L’altiste israélien Amihai Grosz et le pianiste Sunwook Kim nous convient à un troublant récital, sorte de voyage dont l’on ne sort pas indemne, par le fil, ténu mais réel, tendu entre les trois partitions (Pártos, Schubert, Chostakovitch). Les deux artistes nous livrent une réalisation entre spleen intemporel et devoir de mémoire.........Détails........
Amihai Grosz, remarquable altiste israélien, élève de Tabea Zimmermann et de Heim Taub, membre fondateur dès ses seize ans du quatuor à cordes de Jérusalem (qu’il a quitté depuis), est aujourd’hui premier soliste au sein du pupitre des Berliner Philharmoniker, et mène notamment au sein de la capitale allemande une intense activité de chambriste.
Il joue d’un superbe instrument de 1570 signé Gaspar da Salo, issu d’une collection privée, d’une homogénéité timbrique saisissante et d’un grain de son chatoyant et mordoré, en particulier dans le registre médium.
Une vraie splendeur mise élégamment en valeur par les micros de Franck Jaffrès : les moindres intentions du jeu d’archet et les pizzicati les plus ténus nous sont restitués, au prix, vu le jeu très physique de Grosz, de bruits respiratoires un peu envahissants, comme capté par un « micro de narine ».
Sunwook Kim premier prix au concours Clara Haskil 2005 et au concours de Leeds 2006 se révèle un partenaire idéal, merveilleusement analytique et sourcilleux face au moindre détail de phrasé ou de nuance des partitions (l’exorde de l’Arpeggione, articulée comme rarement), sans jamais perdre par la foison du détail, le sens de la grande forme ou de la ligne mélodique. Le pianiste réalise la parfaite balance entre discrétion et engagement, raison et sentiment : l’on songe face à l’immanente oralité du jeu d’Amihai Grosz, à un véritable pianiste-complice de liederabend.
La Sonate pour alto et piano op. 147 – centre de gravité, dans tous les sens du terme, de ce disque – constitue le véritable chant du cygne du compositeur russe. Au fil de ces trois mouvements elle est ne renie pas l’argument autobiographique : le moderato doit se lire « comme une nouvelle », selon Fiodor Droujine, créateur de cet opus posthume, et renvoie, à la juvénile Suite pour deux pianos op. 6, dédiée à son père alors récemment décédé ; l’allegretto central sardonique se souvient d’un projet d’opéra inachevé d’après les Joueurs de Gogol.
Mais l’œuvre culmine en son énigmatique et poignant adagio final où l’évidente allusion à la Sonate au Clair de Lune de Beethoven se mute au gré de ses altérations en l’hauptrythmus du Concerto à la mémoire d’un Ange de Berg ou évoque la marche funèbre du Quatuor n° 15 à cordes du maître soviétique.
La mort n’est plus ainsi seulement poétiquement appréhendée mais musicalement vécue.
Cette grande demi-heure de musique figure au répertoire de la plupart des éminents altistes contemporains, mais par le truchement même des couplages discographiques elle peut prendre diverses significations au-delà de son parcours intrinsèque : terminus d’un panorama de l’alto en Russie (pour Gérard Caussé avec Brigitte Engerer, Mirare, ou Nobuko Imai avec Roland Pöntinen chez Bis, deux musts) « simple » couplage monographique avec comme complément une transcription à l’alto de l’antinomique Sonate pour violoncelle op. 40 (remarquable Pierre Lenert en compagnie d’Eliane Reyes chez Continuo Classics) ou encore parfum post-moderne d’agonie des idéaux en lambeaux du Monde soviétique (selon Antoine Tamestit avec Markus Hadulla chez Naïve, à rééditer), en réponse au concerto pour alto d’Alfred Schittke, stigmate térébrant de la déconfiture d’une Russie réduite à peau de chagrin.
Amniai Grosz admirablement soutenu par Sunwook Kim, dans des tempi d’une incroyable rectitude, tend lentement les ressorts dramatiques de l’action musicale : la colère contenue du moderato n’en est que plus véhémente quand elle éclate au grand jour au fil des tensions du développement, l’humour glaçant de l’allegretto central n’apporte qu’à peine un moment de détente, et le pathos très maîtrisé de l’adagio final construit pas à pas, sans jamais tomber dans l’expressionisme un peu outré d’Antoine Tamestit mène à une certaine crudité blafarde, où ce chant secret de quasi « outre-tombe » se mue en une bouleversante stèle in memoriam.
Du coup, l’ensemble du disque prend rétrospectivement un tout autre éclairage. Car précisément c’est là la signification du titre Yizkhor (en hébreu « qu’ils se souviennent »), prière recueillie pour ceux qui ont perdu leurs deux parents, et écrites en mémoire des six millions de victimes de la Shoah dès 1946 par l’altiste et compositeur israélien d’origine hongroise, Ödön Pártos. Cette œuvre sorte d’amplification variée autour de la « prière » initiale, timorée puis grandiose, justement émouvante, malgré un relatif académisme (la patte du maître Zoltan Kodaly y est nettement perceptible) sert de prélude à une magnifique vision minérale et décantée de la Sonate Arpeggione de Schubert, en parfait rapport avec le reste du programme.
On sait que Schubert composa l’œuvre pour mettre en valeur cette « guitare d’amour », instrument sans lendemain. Pourtant, postérieure par exemple au quatuor La jeune fille et la mort ou à l’Octuor, cette sonate au-delà de toute virtuosité anecdotique ou démonstrative – le premier couplet du final – , est avant tout une énième pérégrination de l’éternel Wanderer, et c’est un ce sens que nos interprètes nous la restitue : un voyage sans début ni fin, où le plus grand désarroi côtoie la consolation la plus inattendue sans jamais tomber – dans cette restitution à l’alto – dans l’exacerbation sophistiquée – tandems Caussé-Duchâble (à l’alto chez Warner, à rééditer) ou Rostropovitch – Britten (au violoncelle, Decca) – ni dans la désinvolture plus primesautière (chez Tamestit – Hadulla pour Naïve, ou chez Roland Pidoux avec Jean-Claude Pennetier (Harmonia Mundi – musique d’abord).
Ici, entre douleur intense (climax de l’Allegro moderato) et extase intemporelle (adagio, moment suspendu de grâce), par une maîtrise absolue des coups d’archets (mouvements extrêmes) comme d’un legato quasi-surnaturel (adagio), Amihai Grosz nous convie à un grand moment d’intimité au cœur du « mystère » schubertien, celui de l’inutile errance et du spleen face à un paradis à jamais perdu, face à une innocence pour toujours détruite. La complicité avec SunWook Kim tient du miracle au fil des mouvements et des climats changeants de l’œuvre.
Au dernier accord, l’enchaînement avec la sonate de Chostakovitch – qui ponctue le CD – est stupéfiant de naturel et révèle la profonde unité spirituelle des deux œuvres par delà cent cinquante ans d’histoire humaine et musicale.
En conclusion les artistes en parfaite communauté d’esprit, nous livrent une réalisation en tout point magistrale, à marquer d’une pierre blanche, donc chaudement recommandée.
Vous nous aimez, prouvez-le....