Un rituel triste et familier marque la fin de chaque année civile : la publication des rapports sur l’ampleur et l’acuité de la pauvreté en Israël. Depuis plus de dix ans, c’est toujours la même histoire : un enfant sur trois et une personne sur cinq vivent dans la misère et le changement tarde à venir. Les trois principaux rapports sur la pauvreté sont ceux établis par la Caisse d’assurance nationale (ou Bitouah leumi, l’équivalent de la Caisse d’allocations familiales), l’ONG Latet et le Conseil national pour l’enfance. Ils révèlent l’étendue de la pauvreté en Israël, et, dans une certaine mesure, quelles en sont les causes. Ils indiquent également quelques moyens simples pour y remédier.
Selon la Caisse d’assurance nationale, 1,75 million d’Israéliens vivent en dessous du seuil de pauvreté – soit près d’une personne sur cinq, dont 860 000 enfants, c’est-à-dire un enfant sur trois. Le seuil de pauvreté correspond à la moitié du revenu familial moyen après impôt, ou 2 820 shekels par mois pour les particuliers, 4 513 shekels pour les couples, mesuré en taux de change de pouvoir d’achat, et 8 500 shekels pour une famille de cinq. De nombreux ménages défavorisés comptent au moins deux personnes qui travaillent.
Une image encore plus sombre émerge du rapport alternatif sur la pauvreté de Latet (donner en hébreu), une importante ONG qui vient en aide aux personnes démunies. Le rapport examine la réalité quotidienne des personnes souffrant de la faim que Latet et d’autres organisations nourrissent, habillent et soutiennent. Quelque 40 % de ceux qu’ils aident ont des emplois et touchent un salaire – une forte hausse au cours des cinq dernières années. Près de la moitié des personnes interrogées déclarent que leurs enfants passent des journées entières sans manger. Une personne sur cinq souffre de diabète, en partie parce que la majorité de leurs calories proviennent de glucides bon marché. Le pain est la nourriture principale de trois enfants sur huit. Le rapport de Latet affirme également qu’une famille sur quatre bénéficiant de l’aide sociale compte deux personnes dans la vie active.
Enfin, Itzhak Kadman, président du Conseil national de l’enfance, note dans son rapport annuel que, ces 30 dernières années, le nombre d’enfants vivant dans la pauvreté s’est multiplié par cinq. Lorsque le Dr Kadman a présenté son rapport au président Shimon Peres, ce dernier a réagi par une déclaration particulièrement chargée d’émotion. Lui dont les propos sont généralement calmes et mesurés, a laissé sourdre des accents de colère dans sa voix. Déplorant la gravité inacceptable de la faim chez les enfants, il exige des actes concrets.
L’immobilisme des élus
Dans ce morne contexte, apparaissent les fausses affirmations des dirigeants et officiels du gouvernement, dont le travail consiste précisément à lutter contre la pauvreté. Yossi Silman, le directeur général du ministère des Affaires sociales, affirme :« Il n’y a pas d’enfants qui souffrent de la faim en Israël ». Et le ministre des Finances, Yaïr Lapid, de répéter à plusieurs reprises, en 2013, que « la seule façon de lutter contre la pauvreté est de transformer la culture de l’assistanat en culture du travail ».
Lapid, cependant, ignore allègrement les faits : dans de nombreuses familles défavorisées, les deux parents ont un emploi ; le taux de chômage de 6,1 % en Israël est à son niveau le plus bas depuis 30 ans ; enfin, Israël consacre seulement un sixième de son produit intérieur brut aux services sociaux, par rapport à un cinquième en moyenne dans les pays développés de l’OCDE.
Selon Latet, 83 % de ceux qui vivent des allocations préféreraient travailler, même s’ils ne gagnent pas plus que le montant des prestations sociales dont ils bénéficient actuellement. La proportion de personnes nécessiteuses qui travaillent a doublé en dix ans.
Il y a une dizaine d’années à peine, Yaïr Lapid, alors journaliste vedette et chouchou des médias, visitait le quartier pauvre de Tsahal dans la ville de Safed. Il décrit alors de façon éloquente ce qu’il voit pour le site de Latet : les appartements en ruine, les enfants aux mains calleuses à force de travail physique, les portes que l’on ne ferme pas à clé, car « il n’y a rien à voler l’intérieur ».
Lapid est devenu riche et puissant depuis – mais a perdu de sa popularité. Un récent sondage du Jerusalem Post montre que sur 23 ministres, il affiche le score le plus bas en termes d’« efficacité dans le travail ». Il lui serait sans doute utile de revoir Safed et ses quartiers les plus pauvres, et de réfléchir à deux fois avant de réduire à nouveau les allocations familiales, comme il l’a fait en 2013.
L’ampleur et la persistance de la pauvreté sont un fléau social qu’Israël partage avec l’Amérique. Le président américain Barack Obama a déclaré, dans un discours important, à Washington le 3 décembre, qu’il allait faire de l’ascension sociale, de la réduction des inégalités de richesse et de la distribution des revenus « l’objectif principal » de la fin de son mandat présidentiel. Et de souligner qu’aujourd’hui aux Etats-Unis, « 10 % des personnes aux revenus les plus élevés perçoivent la moitié de tous les revenus nationaux, contre seulement un tiers en 1979 ».
L’étonnante pauvreté d’Israël
En juin dernier, The New Yorker publiait un article de Ruth Margalit sous le titre « L’étonnante pauvreté d’Israël ». La journaliste y observait qu’ « Israël a un pourcentage plus élevé de personnes défavorisées que le Mexique, la Turquie ou des pays criblés de dettes comme l’Espagne et la Grèce ». Des nations où le taux de chômage se monte à 27 % en moyenne, soit quatre fois plus qu’en Israël.
D’ailleurs, les choquantes données israéliennes ne rendent même pas compte de la totalité du problème. Une enquête du Bureau central de la statistique montre ainsi que 31 % des Israéliens sont proches du seuil de la pauvreté et risquent donc d’y sombrer. Dans l’Union européenne, la moyenne comparable est de la moitié, soit 17 %. Il suffit qu’une seule personne du ménage perde son emploi ou tombe malade pour que cela se produise. Lorsque plus de la moitié du pays est pauvre ou craint de le devenir, la situation devient intolérable et ne peut être ignorée.
Certains prétendent que comme le seuil de pauvreté est en constante évolution par rapport au revenu moyen, la définition même de la pauvreté perpétue cette situation. C’est faux. En théorie, tout le monde devrait pouvoir accéder à un revenu net d’au moins 55 % du salaire médian et échapper ainsi au dénuement. C’est le cas pour la majorité en Scandinavie.
« Vous aurez toujours des pauvres parmi vous », nous dit la Torah. Les sages interprètent ce verset comme faisant allusion à la mobilité sociale : certains pauvres s’enrichiront et certains riches s’appauvriront, faisant écho à une prière de Yom Kippour. Ils ne disent pas que nous devrions accepter la pauvreté comme une fatalité. Ce n’en est pas une.
Pourquoi y a-t-il autant de personnes démunies ? Tous, pauvres et riches, s’accordent au moins sur ce point. Selon Latet, plus de 70 % des personnes interrogées attribuent cela à deux causes essentielles : allocations inadéquates et salaires trop bas. Seule une personne prospère sur sept pense que les pauvres le sont parce qu’ils ont choisi de l’être. Une majorité écrasante se déclare favorable à l’augmentation des prestations destinées aux personnes défavorisées.
Pourquoi alors le gouvernement et le ministre des Finances font-ils exactement le contraire, tout en revoyant le budget de la défense à la hausse au même temps ? Cela reste un mystère ! Les sondages montrent que la majorité des Israéliens estiment que la lutte contre la pauvreté est plus importante que la défense nationale. La logique veut en effet qu’une société divisée, avec les riches d’un côté et les pauvres de l’autre, soit bien plus menacée par les dissensions internes que par des ennemis extérieurs.
En décembre dernier, le gouvernement a accordé une rallonge supplémentaire de cinq milliards de shekels au budget de la défense pour 2014, après un minimum de débat, et ce malgré les données officielles sur la pauvreté.
Des salaires (beaucoup) trop bas
Selon Meirav Arlosoroff du quotidien Haaretz, moins de 20 % des employés du secteur privé avec un revenu de 5 000 shekels ou en dessous sont syndiqués, contre seulement la moitié des travailleurs du secteur public avec un revenu équivalent.
La plupart sont des employés dits « sous contrat », sans avantages sociaux ou droits à la retraite. Faute de syndicats pour défendre leurs droits, les travailleurs au bas de l’échelle sont condamnés.
Et la Histadrout, l’organisation nationale du travail, a jusqu’ici représenté principalement les membres du syndicat les plus durs, qui occupent des emplois bien rémunérés dans les ports, l’électricité et la production d’eau, précisément ceux qui sont loin d’être pauvres. Un effort important doit être réalisé pour syndiquer les travailleurs les moins bien payés dans des secteurs comme le nettoyage et la sécurité.
D’après la Caisse d’assurance nationale, plus d’un travailleur sur dix est payé en dessous du salaire minimum. Pour enrayer la pauvreté, le salaire minimum devrait être significativement augmenté. Le salaire minimum horaire actuel est en effet très bas : 23,12 shekels de l’heure. Les employeurs vont sans doute pousser de hauts cris et avancer que l’augmentation du salaire minimum aura pour conséquence l’accroissement du chômage. Mais ce ne sera pas le cas.
Il y a 23 ans, lors de la récession américaine de 1990-91, le New Jersey a augmenté son salaire minimum de 4,25 dollars à 5,05 dollars de l’heure, tandis que la Pennsylvanie voisine ne touchait pas au sien. Deux chercheurs de l’université de Princeton, Alan B. Krueger et David Card, ont vu cela comme une expérience naturelle pour tenter de savoir si les salaires minimums plus élevés entraînent une plus faible demande de main-d’œuvre.
Card et Krueger ont enquêté auprès des fast-foods situés le long de la frontière entre le New Jersey et la Pennsylvanie à deux reprises, sur une période de 11 mois, pour suivre l’évolution du nombre d’employés.
En économie, il est une théorie admise qui affirme que, lorsque le travail devient plus cher, on achète moins. Mais à leur grande surprise, il n’y a pas eu de changement dans le nombre d’employés dans les restaurants du New Jersey par rapport à ceux de Pennsylvanie. Le coût du travail à bas salaire a augmenté, mais la demande est restée la même. Et pourquoi ? Les employeurs avaient tout simplement besoin de la main-d’œuvre à bas salaire et n’ont pas eu d’alternative.
Israël devrait également prendre exemple sur la Scandinavie, où les systèmes d’imposition et de transferts sociaux farouchement progressistes atténuent la misère. Dans les années 1990, la Finlande avait un pourcentage plus élevé de personnes sous le seuil de pauvreté qu’Israël. Mais une politique sociale déterminée a permis de réduire la pauvreté à seulement 4 % de la population.
Vers une économie du tiers-monde
Si nous désespérons de voir le ministère des Finances de Lapid prendre des mesures efficaces pour lutter contre ce fléau, peut-être y a-t-il un espoir du côté de la Banque d’Israël.
La nouvelle Gouverneuse Karnit Flug a fait de ce thème un de ses principaux axes de recherche. Dans un article de 2003 publié dans la Revue économique d’Israël, elle et sa collègue Nitsa Kasir (Kaliner) constatent que « le système éducatif est la clé pour résoudre le problème de la pauvreté à long terme ».
Israël, le pays des start-up, est le leader incontesté, sous de nombreux aspects, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Mais il se classe 26e sur 60 nations compétitives au niveau mondial de la productivité (de la production par heure), et 58e sur le plan du taux de croissance de la productivité. Une faible productivité engendre de bas salaires, et donc, pour beaucoup, mène à la pauvreté.
Le gouvernement doit revenir sur sa décision extrêmement préjudiciable de fermer les écoles secondaires professionnelles et les rouvrir sans tarder. L’Allemagne utilise ces écoles comme la base de sa fabrication de précision, ce qui génère le plus grand excédent d’exportation dans le monde. Les travailleurs capables d’acquérir de hautes qualifications peuvent aspirer à un salaire élevé. Nous devons créer des voies supplémentaires pour permettre aux ouvriers d’obtenir des compétences qui les aident à sortir de la pauvreté.
Sur un autre aspect essentiel, la formation de capital brut en pourcentage du PIB, Israël se classe seulement au 93e rang sur 150 pays. Pas étonnant que les travailleurs soient improductifs, si les bénéfices des sociétés ne sont pas investis dans la technologie et des équipements modernes.
Seul un travailleur sur onze en Israël travaille dans l’industrie high-tech. Le dynamisme innovateur et l’esprit d’entreprise dans le domaine des hautes technologies doivent être répartis plus largement à toute l’économie, y compris les secteurs non technologiques. Le monde du high-tech doit prendre une part de responsabilité dans la lutte contre la pauvreté, plutôt que de se voiler la face.
Pour le professeur Dan Ben-David de l’université de Tel-Aviv, le principal problème est qu’une grande partie des Israéliens est privée des outils qui permettent de travailler dans une société moderne. « A ce train-là, nous nous dirigeons tout droit vers une économie du tiers-monde », a-t-il récemment déclaré au New-Yorker.
En fait, devant l’étendue du problème, il se peut que nous y soyons déjà.
La pire forme de violence
Le Premier ministre Binyamin Netanyahou ne cesse de réclamer que les Palestiniens reconnaissent Israël comme un Etat juif. Peut-être devrions-nous d’abord créer un véritable Etat juif. Un Etat juif fidèle à ses valeurs juives ne tolérerait jamais qu’une pauvreté aussi catastrophique frappe le cinquième de sa population et un tiers de ses enfants.
Et que l’on ne vienne pas nous dire que les plus démunis se trouvent parmi les ultraorthodoxes et la population arabe ! Ne sont-ils pas eux aussi des citoyens à part entière ?
« La pauvreté est la pire forme de violence », déclarait l’ancien leader indien Mahatma Gandhi. La violence est le fait de nuire délibérément à autrui. La plupart des Israéliens condamnent la violence sous toutes ses formes. L’idée ne leur viendrait même pas à l’esprit de lever la main pour faire du mal à qui que ce soit.
Pourtant, la plupart d’entre nous restons silencieux, apathiques et indifférents face à la pire violence : la pauvreté abyssale et tout ce qu’elle implique.
La pauvreté laisse des marques profondes chez tous ceux qui vivent dans le dénuement, en particulier les enfants. Pourtant, la litanie annuelle des discours politiques qui dénoncent ce fléau de notre société cesse aussi vite qu’elle a commencé, et nous sombrons de nouveau dans la passivité. Pour paraphraser Edmund Burke, pour que la pauvreté triomphe, il suffit que les personnes de bonne volonté ne fassent rien.
Source JerusalemPost