Dans son collimateur, l’hypocrisie du parti et son chantage à la résistance. Pour elle, la légitimité du mouvement terroriste chiite Hezbollah n’a cessé de décroître à mesure qu’il a conforté sa mainmise sur la politique interne du Liban.
« Qu’ils arrêtent de nous bassiner avec leurs sornettes. Soit ils s’opposent à la corruption et agissent en fonction, soit ils continuent de bloquer le pays en imposant leurs protégés. »
Celle qui se dit vidée de toute émotion donne une autre impression tant elle ponctue ses analyses politiques d’accès de colère qui sonnent comme un cri de révolte impossible à étouffer. Avec Nayla, chaque membre de l’establishment en prend pour son grade.
Mais personne ne fait plus l’objet de sa vindicte que Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. « La différence entre lui et les autres, c’est qu’il s’évertue à vouloir la jouer Monsieur Propre », fustige-t-elle.
Le discours prononcé par Hassan Nasrallah le 7 août lui reste en travers de la gorge. Bien sûr, les traditionnels mots de réconfort et de condoléances ont été adressés à la population, mais globalement, il lui est reproché une forme de distanciation, éloignée de l’esprit de deuil qui a imprégné son intervention du 5 janvier, au lendemain de l’assassinat de Kassem Soleimani, l’ancien commandant en chef de la Brigade al-Qods au sein des gardiens de la révolution iranienne.
Cette dissonance ne passe pas inaperçue et de nombreux pourfendeurs du Hezbollah s’en saisissent pour mieux souligner l’ordre des priorités privilégié selon eux par Hassan Nasrallah : l’Iran d’abord et le Liban peut attendre.
Un mème largement partagé sur les réseaux sociaux place côte à côte une capture d’écran du chef du parti refoulant ses larmes après la mort de Soleimani et une autre où il apparaît, sourire aux lèvres, après l’explosion de Beyrouth. Peu importe que la première émane en réalité de la commémoration de Achoura et qu’elle n’ait pas de lien avec l’opération américaine du début de l’année. Le mal est fait.
Y compris parmi les sympathisants du Hezbollah, on fait valoir une mauvaise gestion des relations publiques. « Le sayyed n’aurait pas dû rire durant son discours après l’explosion. C’est ce que l’on appelle une faute de com’ », confie Samir, un ex-combattant au sein de la faction chiite devenu aujourd’hui un partisan critique.
Depuis l’explosion, ce jeune homme de 29 ans participe au quotidien à diverses initiatives de solidarité qui viennent en aide aux sinistrés. Comme Nayla, Samir a pris fait et cause pour le soulèvement populaire du 17 octobre. Mais contrairement à elle, il a cessé de battre le pavé lorsqu’il a senti que l’intifada allait dans un sens qui ne lui convenait pas.
« J’ai arrêté d’y aller quand les Forces libanaises ont fait main basse sur le mouvement », dit-il. « C’est eux qui bloquaient les routes. »
« Le sayyed ne ment pas »
Ce sentiment que la colère populaire pourrait profiter à d’autres partis fondamentalement hostiles au Hezbollah est très partagé au sein de la communauté chiite.
Au point qu’après être massivement descendu dans la rue aux premiers jours de l’intifada, les chiites s’en sont depuis largement tenus à l’écart — par peur des représailles ou par conviction politique —, des groupes minoritaires ayant même provoqué plusieurs escalades avec les contestataires en hurlant « chiaa (chiites), chiaa ».
La double explosion du 4 août ne devrait pas changer la donne. Bien au contraire. Elle risque d’agrandir le fossé entre la communauté chiite et le reste du Liban et de marginaliser un peu plus les voix dissonantes, pourtant nombreuses, au sein de celle-ci.
Et pour cause : une partie de la population libanaise tient le Hezbollah directement responsable de la double explosion qui a endeuillé Beyrouth. Bien qu’aucune information ne vienne pour l’instant confirmer l’hypothèse d’un lien entre le tragique événement et le parti chiite, ses détracteurs l’accusent de contrôler le port ou même d’être le « propriétaire » des tonnes de nitrate d’ammonium qui ont explosé.
La figure de Hassan Nasrallah est aujourd’hui mise à rude épreuve dans les rues de Beyrouth, au point que le sayyed n’a pas échappé au traitement de choc symboliquement administré par les manifestants à leurs dirigeants au cours du « Samedi de la colère », le 8 août dernier, à Beyrouth.
Comme pour ses alliés Nabih Berri et Michel Aoun, comme pour ses adversaires Saad Hariri, Walid Joumblatt et Samir Geagea, une figurine grandeur nature en carton à son effigie a été pendue sur la place publique.
À quelques centaines de mètres de là, les jeunes de Khandak el-Ghamik, un quartier également très touché par les explosions, se réunissaient pour marquer leurs distances vis-à-vis du mouvement de contestation et pour s’assurer que les deux groupes ne se rejoignent pas, notamment pour éviter les heurts.
Si le Hezbollah est sujet à de nombreuses critiques qui l’accusent de couvrir la corruption du système pour protéger ses alliés, voire de ne pas être lui-même épargné par cette plaie, la figure de Hassan Nasrallah reste sacralisée, autant de par sa stature religieuse que par la proximité dont il a su faire preuve dans les moments difficiles.
« Pendant la guerre de 2006, il y avait le sayyed qui, tous les jours, alors que les bombes pleuvaient, s’adressait aux gens, les réconfortait.
Personne ne peut remettre en question la relation qu’il a construit avec eux », confie Yara, 29 ans, employée dans une ONG à Beyrouth, émue, à l’évocation de ces souvenirs.
« Même si je suis politiquement contre le sayyed Hassan, s’il dit qu’il n’y a pas d’armes là-bas (au port, NDLR), il ne ment pas », affirme, de son côté, Mona, 36 ans, une jeune femme originaire de la Békaa et installée à Dahieh, dans la banlieue sud de la capitale.
« On choisira la Mouqawama »
L’intifada libanaise a fait sauter de nombreux tabous au sein de la rue chiite. Y compris parmi les partisans du Hezbollah, on n’hésite plus à critiquer l’action politique du parti et surtout ses alliances avec Amal et le CPL.
« Ce que je leur reproche avant tout aujourd’hui, c’est de marcher main dans la main avec le système en place.
Ils ont peur qu’en abandonnant Michel Aoun et Nabih Berry, cela donne une occasion à tous leurs opposants ici de les contrecarrer avec l’aide de leurs alliés internationaux », soutient Samir, pour qui « tant que Nabih Berry est là, impossible de lutter contre la corruption ».
En défendant le statu quo, le Hezbollah suscite la rancœur d’une partie de sa base sociale qui l’accuse de se porter garant d’un système corrompu responsable de son appauvrissement et, plus généralement, de la faillite économique du pays.
« Le système par lequel Nabih Berry et l’Iran distribuent de l’argent public à leurs partisans est terminé. Ceci a des implications politiques. Une nouvelle économie va émerger qui va affecter le statut de nombreux partis, dont Amal, et, dans une certaine mesure, le Hezbollah », estime Mohanad Hage Ali, spécialiste du Hezbollah au sein du Carnegie Middle East Center. Mona n’a pas de mots assez durs contre les deux principaux partis chiites qu’elle accuse d’avoir laissé la Békaa mourir pour mieux resserrer l’étau autour de la population.
« Je viens d’un village défavorisé tenu par des députés de Hezbollah. Ils n’ont rien fait pour nous.
Au moment des élections en 2018, sayyed Hassan Nasrallah a dit que le parti allait combattre la corruption. Ensuite, plus rien », dénonce cette jeune mère de famille pour qui le temps des tergiversations est révolu. « Ce sont tous, sans exception, des voleurs.
Le Hezbollah couvre la corruption d’Amal et en échange, Amal couvre ses armes. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre », poursuit-elle.
À l’instar du reste du Liban, la rue chiite est en demande de changements politiques profonds à plus forte raison depuis qu’elle est frappée, autant que les autres, par la crise économique.
Mais, malgré ce réquisitoire, il reste pour elle une ligne rouge principale, portée à la fois par des calculs géopolitiques et par des engagements idéologiques. Cette limite à ne pas franchir, c’est celle des armes du Hezbollah que les avocats du mouvement lient plus généralement au combat contre Israël. Or les explosions ont également ravivé le débat autour de la présence d’une milice armée et confessionnelle sur le territoire, dont les implications en dehors des frontières touchent toute la nation.
« Si vous nous demandez demain de choisir entre la Mouqawama (Résistance) et la fin de la corruption, on choisira la première. Entre bien boire et bien manger, d’un côté, et la menace israélienne, de l’autre, le choix est vite fait », lâche, tout de go, Yara.
Samir abonde : « Je suis vraiment en désaccord avec la politique intérieure du Hezb et je veux que ça change. Mais mes sentiments vont d’abord à la résistance et à ses combattants. Je les ai côtoyés et je sais à quel point leur cœur est pur », confie-t-il.
La stratégie du « nous contre le reste du Liban »
Les armes sont au centre d’une autre bataille, celle de la mémoire. Ceux qui ont vécu leur enfance sous l’occupation israélienne dans le Sud, ceux qui se souviennent encore des bombardements israéliens de 2006, ceux qui soutenaient la révolution à ses débuts pour les mêmes raisons qu’ils soutiennent le parti de Dieu, c’est-à-dire au nom d’une « révolte contre les oppresseurs », perçoivent dans l’arsenal du Hezbollah un outil d’émancipation. « L’occupation ne s’est pas terminée en 2000.
Il y a encore quelques localités dans le Sud qui sont concernées et nous devons aussi nous battre pour les frontières maritimes », défend Samir. « Mais la question des armes est bien plus profonde.
On aspire, d’une certaine manière, à la libération de la Palestine », dit-il, tout en reconnaissant que cette aspiration puisse paraître trop idéaliste aux yeux d’une partie des Libanais.
Face aux arguments qui minimisent les velléités hégémoniques israéliennes sur le Liban, Yara, elle, démarre au quart de tour. « Beaucoup de gens, dans ce pays, ne considèrent pas Israël comme un ennemi, et on les trouve dans toutes les confessions », regrette-t-elle. « En 2006, alors qu’Israël bombardait, ces gens dans certains quartiers se comportaient comme si de rien n’était », se désole la jeune femme.
Plutôt que de remettre en question le statu quo, le parti chiite, qui se veut pourtant d’essence révolutionnaire, préfère adopter la stratégie du « nous contre le reste du Liban » qui permet de faire bloc et d’étouffer toutes les critiques au sein de sa communauté.
Les armes sont présentées comme le dernier rempart permettant de protéger le peuple de la Résistance, autrement dit les chiites – historiquement marginalisés – des autres communautés qui veulent lui retirer son « unique » privilège. Le contexte politique, où la question du Hezbollah surplombe toutes les autres, favorise ce clivage.
« Alors que les accusations contre le Hezbollah ont pris de l’ampleur à Beyrouth et que le langage utilisé s’est tourné de plus en plus contre l’ensemble des chiites, le parti en a profité pour défendre l’idée qu’ils étaient attaqués, notamment dans le Sud », analyse Mohanad Hage Ali.
« Si ce langage confessionnel se renforce, il y aura alors un réalignement des chiites qui s’étaient écartés des partis traditionnels », poursuit-il. Le désir de changement est là. Mais il ne suffit pas à faire sauter le dernier tabou.
Source L'Orient le jour
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