mercredi 20 janvier 2021

Au cœur du « Pletzl » : 21 rue des Rosiers


La première mention de la rue des Rosiers date de 1230. Située à l’emplacement de l’ancien chemin de ronde intérieur de l’enceinte de Philippe Auguste, cette rue doit son nom aux roses d’un jardin. Les Juifs qui vivaient là autrefois ont été chassés de Paris par les ordonnances royales. Des siècles plus tard, ils ont été remplacés par les ashkénazes ayant fui les pogroms d’Europe de l’Est au tournant du 20e siècle. Quelques séfarades sont peu à peu venus les rejoindre. Mais il n’y a pas que des Juifs rue des Rosiers : y vivent également des Goyim, notamment au 21........Détails........

Comparé aux clapiers qui défigurent trop souvent l’univers urbain parisien, le 21 rue des Rosiers – immeuble classé du 17e siècle – séduit par la sobriété de sa façade classique fraîchement ravalée. 
Seules touches de couleur : quelques annonces publicitaires pour des cours de yiddish ou des préparations de bar mitzvah placardées près de la porte. Situé dans le Marais, au cœur du Pletzl, le vieux quartier juif de la capitale, le 21 vit au rythme de ses habitants…
Au rez-de-chaussée habite Rose Abitbol – Fanny, de son nom de guerre –, une ancienne prostituée sexagénaire du quartier Saint-Denis. Reconvertie dans le spiritisme, elle claque l’essentiel de son temps et de ses maigres ressources d’ex-pro du radada à fleurir au Père-Lachaise la tombe de son maître à penser Allan Kardec. 
Ce qui, d’après les rumeurs, ne l’empêche pas, de temps à autre, de replonger dans le stupre pour soulager, entre deux monuments funéraires, les bourses engorgées de l’un de ces bargeots du sexe, incapables de bander hors des cimetières.
De l’autre côté du couloir s’ouvre pour quelques jours encore l’échoppe de Nikos Kaspoutis, le cordonnier grec. 
Grand ami de l’ouzo, il est aussi l’ennemi juré du boulot depuis que le crabe a emporté Maria, son épouse et mentor. La seule vue d’une paire de chaussures aux semelles béantes lui file le bourdon, ce qui constitue, pour un artisan de son état, un défaut rédhibitoire qu’il a vainement tenté de faire reconnaître comme une maladie professionnelle. 
Débouté par la Sécu, il était parti pour sombrer lorsqu’un héritage providentiel, commué en rente mensuelle, l’a sauvé in extremis d’une ruine inéluctable et d’un lent suicide anisé. 
L’âge de la retraite ayant définitivement sonné, Nikos vient de vendre son pas de porte à un certain Samy Hazan. Dans deux semaines, la modeste cordonnerie sera transformée en « Palais du falafel » comme l’indique un calicot apposé sur la devanture. 
« L’As du falafel », installé trente mètres plus loin, n’a qu’à bien se tenir ! Encore faudra-t-il obtenir le feu vert de la commission de la Cacherouth du Beth Din de Paris*…
Au premier étage, dans l’appartement protégé par une mezouzah verticale comme le veut la tradition séfarade, vit la famille Choukroun : le père, sympathique courtier en assurances, rondouillard et tchatcheur ; la mère, sans profession, ce qui lui laisse du temps pour critiquer celle des autres ; la petite Muriel, aussi large que haute à force de se gaver de baklawas et de strudels ; enfin ce grand dadais de Franck, la honte du lycée Charlemagne et le désespoir de ses parents qui rêvent encore – ces naïfs ! – de le voir succéder un jour à l’oncle Fitoussi dans son cabinet de pédiatrie. 
Un espoir qui sera déçu : Franck ne s’intéresse qu’à trois choses : 1) les filles ; 2) les filles ; 3) les filles ! Signe particulier : les Choukroun ne supportent pas les Himmelfarb et « leurs airs supérieurs ». Forcément, des ashkénazes !
Sarah Weissbrot occupe seule le deuxième étage, devenu trop vaste depuis la mort de son mari Albert dix ans plus tôt. 
Âgée de 96 ans, elle ne sort quasiment plus de chez elle et bénéficie des services d’une aide-ménagère pour l’entretien de son appartement et les courses ainsi que d’un neveu pour les menus travaux et les démarches administratives. Tradition œcuménique oblige, sa mezouzah est fixée en biais sur le chambranle de la porte. De santé mentale fragile depuis de longues années, Sarah avait, après la disparition de son époux, versé peu à peu dans une sorte de délire inoffensif. Selon le docteur Bernfeld, son état ne justifiait toutefois pas d’internement. 
En fait, l’origine du mal remontait très loin en arrière, à une époque où la folie des hommes avait atteint son paroxysme. 
En 1942, la jeune Sarah avait vu disparaître les membres de sa famille et ses meilleures amies, Irène et Anna Finkelstein, raflés par la police française puis dirigés vers le camp de Drancy avant d’être déportés. Aucun d’eux n’est jamais revenu de Birkenau. 
Elle-même avait été prise en charge par des Justes puis était entrée dans la Résistance. Capturée et déportée à son tour en 1944 à Auschwitz, elle avait survécu jusqu’à l’arrivée des troupes russes en janvier 1945. Elle pesait alors 28 kilos. 
Des décennies plus tard, la chambre d’amis est prête, et Sarah, retournée dans sa lointaine adolescence, attend. 
Elle attend les sœurs Finkelstein. Aujourd’hui, demain, dans un an, dans dix, elles viendront. Sarah le sait. Sarah attend.
Pas de mezouzah sur la porte des Himmelfarb au troisième étage : ils sont résolument athées. Père informaticien, mère infirmière, ils disposent des meilleurs revenus de l’immeuble. 
Ces deux-là vivent dans la crainte d’un retour du fascisme et de l’antisémitisme. Voire du terrorisme anti-juif. 
À cet égard, l’attentat commis en 1982 contre le restaurant de Jo Goldenberg lorsqu’ils étaient enfants reste gravé de manière indélébile dans leur mémoire, et l’attentat de l’hyper-casher en 2015 n’a fait que raviver leurs craintes. 
Pour parer à toute éventualité, ils ont encouragé leurs quatre filles à choisir des professions « expatriables » en cas de menace politique ou idéologique : informaticien, médecin ou… musicien. 
C’est pourquoi l’aînée joue du piano, la cadette du violon, la troisième de la flûte et la dernière du violoncelle. Il va sans dire que les Himmelfarb éprouvent le plus profond dédain pour les Choukroun et leurs manières exubérantes. « Ces séfarades, tous des frimeurs ! »
Le quatrième étage comporte deux petits appartements dont les portes s’ouvrent face à face sur le palier.
À gauche vit le couple Verdier-Sénéchal. L’un est barman dans un pub anglais, l’autre manucure dans un salon pour vieilles peaux friquées. Rien de bien extraordinaire. 
À ce détail près que le premier s’appelle Paul et sa copine… Antoine. Abonnés à Têtu, sympathiques, et homos jusqu’à la moelle ! 
Deux de perdus pour la gent féminine. Dommage pour ces dames car ils sont plutôt beaux gosses.
De l’autre côté du palier, Aymeric et Clara Donnadieu attendent. Comme Sarah Weissbrot. Mais leurs sœurs Finkelstein n’ont jamais eu d’apparence humaine. Elles se nomment « Succès » et « Notoriété ». 
Un succès et une notoriété qui les fuient depuis le début de leur carrière théâtrale, ce qui les contraint à vivre – plutôt chichement – de figurations occasionnelles, de médiocres doublages et de rôles insignifiants dans la publicité et le cinéma d’entreprise. 
Intermittents du spectacle, ils ont par la force des choses des loisirs ; permanents du cœur, ils en ont fait don à plusieurs associations humanitaires : membres de Clowns sans frontières, ils parcourent le monde de la misère morale, jouant ici dans la boue d’un camp de réfugiés et là sur les décombres d’un village. Avec, pour seul salaire, le sourire retrouvé d’une gamine indonésienne ou le regard émerveillé d’un bambin haïtien.
Reste, tout en haut de l’ultime volée d’escalier, le cinquième et dernier étage. Il comporte, outre les greniers des Choukroun et des Himmelfarb, deux petits logements mansardés.
Le premier, orienté au nord, est loué par Sarah Weissbrot à Adam Labrosse. Un garçon dont l’intelligence tranche avec l’insondable stupidité de ses parents. On a tous connu un Jean Bonnaud ou un Pierre Pons. Labrosse Adam manquait à l’appel. 
Il habite rue des Rosiers dans un cagibi mansardé où s’empilent des dizaines de bouquins et d’objets hétéroclites. Adam Labrosse est ethnologue, pique-assiette, animateur de radio FM, gigolo, critique de cinéma, écrivain public et photographe. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Selon son humeur. Selon les opportunités. Selon l’état de ses finances.
Le second, de l’autre côté d’un no man’s land de tomettes ébréchées, est lui aussi occupé par deux locataires de Sarah Weissbrot, deux jeunes filles récemment montées d’Auvergne travailler dans une grande compagnie d’assurances : Antoinette Védrines et Marion Astruc. 
Leur logement comporte deux pièces, chacune éclairée par une véronique. D’un côté, une cuisine-salle de bains-WC-placard à balais. De l’autre, une salle à manger-salon-chambre à coucher-vestibule. L’ensemble est à peine plus grand qu’une table de ping-pong. 
Il va de soi que cette exiguïté nécessite quelques règles de conduite. À commencer par l’interdiction absolue d’utiliser les toilettes dans la demi-heure précédant les repas. Même noyées sous la brise marine du Cap Horn ou les senteurs de pin des Landes en aérosols, il est des fragrances qui cohabitent mal avec les arômes culinaires ! 
Qu’à cela ne tienne, il s’agit là d’un détail quand on a vingt ans et que l’on découvre la capitale.
Retour dans la rue. Deux garçons coiffés de la kippa se sont arrêtés devant l’échoppe de Nikos, sourire aux lèvres. 
« Et l’histoire des trois commerçants, tu la connais ? » demande le premier à son compagnon avant d’enchaîner : « Trois boutiques de fringues sont juxtaposées sur le trottoir d’une rue marchande. Celle de gauche appartient à un goy nommé Dupond, celle de droite à un autre goy nommé Durand ; quant à celle du milieu, elle appartient à Lévy. 
En cette période de crise, les affaires sont dures : Dupond, la mort dans l’âme, se résout à afficher une remise de 20 % sur tout son stock. Durand est obligé de suivre : il annonce un rabais de 30 %. 
À ton avis, que fait Lévy ? » Mutisme du compagnon et réponse amusée de son ami : « Élémentaire, Schmock**, il placarde un grand panneau au-dessus de sa porte : Entrée principale des magasins ! »…

* Commission chargée par le Beth Din (tribunal religieux) de délivrer aux commerces alimentaires le document certifiant que les produits vendus sont garantis cachers.
** Couillon, crétin, en yiddish. En général très péjoratif, ce mot est aussi utilisé de façon moqueuse entre copains. Autre signification de ce mot : pénis !
*** Un immeuble qui pourrait exister (et avec lui ses habitants, en l’occurrence purement imaginaires) si son emplacement n’était occupé par le débouché de la rue des Écouffes.

Source Cent Papier
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