DIE ZEIT Comment allez-vous, monsieur Arlen ?
WALTER ARLEN : Il serait un peu exagéré qu’un homme de mon âge [il a fêté ses 100 ans le 31 juillet] dise : “Je vais très bien”. Je dirai donc : ça peut aller.
Monsieur Arlen, une vie de cent ans : vous êtes né à Vienne, vous avez fui à 18 ans pour les États-Unis, vous avez échappé à l’Holocauste. Après la guerre, vous êtes restés aux États-Unis, êtes devenu un critique musical réputé. Vous avez également composé. Quel est votre pays, les États-Unis ou l’Autriche ?
Mon pays ? Disons que je n’oublierai jamais ce que j’ai vu à Vienne, ce que j’ai vécu à Vienne.
Votre famille dirigeait le Warenhaus Leopold Dichter, un des plus grands magasins de Vienne…Mon grand-père l’avait fondé en 1890.
“Howard !”, lance Walter Arlen. Comme nous n’avons pas pu nous rendre aux États-Unis à cause de la fermeture des frontières [due à l’épidémie de Covid-19], nous nous téléphonons par FaceTime. Le portable est posé devant Arlen, c’est l’iPhone de Howard Myers, né en 1932, qui vit à ses côtés depuis plus de soixante ans.
Ils habitent une maison à Santa Monica [en Californie], à cinq minutes en voiture de la mer. Nous aurons en tout cinq entretiens avec Walter Arlen, de deux à trois heures chacun. “Howard, can you bring me the postcard, please ?” [“Howard, peux-tu m’apporter la carte postale, s’il te plaît ?”] Arlen montre à la caméra la carte postale du magasin.
C’était notre magasin, sur le Brunnenmarkt. C’était l’attraction du quartier. Il était ouvert de 8 heures du matin à 6 heures du soir. Nous avions 85 employés, il y avait 48 vitrines.
Vous vous rendez compte ? Il y avait deux étalagistes qui refaisaient les vitrines toutes les semaines. Il y avait toujours des passants qui se plantaient devant pour regarder nos produits.
Nous faisions tout : parfum, vaisselle, vêtements pour femme, vêtements pour homme, chaussures, tissu au mètre, jouets.
C’étaient les années 1920. À Vienne vivaient de grands esprits et des artistes comme Sigmund Freud, [l’écrivain] Karl Kraus, [le compositeur] Arnold Schönberg, [la photographe] Trude Fleischmann et [l’écrivain] Joseph Roth…
Vienne comptait à l’époque près de deux millions d’habitants, dont un peu moins de 200 000 Juifs. Ils ont marqué la vie intellectuelle de la ville. Il y avait tellement d’écrivains, de peintres, de metteurs en scène juifs. Et de musiciens. Des musiciens !
Comment êtes-vous venus à la musique ?
Mon grand-père avait fait installer une sono ultramoderne pour l’époque. Installée dans une pièce à l’arrière du magasin, Mademoiselle Mizzi passait la journée à mettre des disques sur un gramophone.
C’était en général des chansons à succès. J’aimais bien chanter sur les disques. (Il se met à chanter : “Wenn die letzte Blaue [geht]…” [Quand part le dernier bleu…])
Vous la connaissez encore ?
Le début seulement. Le “dernier bleu”, c’est comme ça qu’on appelait le dernier tram. Un jour, j’avais peut-être 4 ou 5 ans, les employés m’ont installé sur un comptoir et demandé de chanter. Alors j’ai chanté. Les clients étaient plantés là, captivés.
Quand mon grand-père l’a appris, il m’a envoyé chez [le musicologue] Otto Erich Deutsch, le célèbre spécialiste de Schubert, qui a constaté que j’avais l’oreille absolue.
Votre famille a-t-elle cultivé votre don ?
J’ai eu des cours de piano. Mais la professeure était une catastrophe. C’était une vieille fille très sévère. Elle me donnait des devoirs et elle me grondait quand je n’avais pas assez travaillé.
Je devais écrire cent fois : je dois travailler davantage. Parfois elle me faisait mettre à genoux sur un sac de pois secs. C’était un mauvais départ pour ma carrière musicale.
Comment avez-vous commencé à composer ?
Quand j’étais en CM2, Paul Hamburger était dans ma classe. Il a connu le succès à Londres par la suite en tant que pianiste. Ma vie a fondamentalement changé avec son arrivée.
Comment cela ?
Nous allions tout le temps à l’opéra, toujours tous les deux, au poulailler, les places les moins chères, nous ne voyions rien mais nous entendions tout. En bas, c’étaient des pointures qui dirigeaient, Bruno Walter par exemple, un chef merveilleux, que j’ai pu par la suite rencontrer personnellement [aux États-Unis, où ce musicien juif d’origine allemande, passé par l’Autriche, s’est réfugié en 1939].
Chaque fois que nous sortions de l’opéra, Paul m’expliquait la musique. Il était intarissable. Il m’a tout appris.
Votre famille s’intéressait-elle à l’art ?
Beaucoup ! Mon père, par exemple, qui était un très bon père, était peintre. Il avait étudié auprès de Schiele.
Egon Schiele ?
Oui, tout à fait. Schiele donnait des cours de dessin à l’époque et mon père s’était inscrit. Mais en 1918, il y a cette grippe qui est arrivée à Vienne, la grippe espagnole. Et ça a été fini pour Schiele. Il y a eu un nombre incalculable de morts en plus de lui. Ça a été affreux.
Quelle place le judaïsme tenait-il dans votre famille ?
Nous allumions les bougies tous les vendredis, nous mangions casher. Mais nous n’étions pas orthodoxes.
Le 22 février 1938 – trois semaines avant l’entrée des nazis en Autriche – Sigmund Freud, qui exerçait à Vienne, a écrit à son fils : “Je ne crois pas que l’Autriche se laissera aller à tomber dans le nazisme.”
Avant l’arrivée des Allemands, aviez-vous déjà une idée de la terreur qui allait s’emparer de l’Autriche ?
Oui et cent fois oui ! Les croix gammées étaient interdites à Vienne avant l’arrivée de Hitler mais les nazis autrichiens les dissimulaient tout simplement sous leur revers.
En 1937, je suis allé en train avec ma tante Gretl faire du ski dans le Tyrol. Dès que le train est parti, tous les passagers de notre wagon ont sorti leur croix gammée. Le train entier était plein de nazis. Ç’a été un moment très très déplaisant. Heureusement, ils ne se sont pas aperçus que nous étions juifs.
Le vendredi 11 mars 1938, Adolf Hitler donne l’ordre aux troupes allemandes d’entrer en Autriche. Vous souvenez-vous de ce jour ?
Le matin, je suis allé à l’école tout à fait normalement. J’étais sur le point de passer mon bac. Le soir, toute la famille était attablée pour le dîner chez grand-père.
La radio était allumée. Peu avant 20 heures, il y a eu une déclaration de Kurt Schuschnigg, le chancelier. Il a dit que Hitler lui avait posé un ultimatum et qu’il devait démissionner de son poste de chancelier. Puis il a fait ses adieux au peuple autrichien. Ce jour-là a été mon dernier jour d’école et celui de notre dernier repas familial.
Source Afrique Actu Daily
Vous nous aimez, prouvez-le....