentiel.
Sa fonction centrale a été de fournir au président turc un vaste bassin d’effectifs étrangers par procuration, disponibles, organisés, formés, facilement déployables et facilement recyclables/jetables. Un moyen d’affirmer sa puissance tout en disposant d’une possibilité plausible de nier les faits.
En s’appuyant sur ces milices/proxies, Erdoğan cherche à minimiser les critiques du public dans le pays contre ses campagnes militaires extraterritoriales.
S’il pouvait justifier la mobilisation des forces armées turques dans les pays voisins comme la Syrie et l’Irak – pour des raisons de sécurité intérieure -, il lui est plus difficile de persuader le public turc d’envoyer des soldats dans un champ de bataille lointain comme la Libye.
Le président turc est capable de marquer des points en Libye et dans la région du Haut-Karabakh (l’enclave longtemps disputée entre Azéris et Arméniens) presque sans aucune victime turque. En fait, la politique étrangère turque fait partie des relations publiques d’Erdoğan.
Les incursions des drones (véhicules aériens sans pilote) «made in Turkey» en Syrie, en Libye et dans le Caucase, l’inauguration des bases de l’armée turque à travers le Moyen-Orient et le déploiement de l’armée turque (en qualité d’observateur) dans la région du Haut-Karabakh se situent dans le même contexte.
En prenant des mesures aussi audacieuses, Erdoğan adresse un message clair à sa circonscription: la Turquie, l’État successeur de l’Empire ottoman, reprend sa place légitime en tant que puissance régionale avec une influence dans le traditionnel arrière-pays de l’empire.
Et c’est la raison pour laquelle les adversaires cherchent à la déstabiliser. Une telle politique étrangère «néo-ottomane», intimement liée aux pulsions islamistes, est également motivée par des préoccupations intérieures. Le partenariat d’Erdoğan avec le Parti du mouvement nationaliste (MHP) le pousse évidemment vers une position plus dure envers le PYD kurde en Syrie, et le PKK (le Parti des travailleurs kurdes en Turquie).
De même, cette alliance politique aux racines nationalistes explique le soutien inconditionnel de la Turquie aux Azéris (groupe ethnique turc) contre l’Arménie.
Alors, quels sont les composants de cette structure ?
Au centre se trouve la relation entre le président Erdoğan et un groupe d’officiers supérieurs de l’armée turque. Ces derniers ont été démis de leur fonction pour leur soutien à la politique islamiste, puis ramenés à l’activité par des canaux informels.
Le brigadier général (res.) Adnan Tanrıverdi, 76 ans, qui a été nommé conseiller à la sécurité nationale d’Erdoğan après l’échec de la tentative de coup d’État de 2016, est une figure centrale de cette configuration.
Tanrıverdi, officier d’artillerie de formation, a fondé la société de conseil militaire privée SADAT en 2012 en collaboration avec 22 autres anciens officiers expulsés de l’armée pour activités islamistes. SADAT, le seul cabinet de conseil en défense privé en Turquie, est l’organe central responsable de l’expansion des guerres irrégulières et par procuration, et de la mobilisation des militants islamistes pour servir les intérêts de l’État turc.
Le réservoir d’effectifs que la Turquie exploite provient entièrement de l’une des populations les plus désespérées : les réfugiés syriens, forcés de quitter leur pays ou résidant dans le petit coin assiégé au nord de la Syrie sous contrôle turc.
SADAT, en coopération avec l’Armée nationale syrienne (SNA) contrôlée par la Turquie, était responsable du recrutement et de la formation des combattants issus de cette population et des milices islamistes syriennes du nord.
Le SNA, appelé également «Armée syrienne libre turque» (TFSA), est le produit d’une tentative turque de transformer un certain nombre de milices rebelles syriennes en une force militaire semi-régulière. Elle compte aujourd’hui entre 80 et 100 000 combattants.
Une fois recrutés, les combattants syriens sont transportés en Turquie via les postes-frontières de Kilis et d’Antakya, munis de la citoyenneté turquet. Et avec l’étroite coopération des autorités turques, ils sont transportés par avion vers les différents fronts de guerre où la Turquie exige leur engagement. Ils sont ensuite déployés comme chair à canon utile, jetable et reniable.
SADAT qui a attiré l’attention de l’establishment israélien de la sécurité, semble également être le canal du soutien turc au mouvement islamiste Hamas – qui a pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007 et a été désigné par les États-Unis et l’UE comme une organisation terroriste.
En 2018, le service de sécurité israélien Shin Bet a accusé SADAT de transférer des fonds au Hamas. Un universitaire turc du nom de Cemil Tekeli a été arrêté par les forces de sécurité israéliennes, accusé de blanchiment d’argent, puis expulsé. La photo de Tekeli avec Tanrıver a ensuite été publiée dans le journal israélien « Makor Rishon« .
Tekeli a admis au cours de son enquête que la Turquie contribuait activement au renforcement militaire du Hamas via SADAT.
Il est apparu qu’un employé de la SADAT a même organisé la visite de responsables du Hamas à un salon d’armes en Turquie en 2015, où ils ont exprimé leur intérêt pour les drones.
Cette structure non officielle aide également Erdoğan à mener sa répression interne. Les vigiles du quartier nouvellement armés (Bekçi) – ou la version turque des gardiens de la révolution iraniens – agissent à nouveau contre toute menace potentielle dans les rues.
Et les membres de la garde présidentielle spéciale d’Erdoğan (connue sous le nom de «Takviye» ou «Renforts») font également partie des «clients» de SADAT.
Le gouvernement turc entretient également des relations avec des formations paramilitaires plus anciennes telles que l’organisation ultra-nationaliste des Loups Gris.
Cet organe est l’aile jeune du Parti du mouvement nationaliste (MHP), l’un des partenaires de la coalition d’Erdoğan. Il a été récemment interdit en France, et bientôt en Allemagne.
Toutes ces activités sont particulièrement néfastes si on tient compte des troubles qui ont balayé le Moyen-Orient au cours de la dernière décennie. L’un des principaux résultats a été l’affaiblissement grave (et dans certains cas la quasi-disparition) des structures officielles de l’État.
En Syrie, en Libye, au Liban et en Irak, les institutions officielles ont été remplacées par une réalité chaotique de milices, d’anarchie et de désordre. Les populations de ces pays ont été les principales victimes.
La Turquie, bien qu’elle soit membre de l’OTAN, candidate à l’adhésion à l’UE et prétendument alliée des États-Unis, est actuellement l’un des principaux facteurs de maintien et de déstabilisation de la région.
Cette situation doit cesser. Les milices, les groupes terroristes et l’extrémisme islamiste sont tous des éléments que le Moyen-Orient doit contrer pour parvenir à la stabilité et à la reconstruction.
Le réseau paramilitaire mis en place par Erdoğan, en partenariat avec les officiers militaires islamistes de la SADAT et les jihadistes du nord de la Syrie, est actuellement l’un des principaux obstacles à cette possibilité. L’interdiction des Loups Gris ultra-nationalistes, violents et d’extrême droite en France est un bon début.
Mais les gouvernements occidentaux doivent aborder cette question d’une manière plus décisive avec Ankara. On doit aussi en finir avec les proxies d’Erdoğan.
Cette contribution est basée sur une recherche initiée par JISS en Israël et Trends in the UAE, un premier effort conjoint visant à mettre en œuvre les accords d’Abraham entre Israël et un certain nombre de pays arabes clés. Les auteurs sont des chercheurs chevronnés au Jerusalem Institute for Strategy and Security (JISS).
Vous nous aimez, prouvez-le....